Slate.fr
9 avril 2015
Turcs et Arméniens: quand le dialogue l'emporte sur la haine
Ariane Bonzon
L'économiste turc Ahmet Insel et le philosophe français d'origine
arménienne Michel Marian continuent un dialogue commencé en 2009.
Longtemps, le dialogue entre Arméniens de la diaspora et Turcs fut
impossible. Trop d'incompréhensions, de méfiance, de rancoeur et de
haine accumulées depuis 1915.
Au printemps 2009, deux intellectuels engagés, l'économiste turc Ahmet
Insel et le philosophe français d'origine arménienne Michel Marian,
qui se connaissent alors à peine, acceptent de s'asseoir à la même
table.
Cela se passe dans mon salon, le magnétophone est branché et cela
donnera Dialogue sur le tabou arménien (éd. Liana Levi), un livre dans
lequel les deux hommes évoquent, chacun à travers son histoire
familiale et personnelle, l'un des grands drames du XXe siècle que
.
Alors que ce mois d'avril 2015 marque le centenaire du génocide
arménien, Ahmet Insel et Michel Marian sont revenus s'asseoir autour
de la table pour débattre de l'évolution des relations entre Arméniens
et Turcs, de l'utilité ou pas de ce dialogue et de la d'Erdogan.
Michel Marian: Désormais, et c'est le premier grand changement, le
dialogue entre Turcs et Arméniens n'est plus tabou aux yeux des
Arméniens. Sans doute notre livre aura-t-il d'abord servi à cela:
montrer qu'on peut dialoguer avec les Turcs et qu'on a beaucoup de
choses à se raconter, même si on n'est pas totalement d'accord sur la
place à donner au génocide dans la description de l'évènement.
Dès le début, le livre a fait de l'effet dans la communauté
arménienne, mais beaucoup de gens n'osaient pas dire qu'ils l'avaient
lu. , voilà ce qu'ont d'abord pensé pas mal
d'Arméniens en 2009, y compris certains membres de ma famille.
Ahmet Insel: Si certains Arméniens étaient agressifs, pas seulement Ã
mon égard mais aussi à l'égard de Michel, la plupart de ceux qui
venaient me voir lors de nos présentations publiques étaient très émus
et même parfois en pleurs; des vieilles dames se sont approchées de
moi pour me dire que jusque-là elles avaient toujours refusé d'écouter
un Turc, que c'était la première fois qu'elles le faisaient.
Tout cela m'a permis de beaucoup mieux comprendre l'état d'esprit dans
lequel la diaspora arménienne se trouvait vis-à -vis du problème du
génocide et du dialogue avec les Turcs.
Michel Marian: Il m'est arrivé un peu la même chose: des Turcs sont
venus me voir pour me dire que j'étais le premier Arménien qu'ils
avaient eu l'impression de connaître, en le découvrant par la lecture,
et qu'ils commençaient à mieux comprendre nos preoccupations.
Ahmet Insel : Je crois que certains, qui ne savaient pas l'expliquer Ã
leur entourage non turc, ont utilisé ce livre pour montrer pourquoi
jusqu'à récemment encore ils ignoraient tout du genocide.
Michel Marian: En Turquie, ces dernières années, l'écart entre le
sociétal et le politique s'est profondément creusé, entre d'un côté la
société turque qui fait un travail de mémoire qui a acquis sa logique
propre et de l'autre côté le politique à Ankara qui est dans un
système de douche écossaise systématique.
Nous n'avions prévu ni l'ampleur de cette autonomie de la société
civile ni à quel point le gouvernement AKP [Parti pour la justice et
le développement, au pouvoir depuis 2002] allait pratiquer une
politique de balancier.
Ahmet Insel: On a découvert qu'au sujet du rétablissement des
relations diplomatiques entre la Turquie et l'Arménie le gouvernement
turc est totalement tenu par le lobby azerbaïdjanais qui alimente par
ailleurs le négationnisme. A ce moment-là , l'écart entre l'évolution
de la société et l'immobilisme du pouvoir est devenu plus net.
