L'héritage de la langue turque chez les Arméniens de diaspora
mercredi 15 octobre 2014
L'identité arménienne et turque aujourd'hui
Point de vue de la diaspora
L'héritage de la langue turque chez les Arméniens de diaspora
Jennifer Manoukian
Traductrice et universitaire américaine
Jennifer Manoukian rappelle ici la longue relation que les Arméniens
ont entretenue avec la langue turque. Une relation de quatre siècles
et qui, contrairement aux idées reçues, perdure - inconsciemment ou
pas - au sein des descendants des premières générations de la diaspora
arménienne établies aux quatre coins du monde. Selon la traductrice et
universitaire, essayer d'éliminer toutes traces du turc dans la langue
arménienne pratiquée au quotidien reviendrait à ignorer une part de
l'histoire du peuple arménien.
Nous étions assis, le Turc et l'Arménienne, Ã des tables voisines dans
un centre universitaire du New Jersey. Dos à dos. J'ai levé les yeux
du livre que je lisais afin de me concentrer sur la voix derrière moi.
Le glissement des voyelles de la langue turque sonne toujours
familier, en une fraction de seconde qu'il faut à mon cerveau pour
reconnaître la langue inconnue. Tandis que l'homme criait dans son
téléphone portable, inconscient de la présence d'un aspirant espion Ã
proximité de lui, un élan de reconnaissance me faisait sursauter
chaque fois que je réussissais à attraper un hiç ou un hemen. Ces mots
étaient aussi, après tout, une partie de ma langue.
Il s'agissait de la rencontre microcosmique entre deux nations
notoirement divisées ; une non-conversation, Ã travers une poignée de
mots qui nous appartiennent à tous les deux. C'était une rencontre
ancrée dans un autre temps, un autre monde lointain. Un temps avant le
nationalisme ethnolinguistiques qui a conduit les Arméniens et les
Turcs à se retirer dans leurs langues et à se fortifier les uns contre
les autres. Avant que le peuple turc ne détienne les droits exclusifs
sur la langue turque, et avant que le peuple arménien ne sente un
malaise viscéral envers la plupart des choses turques.
Cette scène rappelle la relation intime que les Arméniens ottomans
eurent autrefois avec la langue turque. Bien que cette relation s'est
tendue il y a près d'un siècle lorsque la plupart de la communauté a
été poussée dans la diaspora, il reste parmi un grand nombre de
descendants de cette communauté une affection teintée de réticence
pour la langue qui résonne encore aujourd'hui dans les coins les plus
reculés de la diaspora arménienne.
Le turc : une langue des Arméniens ottomans
Comment la relation entre un peuple et leur langue impériale peut être
présentée de bonne foi comme une histoire d'amour transnationale et
multi-générationnelle ? D'autres contextes impériaux soulignent
l'invraisemblance frappante de ce scénario. La tendance des puissances
impériales à utiliser un langage afin d'enfoncer leurs griffes plus
profondément dans les esprits des colonisés, les dépouiller de leur
identité culturelle, et resserrer leur emprise sur le territoire
qu'ils vouent au pillage pourrait provoquer un froncement de sourcil
devant la métaphore. Mais il y a une distinction à faire entre la
relation d'un Algérien au français, celle d'un Indien à l'anglais, et
celle d'un Arménien ottoman au turc.
La première distinction concerne l'exposition généralisée de la
communauté arménienne à la langue turque pendant la période ottomane.
Les Arméniens ottomans ' urbains et ruraux, élite et non-élite '
existaient dans une société où le turc était la lingua franca dans
leurs villes et villages. La langue n'était pas, comme ce fut le cas
dans d'autres contextes impériaux, parlée uniquement par la minorité
au pouvoir et leurs collaborateurs. Au contraire, le turc était la
langue dominante ' du palais au marché ' et a imprégné tous les
aspects de la vie publique. La communauté arménienne a été, par
conséquent, contrainte, Ã des degrés divers, d'assimiler le turc pour
fonctionner dans la société qui l'entourait.
La relation des Arméniens ottomans au turc a également été aggravée
par la longueur du temps qu'il a mis à se développer. On ne peut pas
affirmer que la présence de la langue impériale n'est qu'un point
quelconque sur la chronologie d'une nation, ni qu'elle ne pénètre à un
seul niveau de l'élite de la société. Le turc était omniprésent
pendant quatre siècles, non seulement formellement dans la
bureaucratie, mais aussi de manière informelle dans les interactions
cross-confessionnelles dans les villes et villages multilingues
d'Anatolie.
