LA TURQUIE, ALLIéE DEVENUE INUTILE
Laurent Leylekian
Analyste politique
Publication: 20/10/2014 11h59 CEST Mis a jour: 20/10/2014 11h59 CEST
Dans une tribune récemment publiée par le Temps, Marie-Hélène
Miauton conclut son propos sur Kobané en écrivant "Avoir démasqué
l'ami turc sera sans doute le seul effet collatéral positif du chaos
qui règne au Proche-Orient". Peut-être est-ce effectivement le cas
pour les observateurs les plus extérieurs longuement abusés par la
très puissante politique de communication menée depuis de nombreuses
années par Ankara. Pour ceux qui suivent les affaires turques de plus
près en revanche, l'entreprise de dévoilement a fait long feu. Au
pire, il n'est besoin que de se souvenirdes câbles de Wikileaks pour
se faire une idée de l'appréciation peu flatteuse entretenue par
Washington, et sans doute par nombre de chancelleries occidentales,
au sujet de leur "allié" turc.
Ce qui est peut-être nouveau en revanche, c'est que les
développements en cours semblent attester d'une Turquie désormais
moins indispensable a la puissance américaine comme aux acteurs
locaux de la crise proche-orientale. Non pas qu'il y ait eu une
volonté claire d'écarter Ankara mais plutôt que, par sa position
intenable, l'Etat AKP se soit exclu de lui-même.
Lire aussi:
â~@¢ Avant Daech, la Turquie doit résoudre le problème kurde au
plus vite
â~@¢ Que fait la Turquie pour empêcher les jihadistes de l'Etat
islamique de prendre la ville syrienne kurde de Kobané?
â~@¢ Daech en Syrie et en Irak : La Turquie dément avoir autorisé les
Ã~Itats-Unis a utiliser ses bases pour lutter contre l'Ã~Itat islamique
Les Kurdes, vers l'Union sacrée
Deux initiatives spectaculaires sont récemment venues illustrer
ce changement. D'une part, Le Parlement d'Erbil représentant le
Kurdistan Autonome d'Irak vient de reconnaître les trois cantons
syriens d'un "Kurdistan occidental" autoproclamé, ceux de Qamishli /
Hassakeh, de Kobane bien sÃ"r, et même celui d'Afrin situé au nord
d'Alep. L'article premier de la résolution adoptée le 15 octobre
stipule que "le Parlement du Kurdistan soutient la volonté de la
Nation kurde du Kurdistan occidental pour toute décision qu'elle
prendrait quant a sa souveraineté.
Le Gouvernement régional du Kurdistan devrait établir des relations
officielles et légitimes avec ces cantons". Un message apparemment
bien recu de - sinon directement inspiré par - Massoud Barzani, le
Président du Gouvernement en question. Dans la foulée, celui-ci a
enterré la hache de guerre qu'il entretenait depuis longtemps avec
le Parti de l'unité démocratique (PYD) d'inspiration marxiste pour
déclarer avec Salih Muslim, le Président du PYD, que les Kurdes
d'Irak allaient désormais soutenir leurs frères syriens et même
qu'il enverrait "dans les 24 heures des armes a Kobané, parachutées
par avion si la Turquie refuse leur transit sur son territoire".
Certes, en fin politique, Barzani s'est bien garder de rompre tout
lien avec le régime turc. N'a-t-il pas quelques jours auparavant
rendu un hommage ambigu a la Turquieen soulignant néanmoins la
prééminence du rôle de l'Iran ? Selon des sources turques, Ankara
aurait ainsi fourni secrètement des armes aux peshmergas débordés
par l'offensive de l'Etat islamique. Des sources qui perdent néanmoins
en crédibilité en alléguant que la Turquie soignerait des militants
des forces d'autodéfense du PYD, et même du PKK. Quoi qu'il en
soit, il est difficile de ne pas voir dans la reconnaissance des
cantons syriens un acte de défiance vis-a-vis d'Ankara dont le clan
Barzani est réputé proche et avec lequel le Gouvernement Autonome
du Kurdistan entretient un très juteux trafic d'or noir.
Washington soutient désormais ouvertement le YPG
D'autre part, Erbil n'est certainement pas le seul acteur a avoir tiré
les conclusions de la duplicité turque sur l'affaire de Kobané. Selon
une dépêche Reuters, "des diplomates américains ont eu des contacts
directs sans précédent avec le principal parti kurde de Syrie,
dans le cadre des discussions sur l'élargissement de la coalition
mise sur pied pour combattre l'Etat islamique". Jennifer Psaki,
porte-parole du Département d'Etat a précisé que la rencontre
avait eu lieu a Paris et que "Washington n'en était "pas encore"
au stade d'envisager d'armer et de former les milices kurdes" et
qu'il s'agissait uniquement "d'une brève rencontre".
Il n'empêche, selon des sources plus orientales, des contacts
existeraient depuis plus de deux ans entre l'administration américaine
et le PKK. Des sources qui précisent que les tractations de Paris,
ce 12 octobre, ont réuni Salih Muslim lui-même et Daniel Rubinstein,
l'envoyé spécial du Département d'Etat pour la Syrie, et qu'elles
auraient portées sur "la mise en place d'une coordination militaire
entre les unités de protection du peuple (YPG) et la coalition
internationale contre le terrorisme".