En revanche, la publication de nombreux livres sur le génocide
arménien, des expositions, des conférences, quelques restitutions de
biens arméniens aux fondations, la rénovation des églises, la
découverte par de nombreux Turcs qu'ils ont une aïeule arménienne qui
s'était convertie pour échapper au génocide, les contacts grandissants
entre Turcs et touristes arméniens de la diaspora qui viennent sur les
traces de leurs ancêtres et enfin la mobilité des étudiants entre les
deux pays sont certes des premiers petits pas mais très importants
dans la voie de normalisation de la reconnaissance du génocide
arménien.
Michel Marian: Et ne pas oublier la résurgence d'une mémoire
kurdo-arménienne d'autant plus facile qu'elle s'est transmise
oralement au sein des familles et qu'elle semble même parfois
constituer l'une des dimensions de l'émergence des territoires kurdes,
lesquels aspirent à plus d'autonomie.
Il y a une asymétrie entre ce qu'on voit au sud-est du pays, avec des
rues, des quartiers rebaptisés en arménien et au nord-est et à l'ouest
du pays où cette mémoire est encore gommée des villes.
Ahmet Insel: Je n'aurais jamais pensé lors de la sortie de notre livre
en 2009 que, dès l'année suivante, on aurait pu commémorer
publiquement le 24 avril place Taksim à Istanbul.
Et c'est désormais non pas un événement banal -il y a toujours un gros
déploiement de l'appareil de sécurité et, face à nous qui sommes
quelques milliers de personnes, des manifestants d'extrême droite ou
de gauche ultra-nationaliste-, mais cette commémoration n'est plus
perçue comme une provocation pure. Disons qu'elle est entrée dans le
calendrier.
Michel Marian: Cette année, j'irai commémorer le 24 avril en Turquie
comme un nombre, croissant, de membres de la diaspora.
Pour deux raisons: parce que le centenaire est le moment du
recueillement par excellence, et qu'il a forcément plus d'intensité
sur les lieux mêmes où a été conçue l'extermination et où le premier
ordre de déportation a été donné et aussi parce que c'est là qu'une
présence commune turco-arménienne manifeste le plus d'espoir de
changement.
Mais ce sera un 24 avril sous tension, avec une pression
internationale et un raidissement de la Turquie pour ne pas donner
l'impression d'y céder.
Ahmet Insel: Nous avions sans doute sous-estimé le cercle infernal qui
veut que, plus la société turque se confronte à cette histoire
douloureuse, plus augmente en réaction le travail de négation, plus
virulent et agressif.
Or le gouvernement AKP a une base électorale perméable aux appels de
l'extrême droite nationaliste (MHP), au sujet du problème kurde et
bien plus au sujet de la question du génocide. Ce qui l'entrave et le
pousse à pratiquer soit la politique de balancier soit celle du report
permanent. Et le Président Erdogan est arrivé à un tel niveau de
décrédibilisation sur la scène internationale qu'il se fiche
éperdument de ce qu'on pense en dehors de la Turquie. Il est obsédé
par les résultats des prochaines législatives du 7 juin et ne fera
donc pas un pas qui risquerait de lui coûter 1%. Autant sur le
problème arménien que sur le problème kurde.
Michel Marian: Pour autant, avec l'AKP, on assiste à une politique de
déni renouvelée. Le gouvernement, à ses débuts, a fait suivre le mot
génocide d'un point d'interrogation et en appelle encore à l'arbitrage
d'une commission d'historiens.
Et puis, il invoque ce dogme selon lequel c'est impossible que ce
génocide ait eu lieu parce que des musulmans n'auraient jamais fait
cela.
Enfin la marque AKP, c'est l'idée d'un partage des souffrances, d'une
, selon laquelle il y a eu des musulmans qui sont morts
aussi, tués par des Arméniens et que tant qu'on n'aura pas reconnu
cela, on ne pourra pas avancer. C'est l'argument de la paille et de la
poutre.
Ahmet Insel: Le déni du génocide par l'AKP est tout de même légèrement
plus soft que le déni classique de l'extrême droite nationaliste qui a
quand même érigé un monument de 37 mètres de haut à la mémoire des
martyrs turcs tués par les Arméniens en 1916-17 lors de l'occupation
russe des provinces orientales. Ce monument est situé à la frontière
avec l'Arménie et est éclairé de façon à ce qu'on le voit depuis
Erevan. Ce n'est pas le gouvernement AKP qui l'a construit, même s'il
ne l'a pas détruit.
Le discours de l'AKP, c'est de reconnaître qu'il s'est passé quelque
chose de grave, qui a à voir avec le 24 avril 1915 et avec une
décision particulière de déportation des Arméniens.