Mais c'est un résultat distinct de la prédominance séculaire de la
langue turque qui établit la relation arménienne ottomane avec la
langue turque en dehors des cas d'autres peuples colonisés.
Naturellement, la présence durable du turc et sa centralité dans la
vie publique ont conduit de nombreux Arméniens ottomans à glisser des
mots turcs dans leurs conversations en arménien. Mais au 19ème siècle,
il existait de grandes communautés d'Arméniens à travers l'Anatolie
avec peu de connaissance de la langue arménienne. Centrés
principalement en Cilicie, à Yozgat, et à Ankara, ces Arméniens
ottomans parlaient exclusivement le turc et l'avaient appris en tant
que langue maternelle.
La langue turque aurait d'abord été perçue comme la langue de la
domination impériale, mais au cours des générations, elle est devenue
la seule que de nombreux Arméniens ottomans connaissait. Elle était la
langue dans laquelle ils aimaient, pleuraient, plaisantaient, se
battaient. En d'autres termes, le turc est devenue une langue qui
appartenait autant aux Arméniens qu'Ã n'importe qui.
Le turc dans d'autres alphabets
Dans la période ottomane, la religion était le déterminant suprême de
l'appartenance nationale. Si la religion a pris le pas sur la langue,
cela signifie que, tant que les Arméniens turcophones étaient
identifiés comme chrétiens, ils étaient encore considérés comme
faisant partie de la communauté arménienne. Ce phénomène n'est
certainement pas unique pour les Arméniens ottomans. Jusqu'Ã la montée
triomphante du nationalisme ethnolinguistique dans les premières
décennies du 20èmesiècle, le turc est une langue largement débarrassée
des contraintes de la religion et de l'ethnicité. Le turc comme
langage ottoman peut être vu de façon frappante dans les cultures
d'impression des communautés non-musulmanes de l'Empire.
Il s'agissait de groupes qui connaissaient les lettres, mais pas la
langue de leurs liturgies. Pour la communauté karamanlide grecque
orthodoxe, il y a des exemples de turc écrit dans l'alphabet grec.
Pour un certain sous-ensemble de la communauté juive, il y a des
textes écrits en alphabet hébreu, ainsi que des documents en langue
turque écrits en alphabet syriaque pour la communauté assyrienne de
langue turque.
Mais de loin le plus imposant est le corpus en langue turc de romans,
de traductions, de journaux, de textes religieux, de dictionnaires et
de manuels écrits en alphabet arménien pour la communauté arménienne
de langue turque de l'Empire ottoman. En l'espace de deux cents ans,
plus d'une centaine de périodiques et deux mille livres ont été
publiés dans ce qui est devenu connu sous le nom d'arméno-turc.
La majeure partie de ces matériaux arméno-turcs a été publiée dans les
dernières décennies de l'Empire ottoman, ce qui suggère une communauté
arménienne turcophone particulièrement robuste à la veille du génocide
arménien. Sachant que la grande majorité des survivants de cette
période ' quelle que soit la langue qu'elle parlait ' fuira en exil,
une question épineuse émerge : qu'est-il advenu de la langue turque
dans les premières années de la diaspora arménienne une fois qu'on
s'attendait à ce que les communautés arméniennes de langue turque
d'Anatolie se dissolvent dans la plus grande communauté arménophone ?
Comment l'utilisation du turc par les Arméniens de la diaspora
post-génocide a été comprise une fois avoir pris une nouvelle
dimension en tant que langue du meurtrier ?
Les tentatives pour parvenir à la cohésion nationale au lendemain du
génocide se sont centrées essentiellement sur la langue. Dans les
écoles et les orphelinats arméniens du Proche-Orient, un accent
particulier avait été mis sur l'exécration du turc et la maîtrise de
l'arménien comme un moyen de favoriser une renaissance nationale au
sein de la fraction de la communauté arménienne survivante. Alors que
les attitudes linguistiques des enfants pourraient être cultivées en
faveur de l'arménien, une vie à réviser le turc n'était pas facile Ã
oublier pour la génération de leurs parents et grands-parents. Comme
la langue et l'origine ethnique sont devenues de plus en plus
intimement liées à la diaspora arménienne, les enfants sont devenus
une partie d'un système national qui avait du mal à donner du sens Ã
l'existence de leurs parents turcophones gés.
