La Croix, France
Mercredi 28 Janvier 2015
A Elazig, en mémoire d'Araxie Gélénian
RACINES ARMéNIENNES (2/3) L'année 2015 donnera lieu à d'importantes
cérémonies de commémoration du génocide des Arméniens, il y a cent
ans. L'été dernier, notre envoyé spécial a effectué un pèlerinage en
Turquie, avec son épouse d'origine arménienne. Voici son carnet de
voyage
par Pierre-Yves LE PRIOL
De notre envoyé spécial
Entre Kahramanmaras et Malatya, par Sürgü, la route empruntée par
notre groupe remonte certains chemins de l'exil parcourus durant l'été
1915 par les colonnes de réfugiés arméniens. Ceux-ci y étaient dirigés
vers la mort à Deir Ez-Zor, leur destination finale, en plein désert
de Syrie.
Malatya (Malatia en arménien)
Réputée aujourd'hui pour ses abricots, l'ancienne Mélitène garde les
ruines de son église de la Sainte-Trinité, dont la coupole s'est
effondrée. Sarkis Der-Tavitian y entonne la prière du Der Voghormia («
Seigneur, prend pitié »), reprise par le groupe. Il se dit convaincu
que son grand-père, dont il possède une vieille photo (grosses
moustaches et fez à la turque), a prié ici avant d'être massacré «
pour ne pas renier sa foi ».
Une poignée d'Arméniens de Malatya, aux noms turquifiés, osent
désormais se revendiquer chrétiens. Trois d'entre eux nous conduisent
à l'ancien cimetière de la communauté, où est notamment enterrée la
famille du journaliste arméno-turc Hrant Dink (assassiné à Istanbul en
2007). Une petite chapelle en construction y avait été rasée par les
autorités en 2012, avant d'être réédifiée et tolérée.
L'Euphrate
On parvient au cours supérieur de l'Euphrate, dans une région devenue
majoritairement kurde. Au pont de Kale (Izoli en arménien), un barrage
a donné naissance à l'immense lac artificiel de Karakaya. Ainsi les
retenues destinées à l'irrigation ont-elles modifié l'apparence du
fleuve, et recouvert certaines traces du génocide. On ne saura jamais
le nombre exact d'Arméniens qui furent égorgés en ce lieu ou jetés Ã
l'eau, parce que trop faibles pour marcher. Mais les témoins firent
état d'un fleuve « rouge de sang » et qui charriait des cadavres.
C'est la canicule, tout comme à l'été 1915. Lors d'un arrêt sous les
ombrages, deux jeunes filles viennent spontanément offrir des
pastèques. Sarkis leur présente notre groupe, évoque le génocide. Sous
le voile islamique, les deux visiteuses nous gardent leur
bienveillance souriante.
Harput (en arménien Kharpert)
Des hauteurs de l'ancienne ville arménienne, on découvre en contrebas
l'agglomération turque d'Elazig dont les immeubles collectifs
attestent l'urbanisation intense du pays. Voici l'emplacement du
collège autrefois réputé de la Mission américaine (Euphrates College),
dont il ne reste plus une seule pierre: profs et élèves y furent
massacrés, à l'exception de certaines jeunes filles enlevées Ã
destination de harems.
La vue est dégagée sur l'ancienne « plaine d'or » de Kharpert, célèbre
autrefois pour ses blés et ses vignes. Le consul américain en poste
ici, Leslie Davis, écrivit qu'avec la disparition des Arméniens la
région allait « régresser d'un siècle ». Et, de fait, la famine y
persista plusieurs années après 1915.
Elazig (Mezré en arménien)
Dotée d'un collège français et d'une mission de Pères capucins, la
ville était réputée pour son marché. À Marseille, cinquante ans après
la tragédie, la grand-mère de mon épouse Rose-Marie en décrivait
encore les étals surchargés de fruits et légumes: comme une évocation
de l'ge d'or perdu de l'enfance.
En 1915, le consul Davis consigne de nombreux détails sur la machine
génocidaire qui se met en place dans cette région, qualifiée par les
historiens de « province-charnier ». D'abord incrédule, Leslie Davis
comprend bientôt qu'il s'agit « d'une entreprise sans précédent dans
l'histoire ». Il note l'arrestation des leaders de la communauté (fin
avril), soupçonnés de « complot révolutionnaire ». Puis le désarmement
systématique des hommes (en mai et juin) et leur assassinat à la
prison centrale, au konak (la préfecture) et bientôt, faute de place,
dans les campagnes des environs.