Cependant le qualificatif et l'auteur restent tabous.
Les de Recep Tayyip Erdogan le 24 avril 2014 résument
toute l'ambivalence de l'ouverture. On peut les lire comme des
condoléances faites aux Arméniens, tout aussi bien que des
condoléances faites à toutes les victimes de la Première Guerre
mondiale et au premier chef aux musulmans d'Anatolie et de toutes les
anciennes provinces ottomanes.
Michel Marian: La tension produite par le centenaire, l'échec
international de la grosse manoeuvre qui consiste à avancer cette année
les cérémonies du centenaire de la bataille de Gallipoli pour éclipser
le 24 avril, ont même poussé le Président Erdogan à une véritable
régression, lorsqu'il a déclaré à la mi-mars que des .
Ahmet Insel: Et puis, l'AKP est sorti de cette obsession du chiffre.
Jusqu'il y a dix-quinze ans, la première chose qu'un diplomate
nationaliste aurait commencé à discuter, c'est le chiffre avancé par
la diaspora arménienne: 1,5 million de victimes auquel il aurait
opposé le chiffre de la thèse officielle turque: 300.000. Aujourd'hui,
ce genre de débat est passé au second plan.
Du coup, en parlant moins chiffres, cela permet d'aller au fond des
choses et de parler des conversions, des Arméniens cachés, bref de
tous ces cas de figure qui sont un peu compliqués.
Michel Marian: Pour la diaspora, toutes ces révélations, conversions,
qui posent le problème d'être à la fois arménien et musulman, n'ont
pas encore conduit à des déclarations publiques, mais alimentent le
sentiment d'une complexité des conséquences du génocide, de la variété
des formes de vie après l'écrasement.
Il y a une prise de conscience que ces vérités nouvelles venues de
Turquie peuvent rouvrir l'Histoire, qu'elles ne sont pas seulement des
fissures ou des diversions par rapport à la vérité du génocide.
Mais, tant qu'il n'y a pas un changement net de l'Etat, beaucoup
d'Arméniens soupçonnent chaque nouveauté d'être du , alors qu'elle peut être un ballon d'essai vers l'aveu.
Ahmet Insel: De plus, la question du génocide arménien a aussi permis
d'évoquer le sort d'autres victimes non musulmanes des pratiques de
déportation, notamment celui des assyro-chaldéens durant la Première
Guerre mondiale.
Enfin, la société turque d'aujourd'hui se confronte également aux
souvenirs des massacres des Alévis de Dersim (1938), des pogroms
contre les Grecs ou les juifs (1955). Ce qui montre que, même si ce
qui s'est passé contre les Arméniens est par nature différent de ces
autres drames, cela s'inscrit dans une politique générale d'épuration
ethno-religieuse afin de créer une société homogène turco-sunnite.
Michel Marian: S'il est vrai que la pression politique venant de
l'Union européenne a moins d'efficacité manifeste, il y a une pression
morale, soulignée par l'arrivée plus visible de deux acteurs qui ont,
pour des raisons inverses, une crédibilité en matière de génocide et
de mémoire.
L'Allemagne travaille de plus en plus sur le sujet -et sur son degré
de responsabilité dans ce génocide qu'elle était la seule à pouvoir
empêcher.
Et Israël -qui a longtemps insisté sur la singularité de la Shoah, a,
cette année, par la voix de son président, souligné à l'ONU les
similitudes, et donné le feu vert aux communautés juives de la
diaspora, qui n'attendaient que cela, pour qu'elles prennent la parole
sur le sujet et multiplient les manifestations culturelles ou
académiques communes avec les Arméniens.
Cette pression morale peut avoir de l'effet.
Ahmet Insel: En 2009, même si la qualification de crime contre
l'humanité pour décrire l'acte des dirigeants ottomans me semblait
pertinente, je refusais d'utiliser le mot génocide, j'expliquais qu'un
jour peut-être je le ferai, mais que l'utilisation de ce terme me
paraissait plutôt un facteur de blocage, et rendait les gens sourds.
J'ai été critiqué pour cela, mais il y avait dans ma démarche une
dimension progressive, heuristique, pédagogique.
En 2010, lors de la première commémoration publique du 24 avril, on
n'a pas utilisé le terme génocide. Deux ans après, le texte lu Ã
Taksim contenait une demande de .