L'exclusion de turc du système national a créé deux sphères régies par
deux langues ; c'est cette division public/privé qui est au cÅ`ur de la
relation qu'entretient la diaspora arménienne avec le turc
aujourd'hui. Dans les premières années de la diaspora au
Proche-Orient, en Europe et dans les Amériques, trois langues sont en
contact permanent : l'arménien standard de la vie scolaire et
communautaire ; le dialecte turc ou l'arménien de la vie familiale ;
et la langue du pays d'accueil. Cette dernière couche mise de côté,
l'arménien a été privilégié en tant que langue de la diaspora, tandis
que le turc a été poussé derrière des portes fermées et maintenu en
privé. La poursuite des publications arméno-turques dans des endroits
comme New York, Boston et Buenos Aires dans les années 1960 montre
que, malgré la poussée de l'homogénéité linguistique, il y avait une
réticence à abandonner le turc en faveur de l'arménien au sein de la
dernière génération d'Arméniens nés dans l'Empire ottoman.
Cette utilisation continue du turc dans les premières années de la
diaspora contribue à expliquer la manière apparemment paradoxale dont
la diaspora arménienne se relie aujourd'hui à la Turquie. La
transmission de la langue turque de la génération survivante à la
première génération née dans la diaspora a produit des enfants Ã
cheval sur les deux langues. Dans cette génération, il y a des
Arméniens qui cachent une excellente maîtrise de la langue turque,
grce aux conversations qu'ils avaient entendues entre leurs parents
qui voulaient utiliser le turc pour essayer de parler en privé mais
devant leurs enfants ; grce aux histoires de Nasrettin Hodja qu'on
leur a raconté ; et grce à la pratique qu'ils ont obtenue en
transcrivant des messages turcs en caractères arméniens pour des
parents turcophones qui n'avaient jamais appris à écrire.
Le turc fossilisé
Après près d'un siècle, la diaspora arménienne vit toujours avec les
fragments linguistiques de son passé ottoman. Le turc était
certainement à son plus fort parmi les Arméniens dans les premières
années de la diaspora, mais en aucun cas les deuxième, troisième, ou
quatrième générations n'ont perdu complètement le contact avec la
langue. Le turc est fermement implanté dans la langue familière de
l'arménien occidental parlé parmi les descendants des Arméniens
ottomans ; chez les familles de langue arménienne comme de langue
turque, mélanger du turc dans la conversation est encore tellement
banal que c'est un grand compliment qu'être connu comme parlant un
arménienmakour (épurée en arménien).
Les mots et expressions turques sont si profondément intégrés dans la
langue de la vie quotidienne de la famille qu'il faut souvent une
classe de langue arménienne pour révéler les origines turques de
quelques-uns des mots les plus fréquemment utilisés. Dans les salles
de classe à travers la diaspora, les étudiants apprennent qu'ils ne
sont pas les seuls à appeler leur grand-père dédé, ou à dire haydépour
obtenir de leurs amis de se déplacer ou sousse pour les amener à se
taire. Ils ne sont pas les seuls à nommer une aubergine patlıcan, Ã
verser le café dans un fincan, ou en exprimant leur incrédulité avec
un babam soupirant. Certains équivalents arméniens de ces mots
existent, mais beaucoup les trouvent guindés ou conçus
artificiellement par rapport aux mots turcs liés à la chaleur de
l'enfance.
Les sentiments à propos du turc dans la diaspora arménienne varient
cependant considérablement. La colère devant la négation persistante
du génocide par le gouvernement turc a conduit certains à se méfier de
tout ce qui est turc, y compris la langue. Cette attitude, cependant,
est une réaction à l'injustice que la langue turque en est venue Ã
représenter au cours du dernier siècle. La relation entre le peuple
turc et arménien existait bien avant le génocide arménien. Voir le
turc comme un polluant et essayer d'éliminer toutes les traces de
cette langue de l'arménien familier c'est ignorer la lignée historique
du peuple arménien.
