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L'héritage de la langue turque chez les Arméniens de diaspora

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    L'héritage de la langue turque chez les Arméniens de diaspora

    mercredi 15 octobre 2014

    L'identité arménienne et turque aujourd'hui

    Point de vue de la diaspora


    L'héritage de la langue turque chez les Arméniens de diaspora

    Jennifer Manoukian

    Traductrice et universitaire américaine

    Jennifer Manoukian rappelle ici la longue relation que les Arméniens
    ont entretenue avec la langue turque. Une relation de quatre siècles
    et qui, contrairement aux idées reçues, perdure - inconsciemment ou
    pas - au sein des descendants des premières générations de la diaspora
    arménienne établies aux quatre coins du monde. Selon la traductrice et
    universitaire, essayer d'éliminer toutes traces du turc dans la langue
    arménienne pratiquée au quotidien reviendrait à ignorer une part de
    l'histoire du peuple arménien.

    Nous étions assis, le Turc et l'Arménienne, Ã des tables voisines dans
    un centre universitaire du New Jersey. Dos à dos. J'ai levé les yeux
    du livre que je lisais afin de me concentrer sur la voix derrière moi.
    Le glissement des voyelles de la langue turque sonne toujours
    familier, en une fraction de seconde qu'il faut à mon cerveau pour
    reconnaître la langue inconnue. Tandis que l'homme criait dans son
    téléphone portable, inconscient de la présence d'un aspirant espion Ã
    proximité de lui, un élan de reconnaissance me faisait sursauter
    chaque fois que je réussissais à attraper un hiç ou un hemen. Ces mots
    étaient aussi, après tout, une partie de ma langue.

    Il s'agissait de la rencontre microcosmique entre deux nations
    notoirement divisées ; une non-conversation, Ã travers une poignée de
    mots qui nous appartiennent à tous les deux. C'était une rencontre
    ancrée dans un autre temps, un autre monde lointain. Un temps avant le
    nationalisme ethnolinguistiques qui a conduit les Arméniens et les
    Turcs à se retirer dans leurs langues et à se fortifier les uns contre
    les autres. Avant que le peuple turc ne détienne les droits exclusifs
    sur la langue turque, et avant que le peuple arménien ne sente un
    malaise viscéral envers la plupart des choses turques.

    Cette scène rappelle la relation intime que les Arméniens ottomans
    eurent autrefois avec la langue turque. Bien que cette relation s'est
    tendue il y a près d'un siècle lorsque la plupart de la communauté a
    été poussée dans la diaspora, il reste parmi un grand nombre de
    descendants de cette communauté une affection teintée de réticence
    pour la langue qui résonne encore aujourd'hui dans les coins les plus
    reculés de la diaspora arménienne.

    Le turc : une langue des Arméniens ottomans

    Comment la relation entre un peuple et leur langue impériale peut être
    présentée de bonne foi comme une histoire d'amour transnationale et
    multi-générationnelle ? D'autres contextes impériaux soulignent
    l'invraisemblance frappante de ce scénario. La tendance des puissances
    impériales à utiliser un langage afin d'enfoncer leurs griffes plus
    profondément dans les esprits des colonisés, les dépouiller de leur
    identité culturelle, et resserrer leur emprise sur le territoire
    qu'ils vouent au pillage pourrait provoquer un froncement de sourcil
    devant la métaphore. Mais il y a une distinction à faire entre la
    relation d'un Algérien au français, celle d'un Indien à l'anglais, et
    celle d'un Arménien ottoman au turc.

    La première distinction concerne l'exposition généralisée de la
    communauté arménienne à la langue turque pendant la période ottomane.
    Les Arméniens ottomans ' urbains et ruraux, élite et non-élite '
    existaient dans une société où le turc était la lingua franca dans
    leurs villes et villages. La langue n'était pas, comme ce fut le cas
    dans d'autres contextes impériaux, parlée uniquement par la minorité
    au pouvoir et leurs collaborateurs. Au contraire, le turc était la
    langue dominante ' du palais au marché ' et a imprégné tous les
    aspects de la vie publique. La communauté arménienne a été, par
    conséquent, contrainte, Ã des degrés divers, d'assimiler le turc pour
    fonctionner dans la société qui l'entourait.