Aujourd'hui, je peux le dire haut et fort: oui il n'y a pas seulement
eu un crime contre l'humanité, mais bien un génocide en 1915.
Michel Marian: En quelques années, on a découvert que le continent du
génocide, à partir du moment où il est travaillé en Turquie et donc
élargi à ses séquelles, est immense.
Et puis la confiance et l'amitié augmentent de plus en plus entre
Arméniens de la diaspora toujours plus nombreux et des démocrates
turcs, eux aussi en nombre croissant.
C'est ce qui nous a permis, en 2014, de publier un texte co-écrit et
co-signé par des Arméniens et des Turcs, qui propose un contenu à la
reconnaissance du génocide, donc des exemples de réparation, à la fois
réaliste politiquement et fort symboliquement. Nous l'avons baptisé
notre .
Le président François Hollande l'a même cité fin janvier devant la
communauté arménienne de France. C'est un premier pas chez les
politiques.
Ahmet Insel: Les Arméniens qui vivent en Turquie, à la différence des
quelque 20 millions de Kurdes, ne représentent que 50.000 citoyens. Il
n'y avait donc pas vraiment d'acteur interne porteur de ce débat
jusqu'Ã maintenant.
Désormais, cet acteur interne existe, très représenté dans le parti
HDP [parti démocratique du peuple, gauche, pro-kurde], mais aussi
(dans une très moindre mesure cependant) au sein du CHP [Parti
républicain du peuple, opposition] et dans les marges d'AKP et il est
bien décidé à sortir tous les cadavres des placards de l'histoire de
la Turquie contemporaine.
Ahmet Insel et Michel Marian: Dialogue sur le tabou arménien, animé
par Ariane Bonzon, Liana Levi, 2009.
Michel Marian: Le génocide arménien. De la mémoire outragée à la
mémoire partagée, Albin Michel, 2015.
Ahmet Insel: La nouvelle Turquie, du rêve démocratique à la dérive
autoritaire, éditions La Découverte (parution le 7 mai 2015)
http://www.slate.fr/story/99809/turc-armenien-genocide-dialogue
9 avril 2015
Turcs et Arméniens: quand le dialogue l'emporte sur la haine
Ariane Bonzon
L'économiste turc Ahmet Insel et le philosophe français d'origine
arménienne Michel Marian continuent un dialogue commencé en 2009.
Longtemps, le dialogue entre Arméniens de la diaspora et Turcs fut
impossible. Trop d'incompréhensions, de méfiance, de rancoeur et de
haine accumulées depuis 1915.
Au printemps 2009, deux intellectuels engagés, l'économiste turc Ahmet
Insel et le philosophe français d'origine arménienne Michel Marian,
qui se connaissent alors à peine, acceptent de s'asseoir à la même
table.
Cela se passe dans mon salon, le magnétophone est branché et cela
donnera Dialogue sur le tabou arménien (éd. Liana Levi), un livre dans
lequel les deux hommes évoquent, chacun à travers son histoire
familiale et personnelle, l'un des grands drames du XXe siècle que
.
Alors que ce mois d'avril 2015 marque le centenaire du génocide
arménien, Ahmet Insel et Michel Marian sont revenus s'asseoir autour
de la table pour débattre de l'évolution des relations entre Arméniens
et Turcs, de l'utilité ou pas de ce dialogue et de la d'Erdogan.
Michel Marian: Désormais, et c'est le premier grand changement, le
dialogue entre Turcs et Arméniens n'est plus tabou aux yeux des
Arméniens. Sans doute notre livre aura-t-il d'abord servi à cela:
montrer qu'on peut dialoguer avec les Turcs et qu'on a beaucoup de
choses à se raconter, même si on n'est pas totalement d'accord sur la
place à donner au génocide dans la description de l'évènement.
Dès le début, le livre a fait de l'effet dans la communauté
arménienne, mais beaucoup de gens n'osaient pas dire qu'ils l'avaient
lu. , voilà ce qu'ont d'abord pensé pas mal
d'Arméniens en 2009, y compris certains membres de ma famille.