Des siècles de proximité avec la langue turque ne peuvent pas être
facilement annulés. De nombreux Arméniens de la diaspora portent ces
liens historiques dans leurs noms, allant de la pratique : Boyadjian
(fils d'un peintre), Terzian (fils d'un tailleur), Kouyoumdjian (fils
d'un bijoutier), à la perplexité (Altıparmakian (fils de quelqu'un
avec six doigts), Dilsisian (fils de quelqu'un sans langue), Devedjian
(fils du chamelier), Tchurukdichian (fils de dents pourries).
De nombreux Arméniens portent également ces liens dans la
prononciation des mots turcs qu'ils ont retenus. Le fait d'avoir été
éloigné de la langue lors des réformes linguistiques du début de la
République turque rend possible l'existence d'une forme fossilisée du
turc de l'ère ottomane qui n'existe pas en Turquie, mais dans les
maisons à travers la diaspora arménienne. Depuis que le contact avec
le turc a éclaté après le génocide, la langue a été gelée en 1915 et a
été transmise sous cette forme désuète aux générations suivantes. En
conséquence, les Arméniens à travers la diaspora, qui ont hérité du
turc plutôt que de l'avoir étudié, ont tendance à prononcer des mots
comme lokhumou çocukh comme des paysans anatoliens d'un autre ge.
Des liens peuvent également être vus dans la façon dont les Arméniens
de la diaspora se sont approprié le turc et ont créé avec lui. Par
exemple, dans le cas du mot turc zevzek (bêtise), le mot est prélevé
et soumis aux règles de formation du nom arménien pour émerger sous
une forme hybride comme zevzekutiun. Ce phénomène peut également être
vu avec le suffixe arménien diminutif « ig », créant des mots comme
djanig du mot djan. En revanche, les mots arméniens peuvent également
être soumis aux règles de la grammaire turque pour inventer des
expressions hybrides. Par exemple, dans l'expression arménienne
familière tche me (n'est-ce pas?). Le participe interrogatif « me »
turc est ajouté au mot arménien pour créer une question avec une forme
grammaticale qui existe seulement en turc.
Une suspension momentanée de la politique
Le génocide arménien a dépossédé les Arméniens ottomans de presque
tout, mais pas de leur langue. Dans les années qui ont suivies le
génocide, les efforts visant à effacer des mots turcs et des
expressions du langage courant n'ont pas triomphés dans la sphère
domestique où le turc a perduré dans l'arménien familier occidental.
Les politiques que le turc est venu à représenter après la chute de
l'Empire ottoman, cependant, ont ajouté une certaine ambivalence Ã
l'utilisation de la langue depuis les premières années de la diaspora
arménienne. Alors que certains mots et expressions turcs peuvent
réveiller des souvenirs heureux de famille, la position imposante de
la négation du génocide arménien dans la culture arménienne de
diaspora affecte la façon dont la langue turque est perçue dans la
diaspora arménienne. En d'autres termes, l'association de la langue
turque avec l'Etat turc et ses politiques empêchent certains de
reconnaître la place indélébile du turc dans la vie des Arméniens
ottomans et leurs descendants de la diaspora.
Au milieu de l'ambivalence que génère le turc, il existe comme des
éclairs de déconnexion momentanée entre la langue et la politique où
les attitudes envers le turc des Arméniens avant 1915 - celles
formées par la facilité d'expression plutôt que par la douleur que la
langue a augmenté pour symboliser aujourd'hui - peuvent être vues. Ces
attitudes de duel peuvent exister même chez un seul individu : chez un
Arméno-américain qui boycotte les noisettes turques et se soulage avec
des proverbes turcs que sa grand-mère lui récitait étant enfant ; chez
un Français d'origine arménienne qui manifeste contre la négation du
génocide toutes les 24 avril et roucoule pacha (ou pachasse, en
remplaçant le suffixe turc par l'arménien) Ã ses enfants ; chez un
Arméno-libanais qui s'insurge contre la destruction des sites du
patrimoine culturel arménien ottoman en Anatolie avec les malédictions
turques hautes en couleur toujours sur le bout de sa langue.
