REVUE DE PRESSE
Evaluer la part de l'héritage dans les mémoires de passés douloureux
par Boris Adjemian
Le dernier ouvrage de Christine Chivallon sur les traces de
l'esclavage1, qui s'appuie sur des recherches de terrain menées à la
Martinique depuis 2003, s'avère très stimulant pour la réflexion
qu'historiens et chercheurs en sciences sociales sont susceptibles de
développer autour de la dialectique du transmis et du construit dans
l'analyse de la mémoire au sein des sociétés contemporaines. C'est en
effet précisément la question du passage du souvenir, comme événement
remémoré, à la mémoire, comme construction collective, qui se trouve
posée au coeur de ce travail. En faisant l'hypothèse de l'existence,
selon ses termes, d'un > qui permettrait
d'expliquer les caractères spécifiques de la mémoire de l'esclavage
dans les sociétés caribéennes, l'ouvrage de Christine Chivallon prend
ainsi à bras le corps la question de la persistance des héritages2.
Or, cette question a donné lieu à de vives polémiques en France ces
dernières années, notamment après la sortie du livre La fracture
coloniale3, dont les auteurs entendaient reprendre le flambeau des
postcolonial studies en l'adaptant à la société française actuelle.
Les critiques ont reposé en particulier sur le fait que l'hypothèse
postcoloniale, du moins telle qu'elle était formulée dans cet ouvrage
collectif, présupposait la transmission d'un legs colonial et
d'imaginaires coloniaux - plus souvent dénoncés que démontrés - sans
tenir compte de la contingence des rapports sociaux, des contextes
socio-économiques, de l'influence des médias, etc.4, et finalement de
confiner à une sorte de nouveau culturalisme qui ne dirait pas son
nom. L'un des grands mérites du travail de Christine Chivallon est de
permettre une réflexion sur cette question controversée sans tomber
dans les facilités de l'explication par la survivance d'> en apesanteur qui modèleraient l'inconscient collectif, et en
faisant au contraire la démonstration que la question des > mérite d'être abordée de manière constructive, par des
recherches empiriques approfondies5.
2 L'enjeu scientifique dépasse ici largement celui des traces de la
colonisation ou de la mémoire de l'esclavage, car la place allouée Ã
l'effectivité des héritages culturels constitue plus généralement un
défi épistémologique aux chercheurs soucieux de restituer
l'historicité des phénomènes contemporains qu'ils analysent. De fait,
la part de tels héritages peut être invoquée dans une multitude de
situations contemporaines, notamment pour expliquer l'existence très
actuelle de la mémoire de passés douloureux, directement liée à des
épreuves collectives paroxystiques telles que la traite et
l'esclavage, les tentatives d'anéantissement, les départs forcés ou
les déportations, etc. Cette grille d'analyse qui suppose la
perpétuation ou la transmission de legs hérités du passé est d'autant
plus facilement convoquée qu'il s'agit d'étudier des populations dont
l'histoire est communément rattachée à l'existence d'une catastrophe
originelle.
3 Je m'autoriserai ici une brève digression, afin de mieux faire
cerner les enjeux scientifiques de ce questionnement, en évoquant mes
propres travaux sur la mémoire de l'immigration arménienne en
Éthiopie. Cette immigration a commencé à la fin du xixe siècle,
donnant naissance à une petite communauté de près de 1 200 personnes
dans les années 1930 qui a prospéré économiquement, s'est distinguée
par la proximité de nombreuses familles avec les souverains
éthiopiens, et qui s'est maintenue jusqu'à la révolution de 1974 et la
chute du régime impérial, événements qui ont précipité son déclin
démographique. C'est dans ce contexte que mes enquêtes de terrain, Ã
la fin des années 1990 et au début des années 2000, m'ont permis de
mettre au jour l'existence d'un Grand Récit de l'immigration
arménienne en Éthiopie qui faisait la part belle à la relation des
immigrants avec leur société d'accueil, vécue comme privilégiée et qui
s'incarnait de manière récurrente dans le leitmotiv de >,
btie en référence au pays d'accueil qui apparaissait comme un
homeland de substitution, le thème de l'enracinement exceptionnel et
de la proximité inégalée des Arméniens avec l'Éthiopie a longtemps été
préféré à ceux de l'exil, de l'arrachement au pays des ancêtres, ou
encore du génocide, alors que la majeure partie de la communauté,
venue en Éthiopie après la Grande Guerre, était bel et bien issue
d'une émigration forcée et brutale7. À l'intersection de ces travaux
et de ceux de Christine Chivallon sur l'esclavage se trouve donc la
question de l'incidence relative de la transmission des héritages et
de la contingence des contextes socio-historiques dans la construction
des mémoires collectives.
lire la suite...