Enfin vient le départ en déportation (début juillet) pour la
population restante: « De l'enfant au berceau jusqu'au dernier
vieillard », selon l'expression du crieur public de la ville. Les
convois s'ébranlent vers Malatya puis Édesse, ou vers Diyarbakir puis
Mardin, pour transiter ensuite par l'actuelle Rakka: là même où
l'organisation terroriste Daech a aujourd'hui établi son fief. À la
mi-août 1915, il ne reste plus guère d'Arméniens dans la région.
À l'hôtel, pour cause de préceptes musulmans, les bières commandées
nous sont servies dans une pièce close, loin des regards. Rose-Marie y
évoque la mémoire de sa grand-mère, Araxie Gélénian, morte à Marseille
en 1969. Cette femme restée tatouée au visage, après avoir été prise
comme « épouse » par un Turc, parvint à s'échapper pour rejoindre
Alep, puis Beyrouth et la France.
Sürsüsü (Soursouri
ou Sorceré en arménien)
La Soursouri arménienne, où naquit Araxie Gélénian, est devenue une
banlieue bétonnée d'Elazig. Nous y découvrons le dernier quartier
constitué de maisons de torchis, en voie d'abandon. Des vieilles
femmes comprennent d'emblée la raison de notre venue et, en montrant
le ciel avec d'amples gestes d'affliction, témoignent de ce qu'elles
connaissent le sort tragique réservé ici aux Arméniens. À défaut
d'enseignement à l'école, la réalité de 1915 se sera transmise dans
les familles
Un homme nous invite à entrer dans sa cour, close de murs. Nous y
découvrons les dernières traces de la tradition viticole de la région:
une treille et une pierre plate creusée en auge, posée là , sur
laquelle on foulait autrefois le raisin aux pieds pour en extraire le
jus. Barbe islamique tirant sur le gris, le maître de maison se montre
plein de considération: « Vous avez bien fait de (re)venir! » Il
confirme que toutes les demeures étaient ici arméniennes.
Un jeune homme déférent nous conduit vers une autre maison dont le
soubassement est constitué de grosses pierres. Ce seraient ici,
dit-il, les seuls restes de l'église. S'agit-il de « Sourp Garabed »
(saint Charles)? Comment être certain que la famille de mon épouse a
prié en ce lieu?
Devant chez elle, une autre femme porte le foulard serré, à la manière
exacte de la grand-mère de Rose-Marie à Marseille. Celle-ci s'en
approche, les larmes aux yeux, et la femme l'enlace tout contre elle:
« Rhourban! » Mot turc ou kurde? Mot poignant, presque oublié, par
lequel la mamie Araxie interpellait précisément sa petite-fille: «
Rhourban », mon me
Hazar Gölü, autrefois lac Göljük
(lac Dzovk en arménien)
Nous marquons l'arrêt au bord du lac Hazar (Hazar Gölü), au sud
d'Elazig: un lac naturel, aux eaux bleues, avec son camping, ses
plages aménagées et ses sports nautiques. Hazar Gölü est le nouveau
nom donné au lac Göljük de sinistre mémoire (lac Dzovk en arménien),
qui constitua en 1915 l'un des « sites abattoirs » du génocide. Le
consul Davis estima à 10000 les cadavres d'Arméniens qu'il découvrit
de ses yeux sur ces rives et au pied des falaises: « Peu d'endroits
pouvaient être mieux adaptés à l'exécution du plan diabolique des
Turcs que ce lac tranquille situé loin des regards »
Une partie du clan Gélénian aura-t-elle été exterminée ici? À la
station-service, le pompiste semble tout ignorer de la tragédie. Ou ne
veut-il rien en savoir? « Arméniens, Turcs, tous ensemble! », fait-il
dans un sourire un peu embarrassé Et plusieurs d'entre nous se
demandent alors si l'empressement manifesté à notre égard, tous ces
jours-ci, n'est pas à la mesure d'une confuse, d'une lancinante
culpabilité.