La dimension privée de l'héritage du turc dans la diaspora arménienne,
rend cette langue pratiquement invisible à ceux en dehors de la
communauté arménienne, en particulier ceux qui, en Turquie, n'ont pas
la moindre idée que le passé ottoman continue à respirer à travers le
langage des Arméniens.
http://repairfuture.net/index.php/fr/l-identite-point-de-vue-de-la-diaspora-armenienne/l-heritage-de-la-langue-turque-chez-les-armeniens-de-diaspora
mercredi 15 octobre 2014
L'identité arménienne et turque aujourd'hui
Point de vue de la diaspora
L'héritage de la langue turque chez les Arméniens de diaspora
Jennifer Manoukian
Traductrice et universitaire américaine
Jennifer Manoukian rappelle ici la longue relation que les Arméniens
ont entretenue avec la langue turque. Une relation de quatre siècles
et qui, contrairement aux idées reçues, perdure - inconsciemment ou
pas - au sein des descendants des premières générations de la diaspora
arménienne établies aux quatre coins du monde. Selon la traductrice et
universitaire, essayer d'éliminer toutes traces du turc dans la langue
arménienne pratiquée au quotidien reviendrait à ignorer une part de
l'histoire du peuple arménien.
Nous étions assis, le Turc et l'Arménienne, Ã des tables voisines dans
un centre universitaire du New Jersey. Dos à dos. J'ai levé les yeux
du livre que je lisais afin de me concentrer sur la voix derrière moi.
Le glissement des voyelles de la langue turque sonne toujours
familier, en une fraction de seconde qu'il faut à mon cerveau pour
reconnaître la langue inconnue. Tandis que l'homme criait dans son
téléphone portable, inconscient de la présence d'un aspirant espion Ã
proximité de lui, un élan de reconnaissance me faisait sursauter
chaque fois que je réussissais à attraper un hiç ou un hemen. Ces mots
étaient aussi, après tout, une partie de ma langue.
Il s'agissait de la rencontre microcosmique entre deux nations
notoirement divisées ; une non-conversation, Ã travers une poignée de
mots qui nous appartiennent à tous les deux. C'était une rencontre
ancrée dans un autre temps, un autre monde lointain. Un temps avant le
nationalisme ethnolinguistiques qui a conduit les Arméniens et les
Turcs à se retirer dans leurs langues et à se fortifier les uns contre
les autres. Avant que le peuple turc ne détienne les droits exclusifs
sur la langue turque, et avant que le peuple arménien ne sente un
malaise viscéral envers la plupart des choses turques.
Cette scène rappelle la relation intime que les Arméniens ottomans
eurent autrefois avec la langue turque. Bien que cette relation s'est
tendue il y a près d'un siècle lorsque la plupart de la communauté a
été poussée dans la diaspora, il reste parmi un grand nombre de
descendants de cette communauté une affection teintée de réticence
pour la langue qui résonne encore aujourd'hui dans les coins les plus
reculés de la diaspora arménienne.
Le turc : une langue des Arméniens ottomans
Comment la relation entre un peuple et leur langue impériale peut être
présentée de bonne foi comme une histoire d'amour transnationale et
multi-générationnelle ? D'autres contextes impériaux soulignent
l'invraisemblance frappante de ce scénario. La tendance des puissances
impériales à utiliser un langage afin d'enfoncer leurs griffes plus
profondément dans les esprits des colonisés, les dépouiller de leur
identité culturelle, et resserrer leur emprise sur le territoire
qu'ils vouent au pillage pourrait provoquer un froncement de sourcil
devant la métaphore. Mais il y a une distinction à faire entre la
relation d'un Algérien au français, celle d'un Indien à l'anglais, et
celle d'un Arménien ottoman au turc.
La première distinction concerne l'exposition généralisée de la
communauté arménienne à la langue turque pendant la période ottomane.
Les Arméniens ottomans ' urbains et ruraux, élite et non-élite '
existaient dans une société où le turc était la lingua franca dans
leurs villes et villages. La langue n'était pas, comme ce fut le cas
dans d'autres contextes impériaux, parlée uniquement par la minorité
au pouvoir et leurs collaborateurs. Au contraire, le turc était la
langue dominante ' du palais au marché ' et a imprégné tous les
aspects de la vie publique. La communauté arménienne a été, par
conséquent, contrainte, Ã des degrés divers, d'assimiler le turc pour
fonctionner dans la société qui l'entourait.