Ahmet Insel: Si certains Arméniens étaient agressifs, pas seulement Ã
mon égard mais aussi à l'égard de Michel, la plupart de ceux qui
venaient me voir lors de nos présentations publiques étaient très émus
et même parfois en pleurs; des vieilles dames se sont approchées de
moi pour me dire que jusque-là elles avaient toujours refusé d'écouter
un Turc, que c'était la première fois qu'elles le faisaient.
Tout cela m'a permis de beaucoup mieux comprendre l'état d'esprit dans
lequel la diaspora arménienne se trouvait vis-à -vis du problème du
génocide et du dialogue avec les Turcs.
Michel Marian: Il m'est arrivé un peu la même chose: des Turcs sont
venus me voir pour me dire que j'étais le premier Arménien qu'ils
avaient eu l'impression de connaître, en le découvrant par la lecture,
et qu'ils commençaient à mieux comprendre nos preoccupations.
Ahmet Insel : Je crois que certains, qui ne savaient pas l'expliquer Ã
leur entourage non turc, ont utilisé ce livre pour montrer pourquoi
jusqu'à récemment encore ils ignoraient tout du genocide.
Michel Marian: En Turquie, ces dernières années, l'écart entre le
sociétal et le politique s'est profondément creusé, entre d'un côté la
société turque qui fait un travail de mémoire qui a acquis sa logique
propre et de l'autre côté le politique à Ankara qui est dans un
système de douche écossaise systématique.
Nous n'avions prévu ni l'ampleur de cette autonomie de la société
civile ni à quel point le gouvernement AKP [Parti pour la justice et
le développement, au pouvoir depuis 2002] allait pratiquer une
politique de balancier.
Ahmet Insel: On a découvert qu'au sujet du rétablissement des
relations diplomatiques entre la Turquie et l'Arménie le gouvernement
turc est totalement tenu par le lobby azerbaïdjanais qui alimente par
ailleurs le négationnisme. A ce moment-là , l'écart entre l'évolution
de la société et l'immobilisme du pouvoir est devenu plus net.
En revanche, la publication de nombreux livres sur le génocide
arménien, des expositions, des conférences, quelques restitutions de
biens arméniens aux fondations, la rénovation des églises, la
découverte par de nombreux Turcs qu'ils ont une aïeule arménienne qui
s'était convertie pour échapper au génocide, les contacts grandissants
entre Turcs et touristes arméniens de la diaspora qui viennent sur les
traces de leurs ancêtres et enfin la mobilité des étudiants entre les
deux pays sont certes des premiers petits pas mais très importants
dans la voie de normalisation de la reconnaissance du génocide
arménien.
Michel Marian: Et ne pas oublier la résurgence d'une mémoire
kurdo-arménienne d'autant plus facile qu'elle s'est transmise
oralement au sein des familles et qu'elle semble même parfois
constituer l'une des dimensions de l'émergence des territoires kurdes,
lesquels aspirent à plus d'autonomie.
Il y a une asymétrie entre ce qu'on voit au sud-est du pays, avec des
rues, des quartiers rebaptisés en arménien et au nord-est et à l'ouest
du pays où cette mémoire est encore gommée des villes.
Ahmet Insel: Je n'aurais jamais pensé lors de la sortie de notre livre
en 2009 que, dès l'année suivante, on aurait pu commémorer
publiquement le 24 avril place Taksim à Istanbul.
Et c'est désormais non pas un événement banal -il y a toujours un gros
déploiement de l'appareil de sécurité et, face à nous qui sommes
quelques milliers de personnes, des manifestants d'extrême droite ou
de gauche ultra-nationaliste-, mais cette commémoration n'est plus
perçue comme une provocation pure. Disons qu'elle est entrée dans le
calendrier.
Michel Marian: Cette année, j'irai commémorer le 24 avril en Turquie
comme un nombre, croissant, de membres de la diaspora.
Pour deux raisons: parce que le centenaire est le moment du
recueillement par excellence, et qu'il a forcément plus d'intensité
sur les lieux mêmes où a été conçue l'extermination et où le premier
ordre de déportation a été donné et aussi parce que c'est là qu'une
présence commune turco-arménienne manifeste le plus d'espoir de
changement.
Mais ce sera un 24 avril sous tension, avec une pression
internationale et un raidissement de la Turquie pour ne pas donner
l'impression d'y céder.
Ahmet Insel: Nous avions sans doute sous-estimé le cercle infernal qui
veut que, plus la société turque se confronte à cette histoire
douloureuse, plus augmente en réaction le travail de négation, plus
virulent et agressif.