Mercredi 28 Janvier 2015
A Elazig, en mémoire d'Araxie Gélénian
RACINES ARMéNIENNES (2/3) L'année 2015 donnera lieu à d'importantes
cérémonies de commémoration du génocide des Arméniens, il y a cent
ans. L'été dernier, notre envoyé spécial a effectué un pèlerinage en
Turquie, avec son épouse d'origine arménienne. Voici son carnet de
voyage
par Pierre-Yves LE PRIOL
De notre envoyé spécial
Entre Kahramanmaras et Malatya, par Sürgü, la route empruntée par
notre groupe remonte certains chemins de l'exil parcourus durant l'été
1915 par les colonnes de réfugiés arméniens. Ceux-ci y étaient dirigés
vers la mort à Deir Ez-Zor, leur destination finale, en plein désert
de Syrie.
Malatya (Malatia en arménien)
Réputée aujourd'hui pour ses abricots, l'ancienne Mélitène garde les
ruines de son église de la Sainte-Trinité, dont la coupole s'est
effondrée. Sarkis Der-Tavitian y entonne la prière du Der Voghormia («
Seigneur, prend pitié »), reprise par le groupe. Il se dit convaincu
que son grand-père, dont il possède une vieille photo (grosses
moustaches et fez à la turque), a prié ici avant d'être massacré «
pour ne pas renier sa foi ».
Une poignée d'Arméniens de Malatya, aux noms turquifiés, osent
désormais se revendiquer chrétiens. Trois d'entre eux nous conduisent
à l'ancien cimetière de la communauté, où est notamment enterrée la
famille du journaliste arméno-turc Hrant Dink (assassiné à Istanbul en
2007). Une petite chapelle en construction y avait été rasée par les
autorités en 2012, avant d'être réédifiée et tolérée.
L'Euphrate
On parvient au cours supérieur de l'Euphrate, dans une région devenue
majoritairement kurde. Au pont de Kale (Izoli en arménien), un barrage
a donné naissance à l'immense lac artificiel de Karakaya. Ainsi les
retenues destinées à l'irrigation ont-elles modifié l'apparence du
fleuve, et recouvert certaines traces du génocide. On ne saura jamais
le nombre exact d'Arméniens qui furent égorgés en ce lieu ou jetés Ã
l'eau, parce que trop faibles pour marcher. Mais les témoins firent
état d'un fleuve « rouge de sang » et qui charriait des cadavres.
C'est la canicule, tout comme à l'été 1915. Lors d'un arrêt sous les
ombrages, deux jeunes filles viennent spontanément offrir des
pastèques. Sarkis leur présente notre groupe, évoque le génocide. Sous
le voile islamique, les deux visiteuses nous gardent leur
bienveillance souriante.
Harput (en arménien Kharpert)
Des hauteurs de l'ancienne ville arménienne, on découvre en contrebas
l'agglomération turque d'Elazig dont les immeubles collectifs
attestent l'urbanisation intense du pays. Voici l'emplacement du
collège autrefois réputé de la Mission américaine (Euphrates College),
dont il ne reste plus une seule pierre: profs et élèves y furent
massacrés, à l'exception de certaines jeunes filles enlevées Ã
destination de harems.
La vue est dégagée sur l'ancienne « plaine d'or » de Kharpert, célèbre
autrefois pour ses blés et ses vignes. Le consul américain en poste
ici, Leslie Davis, écrivit qu'avec la disparition des Arméniens la
région allait « régresser d'un siècle ». Et, de fait, la famine y
persista plusieurs années après 1915.
Elazig (Mezré en arménien)
Dotée d'un collège français et d'une mission de Pères capucins, la
ville était réputée pour son marché. À Marseille, cinquante ans après
la tragédie, la grand-mère de mon épouse Rose-Marie en décrivait
encore les étals surchargés de fruits et légumes: comme une évocation
de l'ge d'or perdu de l'enfance.
En 1915, le consul Davis consigne de nombreux détails sur la machine
génocidaire qui se met en place dans cette région, qualifiée par les
historiens de « province-charnier ». D'abord incrédule, Leslie Davis
comprend bientôt qu'il s'agit « d'une entreprise sans précédent dans
l'histoire ». Il note l'arrestation des leaders de la communauté (fin
avril), soupçonnés de « complot révolutionnaire ». Puis le désarmement
systématique des hommes (en mai et juin) et leur assassinat à la
prison centrale, au konak (la préfecture) et bientôt, faute de place,
dans les campagnes des environs.