    La relation des Arméniens ottomans au turc a également été aggravée
    par la longueur du temps qu'il a mis à se développer. On ne peut pas
    affirmer que la présence de la langue impériale n'est qu'un point
    quelconque sur la chronologie d'une nation, ni qu'elle ne pénètre à un
    seul niveau de l'élite de la société. Le turc était omniprésent
    pendant quatre siècles, non seulement formellement dans la
    bureaucratie, mais aussi de manière informelle dans les interactions
    cross-confessionnelles dans les villes et villages multilingues
    d'Anatolie.

    Mais c'est un résultat distinct de la prédominance séculaire de la
    langue turque qui établit la relation arménienne ottomane avec la
    langue turque en dehors des cas d'autres peuples colonisés.
    Naturellement, la présence durable du turc et sa centralité dans la
    vie publique ont conduit de nombreux Arméniens ottomans à glisser des
    mots turcs dans leurs conversations en arménien. Mais au 19ème siècle,
    il existait de grandes communautés d'Arméniens à travers l'Anatolie
    avec peu de connaissance de la langue arménienne. Centrés
    principalement en Cilicie, à Yozgat, et à Ankara, ces Arméniens
    ottomans parlaient exclusivement le turc et l'avaient appris en tant
    que langue maternelle.

    La langue turque aurait d'abord été perçue comme la langue de la
    domination impériale, mais au cours des générations, elle est devenue
    la seule que de nombreux Arméniens ottomans connaissait. Elle était la
    langue dans laquelle ils aimaient, pleuraient, plaisantaient, se
    battaient. En d'autres termes, le turc est devenue une langue qui
    appartenait autant aux Arméniens qu'Ã n'importe qui.

    Le turc dans d'autres alphabets

    Dans la période ottomane, la religion était le déterminant suprême de
    l'appartenance nationale. Si la religion a pris le pas sur la langue,
    cela signifie que, tant que les Arméniens turcophones étaient
    identifiés comme chrétiens, ils étaient encore considérés comme
    faisant partie de la communauté arménienne. Ce phénomène n'est
    certainement pas unique pour les Arméniens ottomans. Jusqu'Ã la montée
    triomphante du nationalisme ethnolinguistique dans les premières
    décennies du 20èmesiècle, le turc est une langue largement débarrassée
    des contraintes de la religion et de l'ethnicité. Le turc comme
    langage ottoman peut être vu de façon frappante dans les cultures
    d'impression des communautés non-musulmanes de l'Empire.

    Il s'agissait de groupes qui connaissaient les lettres, mais pas la
    langue de leurs liturgies. Pour la communauté karamanlide grecque
    orthodoxe, il y a des exemples de turc écrit dans l'alphabet grec.
    Pour un certain sous-ensemble de la communauté juive, il y a des
    textes écrits en alphabet hébreu, ainsi que des documents en langue
    turque écrits en alphabet syriaque pour la communauté assyrienne de
    langue turque.

    Mais de loin le plus imposant est le corpus en langue turc de romans,
    de traductions, de journaux, de textes religieux, de dictionnaires et
    de manuels écrits en alphabet arménien pour la communauté arménienne
    de langue turque de l'Empire ottoman. En l'espace de deux cents ans,
    plus d'une centaine de périodiques et deux mille livres ont été
    publiés dans ce qui est devenu connu sous le nom d'arméno-turc.

    La majeure partie de ces matériaux arméno-turcs a été publiée dans les
    dernières décennies de l'Empire ottoman, ce qui suggère une communauté
    arménienne turcophone particulièrement robuste à la veille du génocide
    arménien. Sachant que la grande majorité des survivants de cette
    période ' quelle que soit la langue qu'elle parlait ' fuira en exil,
    une question épineuse émerge : qu'est-il advenu de la langue turque
    dans les premières années de la diaspora arménienne une fois qu'on
    s'attendait à ce que les communautés arméniennes de langue turque
    d'Anatolie se dissolvent dans la plus grande communauté arménophone ?
    Comment l'utilisation du turc par les Arméniens de la diaspora
    post-génocide a été comprise une fois avoir pris une nouvelle
    dimension en tant que langue du meurtrier ?

    Les tentatives pour parvenir à la cohésion nationale au lendemain du
    génocide se sont centrées essentiellement sur la langue. Dans les
    écoles et les orphelinats arméniens du Proche-Orient, un accent
    particulier avait été mis sur l'exécration du turc et la maîtrise de
    l'arménien comme un moyen de favoriser une renaissance nationale au
    sein de la fraction de la communauté arménienne survivante. Alors que
    les attitudes linguistiques des enfants pourraient être cultivées en
    faveur de l'arménien, une vie à réviser le turc n'était pas facile Ã
    oublier pour la génération de leurs parents et grands-parents. Comme
    la langue et l'origine ethnique sont devenues de plus en plus
    intimement liées à la diaspora arménienne, les enfants sont devenus
    une partie d'un système national qui avait du mal à donner du sens Ã
    l'existence de leurs parents turcophones gés.

