Le Monde, France
26 avril 2014 samedi
Arménie : encore un effort, monsieur Erdogan !
En présentant pour la première fois, mercredi 23 avril, ses "
condoléances " aux victimes arméniennes des massacres de 1915, le
premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a accompli un geste
historique dont il ne faut pas minorer la portée.
Pour la première fois, à la veille du 99e anniversaire du
déclenchement du génocide, l'Etat turc reconnaît, par la voix de son
plus important responsable politique, l'existence d'un drame arménien,
et affirme compatir aux souffrances exprimées par les descendants de
victimes.
Ce faisant, il s'inscrit dans la continuité de timides mesures
symboliques prises par le gouvernement AKP (islamo-conservateur)
depuis son arrivée au pouvoir en 2002 et en rupture avec l'héritage
politique des kémalistes, farouchement opposés à toute forme de
reconnaissance de l'ampleur des tragédies qui ont marqué la fin de
l'Empire ottoman et la naissance de la Turquie moderne.
Mais ce pas en avant savamment calculé ne saurait, pour autant, être
considéré comme une reconnaissance, même voilée, du génocide de 1915.
En effet, il fait des Arméniens les victimes d'un crime sans coupables
: M. Erdogan a soigneusement évité de mentionner la responsabilité des
soldats ottomans dans les massacres, qui ont fait autour d'un million
de victimes. De même, le caractère spécifique de l'extermination,
pensée, organisée et mise en oeuvre au sommet de l'appareil d'Etat
turc, reste totalement absent du discours officiel.
Le négationnisme d'Etat institué par Mustafa Kemal, dès la création de
la République turque, continue à avoir valeur de dogme, et l'article
301 du code pénal, punissant de deux ans de prison ferme toute
atteinte à la " nation turque ", reste en vigueur, dans un pays qui
détient depuis des années le triste record du monde du nombre de
journalistes emprisonnés.
Les présidents Barack Obama et François Hollande ne s'y sont pas
trompés. Jeudi 24 avril, l'un et l'autre ont salué, respectivement,
une " étape positive " et une " évolution " notable d'Ankara. Sans
cesser, pour autant, d'appeler à une reconnaissance pleine et entière
du génocide.
La France n'ira pas plus loin : depuis l'annulation par le Conseil
constitutionnel de la loi du 22 décembre 2011 et malgré la promesse de
François Hollande de proposer un nouveau texte punissant la négation
du génocide, Paris semble avoir renoncé à la tentation de légiférer
sur un sujet qui a empoisonné pendant de longs mois les relations
franco-turques.
Par sa déclaration millimétrée, le premier ministre turc a
incontestablement réussi un " coup " tactique, atténuant la portée
diplomatique des demandes de reconnaissance émanant de la diaspora
arménienne et de nombreux pays occidentaux.
Reste qu'en admettant la réalité d'un drame nié pendant des décennies,
même sans reconnaître la moindre responsabilité de l'Etat, M. Erdogan
risque d'avoir donné de nouvelles armes aux opposants, intellectuels
et militants des droits de l'homme, qui oeuvrent pour que la Turquie
affronte enfin les zones d'ombre de son passé. De fait, il a offert
une légitimité nouvelle à ceux qui veulent poser sur la place
publique, à haute voix, la question de la responsabilité écrasante de
l'Etat turc dans le premier génocide du XXe siècle. Bon gré, mal gré,
la Turquie devra le reconnaître.
26 avril 2014 samedi
Arménie : encore un effort, monsieur Erdogan !
En présentant pour la première fois, mercredi 23 avril, ses "
condoléances " aux victimes arméniennes des massacres de 1915, le
premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a accompli un geste
historique dont il ne faut pas minorer la portée.
Pour la première fois, à la veille du 99e anniversaire du
déclenchement du génocide, l'Etat turc reconnaît, par la voix de son
plus important responsable politique, l'existence d'un drame arménien,
et affirme compatir aux souffrances exprimées par les descendants de
victimes.
Ce faisant, il s'inscrit dans la continuité de timides mesures
symboliques prises par le gouvernement AKP (islamo-conservateur)
depuis son arrivée au pouvoir en 2002 et en rupture avec l'héritage
politique des kémalistes, farouchement opposés à toute forme de
reconnaissance de l'ampleur des tragédies qui ont marqué la fin de
l'Empire ottoman et la naissance de la Turquie moderne.
Mais ce pas en avant savamment calculé ne saurait, pour autant, être
considéré comme une reconnaissance, même voilée, du génocide de 1915.
En effet, il fait des Arméniens les victimes d'un crime sans coupables
: M. Erdogan a soigneusement évité de mentionner la responsabilité des
soldats ottomans dans les massacres, qui ont fait autour d'un million
de victimes. De même, le caractère spécifique de l'extermination,
pensée, organisée et mise en oeuvre au sommet de l'appareil d'Etat
turc, reste totalement absent du discours officiel.
Le négationnisme d'Etat institué par Mustafa Kemal, dès la création de
la République turque, continue à avoir valeur de dogme, et l'article
301 du code pénal, punissant de deux ans de prison ferme toute
atteinte à la " nation turque ", reste en vigueur, dans un pays qui
détient depuis des années le triste record du monde du nombre de
journalistes emprisonnés.
Les présidents Barack Obama et François Hollande ne s'y sont pas
trompés. Jeudi 24 avril, l'un et l'autre ont salué, respectivement,
une " étape positive " et une " évolution " notable d'Ankara. Sans
cesser, pour autant, d'appeler à une reconnaissance pleine et entière
du génocide.
La France n'ira pas plus loin : depuis l'annulation par le Conseil
constitutionnel de la loi du 22 décembre 2011 et malgré la promesse de
François Hollande de proposer un nouveau texte punissant la négation
du génocide, Paris semble avoir renoncé à la tentation de légiférer
sur un sujet qui a empoisonné pendant de longs mois les relations
franco-turques.
Par sa déclaration millimétrée, le premier ministre turc a
incontestablement réussi un " coup " tactique, atténuant la portée
diplomatique des demandes de reconnaissance émanant de la diaspora
arménienne et de nombreux pays occidentaux.
Reste qu'en admettant la réalité d'un drame nié pendant des décennies,
même sans reconnaître la moindre responsabilité de l'Etat, M. Erdogan
risque d'avoir donné de nouvelles armes aux opposants, intellectuels
et militants des droits de l'homme, qui oeuvrent pour que la Turquie
affronte enfin les zones d'ombre de son passé. De fait, il a offert
une légitimité nouvelle à ceux qui veulent poser sur la place
publique, à haute voix, la question de la responsabilité écrasante de
l'Etat turc dans le premier génocide du XXe siècle. Bon gré, mal gré,
la Turquie devra le reconnaître.