Enfin vient le départ en déportation (début juillet) pour la
population restante: « De l'enfant au berceau jusqu'au dernier
vieillard », selon l'expression du crieur public de la ville. Les
convois s'ébranlent vers Malatya puis Édesse, ou vers Diyarbakir puis
Mardin, pour transiter ensuite par l'actuelle Rakka: là même où
l'organisation terroriste Daech a aujourd'hui établi son fief. À la
mi-août 1915, il ne reste plus guère d'Arméniens dans la région.
À l'hôtel, pour cause de préceptes musulmans, les bières commandées
nous sont servies dans une pièce close, loin des regards. Rose-Marie y
évoque la mémoire de sa grand-mère, Araxie Gélénian, morte à Marseille
en 1969. Cette femme restée tatouée au visage, après avoir été prise
comme « épouse » par un Turc, parvint à s'échapper pour rejoindre
Alep, puis Beyrouth et la France.
Sürsüsü (Soursouri
ou Sorceré en arménien)
La Soursouri arménienne, où naquit Araxie Gélénian, est devenue une
banlieue bétonnée d'Elazig. Nous y découvrons le dernier quartier
constitué de maisons de torchis, en voie d'abandon. Des vieilles
femmes comprennent d'emblée la raison de notre venue et, en montrant
le ciel avec d'amples gestes d'affliction, témoignent de ce qu'elles
connaissent le sort tragique réservé ici aux Arméniens. À défaut
d'enseignement à l'école, la réalité de 1915 se sera transmise dans
les familles
Un homme nous invite à entrer dans sa cour, close de murs. Nous y
découvrons les dernières traces de la tradition viticole de la région:
une treille et une pierre plate creusée en auge, posée là , sur
laquelle on foulait autrefois le raisin aux pieds pour en extraire le
jus. Barbe islamique tirant sur le gris, le maître de maison se montre
plein de considération: « Vous avez bien fait de (re)venir! » Il
confirme que toutes les demeures étaient ici arméniennes.
Un jeune homme déférent nous conduit vers une autre maison dont le
soubassement est constitué de grosses pierres. Ce seraient ici,
dit-il, les seuls restes de l'église. S'agit-il de « Sourp Garabed »
(saint Charles)? Comment être certain que la famille de mon épouse a
prié en ce lieu?
Devant chez elle, une autre femme porte le foulard serré, à la manière
exacte de la grand-mère de Rose-Marie à Marseille. Celle-ci s'en
approche, les larmes aux yeux, et la femme l'enlace tout contre elle:
« Rhourban! » Mot turc ou kurde? Mot poignant, presque oublié, par
lequel la mamie Araxie interpellait précisément sa petite-fille: «
Rhourban », mon me
Hazar Gölü, autrefois lac Göljük
(lac Dzovk en arménien)
Nous marquons l'arrêt au bord du lac Hazar (Hazar Gölü), au sud
d'Elazig: un lac naturel, aux eaux bleues, avec son camping, ses
plages aménagées et ses sports nautiques. Hazar Gölü est le nouveau
nom donné au lac Göljük de sinistre mémoire (lac Dzovk en arménien),
qui constitua en 1915 l'un des « sites abattoirs » du génocide. Le
consul Davis estima à 10000 les cadavres d'Arméniens qu'il découvrit
de ses yeux sur ces rives et au pied des falaises: « Peu d'endroits
pouvaient être mieux adaptés à l'exécution du plan diabolique des
Turcs que ce lac tranquille situé loin des regards »
Une partie du clan Gélénian aura-t-elle été exterminée ici? À la
station-service, le pompiste semble tout ignorer de la tragédie. Ou ne
veut-il rien en savoir? « Arméniens, Turcs, tous ensemble! », fait-il
dans un sourire un peu embarrassé Et plusieurs d'entre nous se
demandent alors si l'empressement manifesté à notre égard, tous ces
jours-ci, n'est pas à la mesure d'une confuse, d'une lancinante
culpabilité.