Or le gouvernement AKP a une base électorale perméable aux appels de
l'extrême droite nationaliste (MHP), au sujet du problème kurde et
bien plus au sujet de la question du génocide. Ce qui l'entrave et le
pousse à pratiquer soit la politique de balancier soit celle du report
permanent. Et le Président Erdogan est arrivé à un tel niveau de
décrédibilisation sur la scène internationale qu'il se fiche
éperdument de ce qu'on pense en dehors de la Turquie. Il est obsédé
par les résultats des prochaines législatives du 7 juin et ne fera
donc pas un pas qui risquerait de lui coûter 1%. Autant sur le
problème arménien que sur le problème kurde.
Michel Marian: Pour autant, avec l'AKP, on assiste à une politique de
déni renouvelée. Le gouvernement, à ses débuts, a fait suivre le mot
génocide d'un point d'interrogation et en appelle encore à l'arbitrage
d'une commission d'historiens.
Et puis, il invoque ce dogme selon lequel c'est impossible que ce
génocide ait eu lieu parce que des musulmans n'auraient jamais fait
cela.
Enfin la marque AKP, c'est l'idée d'un partage des souffrances, d'une
, selon laquelle il y a eu des musulmans qui sont morts
aussi, tués par des Arméniens et que tant qu'on n'aura pas reconnu
cela, on ne pourra pas avancer. C'est l'argument de la paille et de la
poutre.
Ahmet Insel: Le déni du génocide par l'AKP est tout de même légèrement
plus soft que le déni classique de l'extrême droite nationaliste qui a
quand même érigé un monument de 37 mètres de haut à la mémoire des
martyrs turcs tués par les Arméniens en 1916-17 lors de l'occupation
russe des provinces orientales. Ce monument est situé à la frontière
avec l'Arménie et est éclairé de façon à ce qu'on le voit depuis
Erevan. Ce n'est pas le gouvernement AKP qui l'a construit, même s'il
ne l'a pas détruit.
Le discours de l'AKP, c'est de reconnaître qu'il s'est passé quelque
chose de grave, qui a à voir avec le 24 avril 1915 et avec une
décision particulière de déportation des Arméniens.
Cependant le qualificatif et l'auteur restent tabous.
Les de Recep Tayyip Erdogan le 24 avril 2014 résument
toute l'ambivalence de l'ouverture. On peut les lire comme des
condoléances faites aux Arméniens, tout aussi bien que des
condoléances faites à toutes les victimes de la Première Guerre
mondiale et au premier chef aux musulmans d'Anatolie et de toutes les
anciennes provinces ottomanes.
Michel Marian: La tension produite par le centenaire, l'échec
international de la grosse manoeuvre qui consiste à avancer cette année
les cérémonies du centenaire de la bataille de Gallipoli pour éclipser
le 24 avril, ont même poussé le Président Erdogan à une véritable
régression, lorsqu'il a déclaré à la mi-mars que des .
Ahmet Insel: Et puis, l'AKP est sorti de cette obsession du chiffre.
Jusqu'il y a dix-quinze ans, la première chose qu'un diplomate
nationaliste aurait commencé à discuter, c'est le chiffre avancé par
la diaspora arménienne: 1,5 million de victimes auquel il aurait
opposé le chiffre de la thèse officielle turque: 300.000. Aujourd'hui,
ce genre de débat est passé au second plan.
Du coup, en parlant moins chiffres, cela permet d'aller au fond des
choses et de parler des conversions, des Arméniens cachés, bref de
tous ces cas de figure qui sont un peu compliqués.
Michel Marian: Pour la diaspora, toutes ces révélations, conversions,
qui posent le problème d'être à la fois arménien et musulman, n'ont
pas encore conduit à des déclarations publiques, mais alimentent le
sentiment d'une complexité des conséquences du génocide, de la variété
des formes de vie après l'écrasement.
Il y a une prise de conscience que ces vérités nouvelles venues de
Turquie peuvent rouvrir l'Histoire, qu'elles ne sont pas seulement des
fissures ou des diversions par rapport à la vérité du génocide.
Mais, tant qu'il n'y a pas un changement net de l'Etat, beaucoup
d'Arméniens soupçonnent chaque nouveauté d'être du , alors qu'elle peut être un ballon d'essai vers l'aveu.