    L'exclusion de turc du système national a créé deux sphères régies par
    deux langues ; c'est cette division public/privé qui est au cÅ`ur de la
    relation qu'entretient la diaspora arménienne avec le turc
    aujourd'hui. Dans les premières années de la diaspora au
    Proche-Orient, en Europe et dans les Amériques, trois langues sont en
    contact permanent : l'arménien standard de la vie scolaire et
    communautaire ; le dialecte turc ou l'arménien de la vie familiale ;
    et la langue du pays d'accueil. Cette dernière couche mise de côté,
    l'arménien a été privilégié en tant que langue de la diaspora, tandis
    que le turc a été poussé derrière des portes fermées et maintenu en
    privé. La poursuite des publications arméno-turques dans des endroits
    comme New York, Boston et Buenos Aires dans les années 1960 montre
    que, malgré la poussée de l'homogénéité linguistique, il y avait une
    réticence à abandonner le turc en faveur de l'arménien au sein de la
    dernière génération d'Arméniens nés dans l'Empire ottoman.

    Cette utilisation continue du turc dans les premières années de la
    diaspora contribue à expliquer la manière apparemment paradoxale dont
    la diaspora arménienne se relie aujourd'hui à la Turquie. La
    transmission de la langue turque de la génération survivante à la
    première génération née dans la diaspora a produit des enfants Ã
    cheval sur les deux langues. Dans cette génération, il y a des
    Arméniens qui cachent une excellente maîtrise de la langue turque,
    grce aux conversations qu'ils avaient entendues entre leurs parents
    qui voulaient utiliser le turc pour essayer de parler en privé mais
    devant leurs enfants ; grce aux histoires de Nasrettin Hodja qu'on
    leur a raconté ; et grce à la pratique qu'ils ont obtenue en
    transcrivant des messages turcs en caractères arméniens pour des
    parents turcophones qui n'avaient jamais appris à écrire.

    Le turc fossilisé

    Après près d'un siècle, la diaspora arménienne vit toujours avec les
    fragments linguistiques de son passé ottoman. Le turc était
    certainement à son plus fort parmi les Arméniens dans les premières
    années de la diaspora, mais en aucun cas les deuxième, troisième, ou
    quatrième générations n'ont perdu complètement le contact avec la
    langue. Le turc est fermement implanté dans la langue familière de
    l'arménien occidental parlé parmi les descendants des Arméniens
    ottomans ; chez les familles de langue arménienne comme de langue
    turque, mélanger du turc dans la conversation est encore tellement
    banal que c'est un grand compliment qu'être connu comme parlant un
    arménienmakour (épurée en arménien).

    Les mots et expressions turques sont si profondément intégrés dans la
    langue de la vie quotidienne de la famille qu'il faut souvent une
    classe de langue arménienne pour révéler les origines turques de
    quelques-uns des mots les plus fréquemment utilisés. Dans les salles
    de classe à travers la diaspora, les étudiants apprennent qu'ils ne
    sont pas les seuls à appeler leur grand-père dédé, ou à dire haydépour
    obtenir de leurs amis de se déplacer ou sousse pour les amener à se
    taire. Ils ne sont pas les seuls à nommer une aubergine patlıcan, Ã
    verser le café dans un fincan, ou en exprimant leur incrédulité avec
    un babam soupirant. Certains équivalents arméniens de ces mots
    existent, mais beaucoup les trouvent guindés ou conçus
    artificiellement par rapport aux mots turcs liés à la chaleur de
    l'enfance.

    Les sentiments à propos du turc dans la diaspora arménienne varient
    cependant considérablement. La colère devant la négation persistante
    du génocide par le gouvernement turc a conduit certains à se méfier de
    tout ce qui est turc, y compris la langue. Cette attitude, cependant,
    est une réaction à l'injustice que la langue turque en est venue Ã
    représenter au cours du dernier siècle. La relation entre le peuple
    turc et arménien existait bien avant le génocide arménien. Voir le
    turc comme un polluant et essayer d'éliminer toutes les traces de
    cette langue de l'arménien familier c'est ignorer la lignée historique
    du peuple arménien.