http://nuevomundo.revues.org/67279
dimanche 12 octobre 2014,
Stéphane (c)armenews.com
Evaluer la part de l'héritage dans les mémoires de passés douloureux
par Boris Adjemian
Le dernier ouvrage de Christine Chivallon sur les traces de
l'esclavage1, qui s'appuie sur des recherches de terrain menées à la
Martinique depuis 2003, s'avère très stimulant pour la réflexion
qu'historiens et chercheurs en sciences sociales sont susceptibles de
développer autour de la dialectique du transmis et du construit dans
l'analyse de la mémoire au sein des sociétés contemporaines. C'est en
effet précisément la question du passage du souvenir, comme événement
remémoré, à la mémoire, comme construction collective, qui se trouve
posée au coeur de ce travail. En faisant l'hypothèse de l'existence,
selon ses termes, d'un > qui permettrait
d'expliquer les caractères spécifiques de la mémoire de l'esclavage
dans les sociétés caribéennes, l'ouvrage de Christine Chivallon prend
ainsi à bras le corps la question de la persistance des héritages2.
Or, cette question a donné lieu à de vives polémiques en France ces
dernières années, notamment après la sortie du livre La fracture
coloniale3, dont les auteurs entendaient reprendre le flambeau des
postcolonial studies en l'adaptant à la société française actuelle.
Les critiques ont reposé en particulier sur le fait que l'hypothèse
postcoloniale, du moins telle qu'elle était formulée dans cet ouvrage
collectif, présupposait la transmission d'un legs colonial et
d'imaginaires coloniaux - plus souvent dénoncés que démontrés - sans
tenir compte de la contingence des rapports sociaux, des contextes
socio-économiques, de l'influence des médias, etc.4, et finalement de
confiner à une sorte de nouveau culturalisme qui ne dirait pas son
nom. L'un des grands mérites du travail de Christine Chivallon est de
permettre une réflexion sur cette question controversée sans tomber
dans les facilités de l'explication par la survivance d'> en apesanteur qui modèleraient l'inconscient collectif, et en
faisant au contraire la démonstration que la question des > mérite d'être abordée de manière constructive, par des
recherches empiriques approfondies5.
2 L'enjeu scientifique dépasse ici largement celui des traces de la
colonisation ou de la mémoire de l'esclavage, car la place allouée Ã
l'effectivité des héritages culturels constitue plus généralement un
défi épistémologique aux chercheurs soucieux de restituer
l'historicité des phénomènes contemporains qu'ils analysent. De fait,
la part de tels héritages peut être invoquée dans une multitude de
situations contemporaines, notamment pour expliquer l'existence très
actuelle de la mémoire de passés douloureux, directement liée à des
épreuves collectives paroxystiques telles que la traite et
l'esclavage, les tentatives d'anéantissement, les départs forcés ou
les déportations, etc. Cette grille d'analyse qui suppose la
perpétuation ou la transmission de legs hérités du passé est d'autant
plus facilement convoquée qu'il s'agit d'étudier des populations dont
l'histoire est communément rattachée à l'existence d'une catastrophe
originelle.
3 Je m'autoriserai ici une brève digression, afin de mieux faire
cerner les enjeux scientifiques de ce questionnement, en évoquant mes
propres travaux sur la mémoire de l'immigration arménienne en
Éthiopie. Cette immigration a commencé à la fin du xixe siècle,
donnant naissance à une petite communauté de près de 1 200 personnes
dans les années 1930 qui a prospéré économiquement, s'est distinguée
par la proximité de nombreuses familles avec les souverains
éthiopiens, et qui s'est maintenue jusqu'à la révolution de 1974 et la
chute du régime impérial, événements qui ont précipité son déclin
démographique. C'est dans ce contexte que mes enquêtes de terrain, Ã
la fin des années 1990 et au début des années 2000, m'ont permis de
mettre au jour l'existence d'un Grand Récit de l'immigration
arménienne en Éthiopie qui faisait la part belle à la relation des
immigrants avec leur société d'accueil, vécue comme privilégiée et qui
s'incarnait de manière récurrente dans le leitmotiv de >,
btie en référence au pays d'accueil qui apparaissait comme un
homeland de substitution, le thème de l'enracinement exceptionnel et
de la proximité inégalée des Arméniens avec l'Éthiopie a longtemps été
préféré à ceux de l'exil, de l'arrachement au pays des ancêtres, ou
encore du génocide, alors que la majeure partie de la communauté,
venue en Éthiopie après la Grande Guerre, était bel et bien issue
d'une émigration forcée et brutale7. À l'intersection de ces travaux
et de ceux de Christine Chivallon sur l'esclavage se trouve donc la
question de l'incidence relative de la transmission des héritages et
de la contingence des contextes socio-historiques dans la construction
des mémoires collectives.
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http://nuevomundo.revues.org/67279
dimanche 12 octobre 2014,
Stéphane (c)armenews.com