Ahmet Insel: De plus, la question du génocide arménien a aussi permis
d'évoquer le sort d'autres victimes non musulmanes des pratiques de
déportation, notamment celui des assyro-chaldéens durant la Première
Guerre mondiale.
Enfin, la société turque d'aujourd'hui se confronte également aux
souvenirs des massacres des Alévis de Dersim (1938), des pogroms
contre les Grecs ou les juifs (1955). Ce qui montre que, même si ce
qui s'est passé contre les Arméniens est par nature différent de ces
autres drames, cela s'inscrit dans une politique générale d'épuration
ethno-religieuse afin de créer une société homogène turco-sunnite.
Michel Marian: S'il est vrai que la pression politique venant de
l'Union européenne a moins d'efficacité manifeste, il y a une pression
morale, soulignée par l'arrivée plus visible de deux acteurs qui ont,
pour des raisons inverses, une crédibilité en matière de génocide et
de mémoire.
L'Allemagne travaille de plus en plus sur le sujet -et sur son degré
de responsabilité dans ce génocide qu'elle était la seule à pouvoir
empêcher.
Et Israël -qui a longtemps insisté sur la singularité de la Shoah, a,
cette année, par la voix de son président, souligné à l'ONU les
similitudes, et donné le feu vert aux communautés juives de la
diaspora, qui n'attendaient que cela, pour qu'elles prennent la parole
sur le sujet et multiplient les manifestations culturelles ou
académiques communes avec les Arméniens.
Cette pression morale peut avoir de l'effet.
Ahmet Insel: En 2009, même si la qualification de crime contre
l'humanité pour décrire l'acte des dirigeants ottomans me semblait
pertinente, je refusais d'utiliser le mot génocide, j'expliquais qu'un
jour peut-être je le ferai, mais que l'utilisation de ce terme me
paraissait plutôt un facteur de blocage, et rendait les gens sourds.
J'ai été critiqué pour cela, mais il y avait dans ma démarche une
dimension progressive, heuristique, pédagogique.
En 2010, lors de la première commémoration publique du 24 avril, on
n'a pas utilisé le terme génocide. Deux ans après, le texte lu Ã
Taksim contenait une demande de .
Aujourd'hui, je peux le dire haut et fort: oui il n'y a pas seulement
eu un crime contre l'humanité, mais bien un génocide en 1915.
Michel Marian: En quelques années, on a découvert que le continent du
génocide, à partir du moment où il est travaillé en Turquie et donc
élargi à ses séquelles, est immense.
Et puis la confiance et l'amitié augmentent de plus en plus entre
Arméniens de la diaspora toujours plus nombreux et des démocrates
turcs, eux aussi en nombre croissant.
C'est ce qui nous a permis, en 2014, de publier un texte co-écrit et
co-signé par des Arméniens et des Turcs, qui propose un contenu à la
reconnaissance du génocide, donc des exemples de réparation, à la fois
réaliste politiquement et fort symboliquement. Nous l'avons baptisé
notre .
Le président François Hollande l'a même cité fin janvier devant la
communauté arménienne de France. C'est un premier pas chez les
politiques.
Ahmet Insel: Les Arméniens qui vivent en Turquie, à la différence des
quelque 20 millions de Kurdes, ne représentent que 50.000 citoyens. Il
n'y avait donc pas vraiment d'acteur interne porteur de ce débat
jusqu'Ã maintenant.
Désormais, cet acteur interne existe, très représenté dans le parti
HDP [parti démocratique du peuple, gauche, pro-kurde], mais aussi
(dans une très moindre mesure cependant) au sein du CHP [Parti
républicain du peuple, opposition] et dans les marges d'AKP et il est
bien décidé à sortir tous les cadavres des placards de l'histoire de
la Turquie contemporaine.
Ahmet Insel et Michel Marian: Dialogue sur le tabou arménien, animé
par Ariane Bonzon, Liana Levi, 2009.
Michel Marian: Le génocide arménien. De la mémoire outragée à la
mémoire partagée, Albin Michel, 2015.
Ahmet Insel: La nouvelle Turquie, du rêve démocratique à la dérive
autoritaire, éditions La Découverte (parution le 7 mai 2015)
http://www.slate.fr/story/99809/turc-armenien-genocide-dialogue