    Des siècles de proximité avec la langue turque ne peuvent pas être
    facilement annulés. De nombreux Arméniens de la diaspora portent ces
    liens historiques dans leurs noms, allant de la pratique : Boyadjian
    (fils d'un peintre), Terzian (fils d'un tailleur), Kouyoumdjian (fils
    d'un bijoutier), à la perplexité (Altıparmakian (fils de quelqu'un
    avec six doigts), Dilsisian (fils de quelqu'un sans langue), Devedjian
    (fils du chamelier), Tchurukdichian (fils de dents pourries).

    De nombreux Arméniens portent également ces liens dans la
    prononciation des mots turcs qu'ils ont retenus. Le fait d'avoir été
    éloigné de la langue lors des réformes linguistiques du début de la
    République turque rend possible l'existence d'une forme fossilisée du
    turc de l'ère ottomane qui n'existe pas en Turquie, mais dans les
    maisons à travers la diaspora arménienne. Depuis que le contact avec
    le turc a éclaté après le génocide, la langue a été gelée en 1915 et a
    été transmise sous cette forme désuète aux générations suivantes. En
    conséquence, les Arméniens à travers la diaspora, qui ont hérité du
    turc plutôt que de l'avoir étudié, ont tendance à prononcer des mots
    comme lokhumou çocukh comme des paysans anatoliens d'un autre ge.

    Des liens peuvent également être vus dans la façon dont les Arméniens
    de la diaspora se sont approprié le turc et ont créé avec lui. Par
    exemple, dans le cas du mot turc zevzek (bêtise), le mot est prélevé
    et soumis aux règles de formation du nom arménien pour émerger sous
    une forme hybride comme zevzekutiun. Ce phénomène peut également être
    vu avec le suffixe arménien diminutif « ig », créant des mots comme
    djanig du mot djan. En revanche, les mots arméniens peuvent également
    être soumis aux règles de la grammaire turque pour inventer des
    expressions hybrides. Par exemple, dans l'expression arménienne
    familière tche me (n'est-ce pas?). Le participe interrogatif « me »
    turc est ajouté au mot arménien pour créer une question avec une forme
    grammaticale qui existe seulement en turc.

    Une suspension momentanée de la politique

    Le génocide arménien a dépossédé les Arméniens ottomans de presque
    tout, mais pas de leur langue. Dans les années qui ont suivies le
    génocide, les efforts visant à effacer des mots turcs et des
    expressions du langage courant n'ont pas triomphés dans la sphère
    domestique où le turc a perduré dans l'arménien familier occidental.

    Les politiques que le turc est venu à représenter après la chute de
    l'Empire ottoman, cependant, ont ajouté une certaine ambivalence Ã
    l'utilisation de la langue depuis les premières années de la diaspora
    arménienne. Alors que certains mots et expressions turcs peuvent
    réveiller des souvenirs heureux de famille, la position imposante de
    la négation du génocide arménien dans la culture arménienne de
    diaspora affecte la façon dont la langue turque est perçue dans la
    diaspora arménienne. En d'autres termes, l'association de la langue
    turque avec l'Etat turc et ses politiques empêchent certains de
    reconnaître la place indélébile du turc dans la vie des Arméniens
    ottomans et leurs descendants de la diaspora.

    Au milieu de l'ambivalence que génère le turc, il existe comme des
    éclairs de déconnexion momentanée entre la langue et la politique où
    les attitudes envers le turc des Arméniens avant 1915 - celles
    formées par la facilité d'expression plutôt que par la douleur que la
    langue a augmenté pour symboliser aujourd'hui - peuvent être vues. Ces
    attitudes de duel peuvent exister même chez un seul individu : chez un
    Arméno-américain qui boycotte les noisettes turques et se soulage avec
    des proverbes turcs que sa grand-mère lui récitait étant enfant ; chez
    un Français d'origine arménienne qui manifeste contre la négation du
    génocide toutes les 24 avril et roucoule pacha (ou pachasse, en
    remplaçant le suffixe turc par l'arménien) Ã ses enfants ; chez un
    Arméno-libanais qui s'insurge contre la destruction des sites du
    patrimoine culturel arménien ottoman en Anatolie avec les malédictions
    turques hautes en couleur toujours sur le bout de sa langue.

    La dimension privée de l'héritage du turc dans la diaspora arménienne,
    rend cette langue pratiquement invisible à ceux en dehors de la
    communauté arménienne, en particulier ceux qui, en Turquie, n'ont pas
    la moindre idée que le passé ottoman continue à respirer à travers le
    langage des Arméniens.

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