La relation des Arméniens ottomans au turc a également été aggravée
par la longueur du temps qu'il a mis à se développer. On ne peut pas
affirmer que la présence de la langue impériale n'est qu'un point
quelconque sur la chronologie d'une nation, ni qu'elle ne pénètre à un
seul niveau de l'élite de la société. Le turc était omniprésent
pendant quatre siècles, non seulement formellement dans la
bureaucratie, mais aussi de manière informelle dans les interactions
cross-confessionnelles dans les villes et villages multilingues
d'Anatolie.
Mais c'est un résultat distinct de la prédominance séculaire de la
langue turque qui établit la relation arménienne ottomane avec la
langue turque en dehors des cas d'autres peuples colonisés.
Naturellement, la présence durable du turc et sa centralité dans la
vie publique ont conduit de nombreux Arméniens ottomans à glisser des
mots turcs dans leurs conversations en arménien. Mais au 19ème siècle,
il existait de grandes communautés d'Arméniens à travers l'Anatolie
avec peu de connaissance de la langue arménienne. Centrés
principalement en Cilicie, à Yozgat, et à Ankara, ces Arméniens
ottomans parlaient exclusivement le turc et l'avaient appris en tant
que langue maternelle.
La langue turque aurait d'abord été perçue comme la langue de la
domination impériale, mais au cours des générations, elle est devenue
la seule que de nombreux Arméniens ottomans connaissait. Elle était la
langue dans laquelle ils aimaient, pleuraient, plaisantaient, se
battaient. En d'autres termes, le turc est devenue une langue qui
appartenait autant aux Arméniens qu'Ã n'importe qui.
Le turc dans d'autres alphabets
Dans la période ottomane, la religion était le déterminant suprême de
l'appartenance nationale. Si la religion a pris le pas sur la langue,
cela signifie que, tant que les Arméniens turcophones étaient
identifiés comme chrétiens, ils étaient encore considérés comme
faisant partie de la communauté arménienne. Ce phénomène n'est
certainement pas unique pour les Arméniens ottomans. Jusqu'Ã la montée
triomphante du nationalisme ethnolinguistique dans les premières
décennies du 20èmesiècle, le turc est une langue largement débarrassée
des contraintes de la religion et de l'ethnicité. Le turc comme
langage ottoman peut être vu de façon frappante dans les cultures
d'impression des communautés non-musulmanes de l'Empire.
Il s'agissait de groupes qui connaissaient les lettres, mais pas la
langue de leurs liturgies. Pour la communauté karamanlide grecque
orthodoxe, il y a des exemples de turc écrit dans l'alphabet grec.
Pour un certain sous-ensemble de la communauté juive, il y a des
textes écrits en alphabet hébreu, ainsi que des documents en langue
turque écrits en alphabet syriaque pour la communauté assyrienne de
langue turque.
Mais de loin le plus imposant est le corpus en langue turc de romans,
de traductions, de journaux, de textes religieux, de dictionnaires et
de manuels écrits en alphabet arménien pour la communauté arménienne
de langue turque de l'Empire ottoman. En l'espace de deux cents ans,
plus d'une centaine de périodiques et deux mille livres ont été
publiés dans ce qui est devenu connu sous le nom d'arméno-turc.
La majeure partie de ces matériaux arméno-turcs a été publiée dans les
dernières décennies de l'Empire ottoman, ce qui suggère une communauté
arménienne turcophone particulièrement robuste à la veille du génocide
arménien. Sachant que la grande majorité des survivants de cette
période ' quelle que soit la langue qu'elle parlait ' fuira en exil,
une question épineuse émerge : qu'est-il advenu de la langue turque
dans les premières années de la diaspora arménienne une fois qu'on
s'attendait à ce que les communautés arméniennes de langue turque
d'Anatolie se dissolvent dans la plus grande communauté arménophone ?
Comment l'utilisation du turc par les Arméniens de la diaspora
post-génocide a été comprise une fois avoir pris une nouvelle
dimension en tant que langue du meurtrier ?
Les tentatives pour parvenir à la cohésion nationale au lendemain du
génocide se sont centrées essentiellement sur la langue. Dans les
écoles et les orphelinats arméniens du Proche-Orient, un accent
particulier avait été mis sur l'exécration du turc et la maîtrise de
l'arménien comme un moyen de favoriser une renaissance nationale au
sein de la fraction de la communauté arménienne survivante. Alors que
les attitudes linguistiques des enfants pourraient être cultivées en
faveur de l'arménien, une vie à réviser le turc n'était pas facile Ã
oublier pour la génération de leurs parents et grands-parents. Comme
la langue et l'origine ethnique sont devenues de plus en plus
intimement liées à la diaspora arménienne, les enfants sont devenus
une partie d'un système national qui avait du mal à donner du sens Ã
l'existence de leurs parents turcophones gés.