Il faut croire que ces discussions sont allées bien plus loin que
ce que prétend Mme Psaki puisqu'on apprend ce lundi 20 octobre que
l'armée américaine a procédé dans la nuit a des largages d'armes
en provenance des Kurdes d'Irak aux résistants de Kobané. Au
grand dam d'Ankara: la veille même, Erdogan affirmait a nouveau
qu'il considérait l'YPG comme un groupe terroriste. Un retournement
d'alliance qui ne s'est certainement pas fait sans concession : Salih
Muslim jusqu'alors plutôt bienveillant vis-a-vis du régime de Damas
ne vient-il pas de déclarer que le régime d'Assad était désormais
"illégitime"?
Le crépuscule de la diplomatie turque ?
Mais l'essentiel n'est sans doute pas la. Pour la première fois
depuis longtemps, le régime turc semble n'être pas parvenu a
jouer de la position du territoire qu'il contrôle en Asie mineure
pour faire prévaloir ses options et ses vues. Une marginalisation
d'Ankara nouvelle et qui étonne de la part d'une diplomatie ayant
jusqu'a présent toujours réussi a faire passer la Turquie pour un
allié fiable et indispensable. L'avènement possible d'une Turquie
inutile n'est pas sans conséquence. Sur le plan intérieur, Il est
certain qu'un revers d'une telle ampleur affaiblit l'Etat AKP. Il y
a quelques jours, le chef du parti kémaliste, Kemal Kılıcdaroglu,
avait déja vu la l'occasion de redorer le blason de son parti défait
aux dernières présidentielle, en accusant le gouvernement de soutenir
l'Etat islamique. Il semblerait que depuis lors,la tension politique
ne fasse que s'accroître en Turquie. Sur le plan extérieur, la
Turquie inutile a été en quelques sortes actée par la communauté
internationale : En dépit d'un lobbying intensif, Ankara n'est pas
parvenu a se faire élire au Conseil de Sécurité de l'ONU, alors
que cela son élection semblait jouée quelques jours auparavant. Mis
en perspective des signes sans cesse croissants de réintégration de
l'Iran au sein de la communauté internationale, les évolutions en
cours pourraient annoncer un bouleversement géostratégique majeur
au Proche-Orient.
http://www.huffingtonpost.fr/laurent-leylekian/la-turquie-alliee-devenue-inutile_b_6013030.html
Laurent Leylekian
Analyste politique
Publication: 20/10/2014 11h59 CEST Mis a jour: 20/10/2014 11h59 CEST
Dans une tribune récemment publiée par le Temps, Marie-Hélène
Miauton conclut son propos sur Kobané en écrivant "Avoir démasqué
l'ami turc sera sans doute le seul effet collatéral positif du chaos
qui règne au Proche-Orient". Peut-être est-ce effectivement le cas
pour les observateurs les plus extérieurs longuement abusés par la
très puissante politique de communication menée depuis de nombreuses
années par Ankara. Pour ceux qui suivent les affaires turques de plus
près en revanche, l'entreprise de dévoilement a fait long feu. Au
pire, il n'est besoin que de se souvenirdes câbles de Wikileaks pour
se faire une idée de l'appréciation peu flatteuse entretenue par
Washington, et sans doute par nombre de chancelleries occidentales,
au sujet de leur "allié" turc.
Ce qui est peut-être nouveau en revanche, c'est que les
développements en cours semblent attester d'une Turquie désormais
moins indispensable a la puissance américaine comme aux acteurs
locaux de la crise proche-orientale. Non pas qu'il y ait eu une
volonté claire d'écarter Ankara mais plutôt que, par sa position
intenable, l'Etat AKP se soit exclu de lui-même.
Lire aussi:
â~@¢ Avant Daech, la Turquie doit résoudre le problème kurde au
plus vite
â~@¢ Que fait la Turquie pour empêcher les jihadistes de l'Etat
islamique de prendre la ville syrienne kurde de Kobané?
â~@¢ Daech en Syrie et en Irak : La Turquie dément avoir autorisé les
Ã~Itats-Unis a utiliser ses bases pour lutter contre l'Ã~Itat islamique
Les Kurdes, vers l'Union sacrée
Deux initiatives spectaculaires sont récemment venues illustrer
ce changement. D'une part, Le Parlement d'Erbil représentant le
Kurdistan Autonome d'Irak vient de reconnaître les trois cantons
syriens d'un "Kurdistan occidental" autoproclamé, ceux de Qamishli /
Hassakeh, de Kobane bien sÃ"r, et même celui d'Afrin situé au nord
d'Alep. L'article premier de la résolution adoptée le 15 octobre
stipule que "le Parlement du Kurdistan soutient la volonté de la
Nation kurde du Kurdistan occidental pour toute décision qu'elle
prendrait quant a sa souveraineté.
