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Génocide des Arméniens : le travail salutaire des historiens

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    Le Monde, France
    3 avril 2015

    Génocide des Arméniens : le travail salutaire des historiens

    LE MONDE | 03.04.2015 Ă  11h45 | Par GaĂŻdz Minassian


    Au moment où l'Arménie s'apprête à célébrer le centenaire du génocide
    des Arméniens, et alors que la Turquie nie toute responsabilité dans
    cette tragédie, l'événement est inédit. Pour la première fois, un
    colloque a réuni des historiens turcs, arméniens, européens et
    américains, du 25 au 28 mars à Paris, à l'initiative du conseil
    scientifique international pour l'étude de ce génocide. " Nous avons
    répondu à l'injonction du président turc, M. Erdogan. Nous avons créé
    une commission d'historiens sur le génocide des Arméniens ", a
    ironiquement lancé le chercheur français Raymond Kevorkian.

    La soixantaine d'experts présents, dont seize originaires de Turquie,
    ont mis au jour plusieurs angles morts de la recherche scientifique.
    Ils ont établi la forte parenté entre les idéologies au pouvoir en
    Turquie lors de la première guerre mondiale et dans l'Allemagne nazie
    lors de la seconde. Dans les deux cas, la logique meurtrière du
    darwinisme social, ce processus de sélection de l'espèce humaine en
    vue de forger des identités nationales débarrassées des " microbes
    arméniens et juifs ", selon l'expression des théoriciens du crime, a
    servi de justification à l'entreprise génocidaire. D'autre part, il
    existe aux deux extrémités du XXe siècle une forte similitude dans le
    mode opératoire utilisé par les bourreaux des Arméniens et ceux des
    Tutsi au Rwanda. Ces deux crimes contre l'humanité ont été perpétrés
    hors d'Europe, à l'intérieur d'espaces ruraux où vivaient des
    populations paysannes, massacrées dans un temps record à l'aide
    d'instruments rudimentaires.

    Les spécialistes des genocide studies, comme le sociologue Hamit
    Bozarslan ou l'anthropologue Ayse Gül Altinay, ont aussi souligné la
    place que la femme arménienne a occupée dans le plan d'extermination
    conçu par le régime jeune-turc. Il ne suffisait pas de séparer les
    hommes, voués aux massacres instantanés, des femmes et des enfants
    destinés aux ravages des déportations dans le désert. Il ne suffisait
    pas d'annihiler une vieille civilisation installée depuis la Haute
    Antiquité. Il fallait aussi détruire le pivot de son modèle matriarcal
    : la femme. En détruisant ou en déshumanisant celle-ci par tous les
    moyens : conversions forcées, enlèvements, prostitution..., c'est toute
    la structure familiale arménienne que l'on a cherché à effacer.

    M. Bozarslan va plus loin lorsqu'il affirme que " la coexistence
    entre les communautés ottomanes exigeait d'une part que les
    non-musulmans acceptent leurs conditions de soumis et ne cherchent pas
    à obtenir l'égalité avec les musulmans, et que d'autre part soient
    respectées trois frontières séparant les communautés entre elles : le
    "corps de la femme" en tant qu'il est garant de la reproduction du
    groupe dans la durée, le lieu du culte en tant qu'il garantit son
    existence par la caution de l'au-delà, et les cimetières en ce qu'ils
    l'ancrent dans la terre, lui apportant une profondeur historique. Or,
    durant les massacres hamidiens, et plus encore pendant le génocide,
    ces trois frontières ont été délibérément violées ".

    Une triple extinction

    Les récents travaux du chercheur turc Taner Akçam explorent le lien
    entre le génocide de 1915 et les massacres préalables de 250 000
    Arméniens entre 1894-1896. " Le génocide n'est pas un fait,
    martèle-t-il, c'est un processus. " Son origine remonte à l'issue de
    la guerre russo-ottomane de 1877-1878, lorsque, vaincu par les armées
    russes, le pouvoir d'Abdul Hamid II a tout fait pour réduire la
    population arménienne des provinces orientales de l'Empire, afin d'en
    changer la carte démographique et repousser la menace d'un
    démembrement par les puissances européennes. Cette ingénierie
    démographique constitue le fil conducteur des régimes hamidien et
    unioniste dans cet Empire ottoman en déclin.

    Les chercheurs ont aussi fait ressortir, durant les débats, la
    continuité entre la Turquie impériale et la Turquie républicaine ainsi
    que les ressorts religieux dans l'organisation du crime. D'un régime à
    l'autre, les mêmes fonctionnaires-bourreaux sont restés en place,
    occupant souvent des postes-clés dans l'appareil d'Etat jusqu'aux
    années 1950.

    Connu pour ses travaux sur la transition du pouvoir Ă  Ankara,
    l'historien Erik-Jan Zürcher a décrypté le processus de décision en
    vue d'exterminer Ă  partir de mars 1915 ceux que les Jeunes-Turcs
    considéraient comme une " cinquième colonne ". Par ailleurs, a rappelé
    ce turcologue néerlandais, " c'est au nom du djihad que l'Empire
    ottoman est entré en guerre le 1er novembre 1914 contre les
    puissances de l'Entente. Et c'est aussi au nom de la guerre sainte que
    les massacres des Arméniens chrétiens ont eu lieu ".

    Les spécialistes ont pointé avec insistance la responsabilité du
    système international et la passivité des grandes puissances à
    prévenir ce drame. En huit ans, un peuple a ainsi été l'objet d'une
    triple extinction. Extinction physique en 1915 : 1 500 000 Arméniens
    ont été massacrés jusqu'en 1918. Extinction politique en 1920 : la
    République d'Arménie indépendante a été dévorée par l'alliance entre
    Kémal et Lénine. Enfin, extinction diplomatique en 1923 : le traité
    de Lausanne signé par les Européens et la Turquie a effacé le mot "
    Arménie " du droit international. En huit ans, un peuple a disparu des
    radars de l'Histoire pour basculer dans la mémoire. Cent ans après les
    faits, universitaires turcs, arméniens et internationaux l'ont remis
    sur les rails de l'Histoire. Salutaire entreprise.

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