L'exclusion de turc du système national a créé deux sphères régies par
deux langues ; c'est cette division public/privé qui est au cÅ`ur de la
relation qu'entretient la diaspora arménienne avec le turc
aujourd'hui. Dans les premières années de la diaspora au
Proche-Orient, en Europe et dans les Amériques, trois langues sont en
contact permanent : l'arménien standard de la vie scolaire et
communautaire ; le dialecte turc ou l'arménien de la vie familiale ;
et la langue du pays d'accueil. Cette dernière couche mise de côté,
l'arménien a été privilégié en tant que langue de la diaspora, tandis
que le turc a été poussé derrière des portes fermées et maintenu en
privé. La poursuite des publications arméno-turques dans des endroits
comme New York, Boston et Buenos Aires dans les années 1960 montre
que, malgré la poussée de l'homogénéité linguistique, il y avait une
réticence à abandonner le turc en faveur de l'arménien au sein de la
dernière génération d'Arméniens nés dans l'Empire ottoman.
Cette utilisation continue du turc dans les premières années de la
diaspora contribue à expliquer la manière apparemment paradoxale dont
la diaspora arménienne se relie aujourd'hui à la Turquie. La
transmission de la langue turque de la génération survivante à la
première génération née dans la diaspora a produit des enfants Ã
cheval sur les deux langues. Dans cette génération, il y a des
Arméniens qui cachent une excellente maîtrise de la langue turque,
grce aux conversations qu'ils avaient entendues entre leurs parents
qui voulaient utiliser le turc pour essayer de parler en privé mais
devant leurs enfants ; grce aux histoires de Nasrettin Hodja qu'on
leur a raconté ; et grce à la pratique qu'ils ont obtenue en
transcrivant des messages turcs en caractères arméniens pour des
parents turcophones qui n'avaient jamais appris à écrire.
Le turc fossilisé
Après près d'un siècle, la diaspora arménienne vit toujours avec les
fragments linguistiques de son passé ottoman. Le turc était
certainement à son plus fort parmi les Arméniens dans les premières
années de la diaspora, mais en aucun cas les deuxième, troisième, ou
quatrième générations n'ont perdu complètement le contact avec la
langue. Le turc est fermement implanté dans la langue familière de
l'arménien occidental parlé parmi les descendants des Arméniens
ottomans ; chez les familles de langue arménienne comme de langue
turque, mélanger du turc dans la conversation est encore tellement
banal que c'est un grand compliment qu'être connu comme parlant un
arménienmakour (épurée en arménien).
Les mots et expressions turques sont si profondément intégrés dans la
langue de la vie quotidienne de la famille qu'il faut souvent une
classe de langue arménienne pour révéler les origines turques de
quelques-uns des mots les plus fréquemment utilisés. Dans les salles
de classe à travers la diaspora, les étudiants apprennent qu'ils ne
sont pas les seuls à appeler leur grand-père dédé, ou à dire haydépour
obtenir de leurs amis de se déplacer ou sousse pour les amener à se
taire. Ils ne sont pas les seuls à nommer une aubergine patlıcan, Ã
verser le café dans un fincan, ou en exprimant leur incrédulité avec
un babam soupirant. Certains équivalents arméniens de ces mots
existent, mais beaucoup les trouvent guindés ou conçus
artificiellement par rapport aux mots turcs liés à la chaleur de
l'enfance.
Les sentiments à propos du turc dans la diaspora arménienne varient
cependant considérablement. La colère devant la négation persistante
du génocide par le gouvernement turc a conduit certains à se méfier de
tout ce qui est turc, y compris la langue. Cette attitude, cependant,
est une réaction à l'injustice que la langue turque en est venue Ã
représenter au cours du dernier siècle. La relation entre le peuple
turc et arménien existait bien avant le génocide arménien. Voir le
turc comme un polluant et essayer d'éliminer toutes les traces de
cette langue de l'arménien familier c'est ignorer la lignée historique
du peuple arménien.