Le Gouvernement régional du Kurdistan devrait établir des relations
officielles et légitimes avec ces cantons". Un message apparemment
bien recu de - sinon directement inspiré par - Massoud Barzani, le
Président du Gouvernement en question. Dans la foulée, celui-ci a
enterré la hache de guerre qu'il entretenait depuis longtemps avec
le Parti de l'unité démocratique (PYD) d'inspiration marxiste pour
déclarer avec Salih Muslim, le Président du PYD, que les Kurdes
d'Irak allaient désormais soutenir leurs frères syriens et même
qu'il enverrait "dans les 24 heures des armes a Kobané, parachutées
par avion si la Turquie refuse leur transit sur son territoire".
Certes, en fin politique, Barzani s'est bien garder de rompre tout
lien avec le régime turc. N'a-t-il pas quelques jours auparavant
rendu un hommage ambigu a la Turquieen soulignant néanmoins la
prééminence du rôle de l'Iran ? Selon des sources turques, Ankara
aurait ainsi fourni secrètement des armes aux peshmergas débordés
par l'offensive de l'Etat islamique. Des sources qui perdent néanmoins
en crédibilité en alléguant que la Turquie soignerait des militants
des forces d'autodéfense du PYD, et même du PKK. Quoi qu'il en
soit, il est difficile de ne pas voir dans la reconnaissance des
cantons syriens un acte de défiance vis-a-vis d'Ankara dont le clan
Barzani est réputé proche et avec lequel le Gouvernement Autonome
du Kurdistan entretient un très juteux trafic d'or noir.
Washington soutient désormais ouvertement le YPG
D'autre part, Erbil n'est certainement pas le seul acteur a avoir tiré
les conclusions de la duplicité turque sur l'affaire de Kobané. Selon
une dépêche Reuters, "des diplomates américains ont eu des contacts
directs sans précédent avec le principal parti kurde de Syrie,
dans le cadre des discussions sur l'élargissement de la coalition
mise sur pied pour combattre l'Etat islamique". Jennifer Psaki,
porte-parole du Département d'Etat a précisé que la rencontre
avait eu lieu a Paris et que "Washington n'en était "pas encore"
au stade d'envisager d'armer et de former les milices kurdes" et
qu'il s'agissait uniquement "d'une brève rencontre".
Il n'empêche, selon des sources plus orientales, des contacts
existeraient depuis plus de deux ans entre l'administration américaine
et le PKK. Des sources qui précisent que les tractations de Paris,
ce 12 octobre, ont réuni Salih Muslim lui-même et Daniel Rubinstein,
l'envoyé spécial du Département d'Etat pour la Syrie, et qu'elles
auraient portées sur "la mise en place d'une coordination militaire
entre les unités de protection du peuple (YPG) et la coalition
internationale contre le terrorisme".
Il faut croire que ces discussions sont allées bien plus loin que
ce que prétend Mme Psaki puisqu'on apprend ce lundi 20 octobre que
l'armée américaine a procédé dans la nuit a des largages d'armes
en provenance des Kurdes d'Irak aux résistants de Kobané. Au
grand dam d'Ankara: la veille même, Erdogan affirmait a nouveau
qu'il considérait l'YPG comme un groupe terroriste. Un retournement
d'alliance qui ne s'est certainement pas fait sans concession : Salih
Muslim jusqu'alors plutôt bienveillant vis-a-vis du régime de Damas
ne vient-il pas de déclarer que le régime d'Assad était désormais
"illégitime"?
Le crépuscule de la diplomatie turque ?
Mais l'essentiel n'est sans doute pas la. Pour la première fois
depuis longtemps, le régime turc semble n'être pas parvenu a
jouer de la position du territoire qu'il contrôle en Asie mineure
pour faire prévaloir ses options et ses vues. Une marginalisation
d'Ankara nouvelle et qui étonne de la part d'une diplomatie ayant
jusqu'a présent toujours réussi a faire passer la Turquie pour un
allié fiable et indispensable. L'avènement possible d'une Turquie
inutile n'est pas sans conséquence. Sur le plan intérieur, Il est
certain qu'un revers d'une telle ampleur affaiblit l'Etat AKP. Il y
a quelques jours, le chef du parti kémaliste, Kemal Kılıcdaroglu,
avait déja vu la l'occasion de redorer le blason de son parti défait
aux dernières présidentielle, en accusant le gouvernement de soutenir
l'Etat islamique. Il semblerait que depuis lors,la tension politique
ne fasse que s'accroître en Turquie. Sur le plan extérieur, la
Turquie inutile a été en quelques sortes actée par la communauté
internationale : En dépit d'un lobbying intensif, Ankara n'est pas
parvenu a se faire élire au Conseil de Sécurité de l'ONU, alors
que cela son élection semblait jouée quelques jours auparavant. Mis
en perspective des signes sans cesse croissants de réintégration de
l'Iran au sein de la communauté internationale, les évolutions en
cours pourraient annoncer un bouleversement géostratégique majeur
au Proche-Orient.
http://www.huffingtonpost.fr/laurent-leylekian/la-turquie-alliee-devenue-inutile_b_6013030.html