Des siècles de proximité avec la langue turque ne peuvent pas être
facilement annulés. De nombreux Arméniens de la diaspora portent ces
liens historiques dans leurs noms, allant de la pratique : Boyadjian
(fils d'un peintre), Terzian (fils d'un tailleur), Kouyoumdjian (fils
d'un bijoutier), à la perplexité (Altıparmakian (fils de quelqu'un
avec six doigts), Dilsisian (fils de quelqu'un sans langue), Devedjian
(fils du chamelier), Tchurukdichian (fils de dents pourries).
De nombreux Arméniens portent également ces liens dans la
prononciation des mots turcs qu'ils ont retenus. Le fait d'avoir été
éloigné de la langue lors des réformes linguistiques du début de la
République turque rend possible l'existence d'une forme fossilisée du
turc de l'ère ottomane qui n'existe pas en Turquie, mais dans les
maisons à travers la diaspora arménienne. Depuis que le contact avec
le turc a éclaté après le génocide, la langue a été gelée en 1915 et a
été transmise sous cette forme désuète aux générations suivantes. En
conséquence, les Arméniens à travers la diaspora, qui ont hérité du
turc plutôt que de l'avoir étudié, ont tendance à prononcer des mots
comme lokhumou çocukh comme des paysans anatoliens d'un autre ge.
Des liens peuvent également être vus dans la façon dont les Arméniens
de la diaspora se sont approprié le turc et ont créé avec lui. Par
exemple, dans le cas du mot turc zevzek (bêtise), le mot est prélevé
et soumis aux règles de formation du nom arménien pour émerger sous
une forme hybride comme zevzekutiun. Ce phénomène peut également être
vu avec le suffixe arménien diminutif « ig », créant des mots comme
djanig du mot djan. En revanche, les mots arméniens peuvent également
être soumis aux règles de la grammaire turque pour inventer des
expressions hybrides. Par exemple, dans l'expression arménienne
familière tche me (n'est-ce pas?). Le participe interrogatif « me »
turc est ajouté au mot arménien pour créer une question avec une forme
grammaticale qui existe seulement en turc.
Une suspension momentanée de la politique
Le génocide arménien a dépossédé les Arméniens ottomans de presque
tout, mais pas de leur langue. Dans les années qui ont suivies le
génocide, les efforts visant à effacer des mots turcs et des
expressions du langage courant n'ont pas triomphés dans la sphère
domestique où le turc a perduré dans l'arménien familier occidental.
Les politiques que le turc est venu à représenter après la chute de
l'Empire ottoman, cependant, ont ajouté une certaine ambivalence Ã
l'utilisation de la langue depuis les premières années de la diaspora
arménienne. Alors que certains mots et expressions turcs peuvent
réveiller des souvenirs heureux de famille, la position imposante de
la négation du génocide arménien dans la culture arménienne de
diaspora affecte la façon dont la langue turque est perçue dans la
diaspora arménienne. En d'autres termes, l'association de la langue
turque avec l'Etat turc et ses politiques empêchent certains de
reconnaître la place indélébile du turc dans la vie des Arméniens
ottomans et leurs descendants de la diaspora.
Au milieu de l'ambivalence que génère le turc, il existe comme des
éclairs de déconnexion momentanée entre la langue et la politique où
les attitudes envers le turc des Arméniens avant 1915 - celles
formées par la facilité d'expression plutôt que par la douleur que la
langue a augmenté pour symboliser aujourd'hui - peuvent être vues. Ces
attitudes de duel peuvent exister même chez un seul individu : chez un
Arméno-américain qui boycotte les noisettes turques et se soulage avec
des proverbes turcs que sa grand-mère lui récitait étant enfant ; chez
un Français d'origine arménienne qui manifeste contre la négation du
génocide toutes les 24 avril et roucoule pacha (ou pachasse, en
remplaçant le suffixe turc par l'arménien) Ã ses enfants ; chez un
Arméno-libanais qui s'insurge contre la destruction des sites du
patrimoine culturel arménien ottoman en Anatolie avec les malédictions
turques hautes en couleur toujours sur le bout de sa langue.
La dimension privée de l'héritage du turc dans la diaspora arménienne,
rend cette langue pratiquement invisible à ceux en dehors de la
communauté arménienne, en particulier ceux qui, en Turquie, n'ont pas
la moindre idée que le passé ottoman continue à respirer à travers le
langage des Arméniens.
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