La Croix, France
Mardi 27 Janvier 2015
Sur les traces des Arméniens disparus
L'année 2015 donnera lieu à d'importantes cérémonies de commémoration
du génocide des Arméniens, il y a cent ans. L'été dernier, notre
envoyé spécial a effectué un pèlerinage en Turquie, avec son épouse
d'origine arménienne. Voici son carnet de voyage. Anatolie turque de
notre envoyé spécial
par LE PRIOL Pierre-Yves
Perpétré à partir du 24 avril 1915, dans l'actuelle Turquie, le
génocide arménien a juste un siècle Dès demain 28 janvier, lors d'un
dîner solennel en présence de François Hollande, les responsables de
la communauté arménienne de France (qui compte environ 400 000
personnes) vont engager toute une année de commémorations.
Dans cette perspective, nous étions un groupe d'une quinzaine de
personnes à effectuer un voyage en « Arménie historique », en juillet
dernier, à l'est du plateau anatolien: là même où un million et demi
de victimes furent massacrées par l'armée turque et par ses supplétifs
kurdes ou circassiens (les terribles « tchétés »).
Émouvant voyage en compagnie d'Américains d'origine arménienne, mais
surtout aux côtés de mon épouse Rose-Marie et de sa soeur. Nées au
sein de la communauté arménienne de Marseille, Rose-Marie (Vartouhie)
et Nathalie Frangulian sont les petites-filles de quatre rescapés du
génocide, mais leurs huit arrière-grands-parents y trouvèrent la mort.
C'était la première fois en un siècle que les Frangulian « osaient »
retourner sur les lieux du berceau familial: authentique pèlerinage
aux sources grce au précieux concours du voyagiste Armen Aroyan.
Voici donc, sous forme de bloc-notes, la recension de ce périple sur
des terres autrefois chrétiennes et dont ne subsistent plus guère que
de vieilles pierres
Kayseri (Césarée de Cappadoce)
Débarqués d'Istanbul, nous commençons notre itinéraire en Cappadoce, Ã
l'ouest des anciennes terres arméniennes. Césarée est la ville où a
grandi l'illustre saint évangélisateur de l'Arménie, Grégoire
l'Illuminateur (IVe siècle). Premier moment de recueillement dans une
église à l'abandon qui lui était autrefois dédiée. Donnant d'emblée le
ton à ce voyage, le doyen de notre groupe, le docteur Hagop Dikranian,
se met à genoux pour prier puis raconte les conditions du massacre de
sa famille dans cette ville. Au centre de Césarée, magnifique
alignement de maisons de pierres arméniennes, restées intactes, où
s'installèrent jusqu'à aujourd'hui des familles turques.
Arrêt à la bourgade voisine de Talas où nous découvrons, sur la
hauteur, une haute btisse ayant servi autrefois de collège pour la
Mission américaine. Les élèves arméniens y furent pour la plupart
massacrés. Rencontre surprise d'un descendant de ces Arméniens de
Talas qui nous découvre le tatouage de son prénom (Sarkis, Serge)
caché sur son avant-bras. S'il a perdu l'usage de sa langue
ancestrale, l'irréductible Sarkis Tékian ose réaffirmer sa foi
chrétienne: « Je n'ai peur de personne, sauf de Jésus-Christ! »
Develi (Everek en arménien)
Avec sa coupole, l'ancienne église Saint-Toros a été transformée en
mosquée mais, en y cherchant bien, des inscriptions arméniennes
subsistent. À notre compagnon de voyage Sarkis Der-Tavitian, qui parle
turc, une vieille femme à foulard révèle que sa propre maison, aux
murs peints en jaune, faisait office autrefois de presbytère attaché Ã
l'église. Sur la vieille porte de fer, marquée de la date 1905,
quelques lettres encore lisibles de l'alphabet arménien. Au bout du
quartier, Vasken Kaltakjian et son épouse repèrent avec accablement la
subsistance d'une rue Talaat-Pacha: du nom d'un des trois dirigeants
turcs qui ordonnèrent le génocide!
Un peu plus au sud, la bourgade montagnarde de Saimbeyli (Hadjin en
arménien) marque l'entrée en Cilicie. C'était autrefois une petite
ville dotée d'une cathédrale, Saint-Georges, dont on distingue les
ruines sur les hauteurs. Pour le groupe, avec de vieilles photos,
Arshak Kazandjian évoque des souvenirs de sa famille, originaire
d'ici.
Deux policiers en civil viennent discrètement aux nouvelles, puis
s'éloignent De l'autre côté de la vallée, les restes du monastère
Saint-Jacques où furent torturés et tués les leaders de la communauté
locale. Selon des témoins de l'époque, le mufti (chef musulman) de
Hadjin s'éleva fermement contre les débordements de violence à l'égard
des « ghiavours » (infidèles).
Kozan (Sis en arménien)
Voici l'ancienne capitale religieuse de la « Grande maison de Cilicie
», la seconde en primauté au sein de l'Église apostolique arménienne.
Avec le très sportif Harout Der-Tavitian, nous escaladons l'immense
citadelle royale en ruines, dotée d'une vue imprenable sur la ville
turque.
Après des siècles de présence, le catholicos (patriarche) de Cilicie
dut quitter son siège détruit, au lendemain du génocide. Il adressa Ã
sa communauté exsangue et dispersée une lettre pathétique,
exprimant sa volonté « de rejoindre les débris précieux de notre
peuple martyr » () « jusqu'à ce que Dieu », écrivait-il, « par une
nouvelle création, lui prépare un paradis de délivrance » Son
successeur Aram 1er, qui vit à Antélias, près de Beyrouth, revendique
auprès de la justice turque la restitution du Catholicossat de Sis.
Adana
Entourée d'immenses étendues de coton exploitées par des Arméniens, la
grande cité côtière du sud-est de la Turquie avait été dès 1909 le
thétre de « massacres de chrétiens »: au bas mot, 30 000 morts.
Presque tous les lieux du souvenir y ont disparu, et nous ne trouvons
pas où nous recueillir.
Iskenderun (Alexandrette)
Voici un appendice du territoire turc que revendique toujours la
Syrie, autrefois sous mandat français. Quelques Arméniens purent
survivre après 1915 parmi les chrétiens arabes. À Iskenderun, une
petite église arménienne (datée de 1872) accueille une messe tous les
quinze jours, mais le sermon doit y être prononcé en turc. Nous
traversons Antakya, l'Antioche-sur-Oronte fréquentée au premier siècle
par saint Paul.
Nous voici au pied du Musa Dagh (Musa Dagi en turc), l'ancien mont
Moïse qui se détache au loin dans la brume. C'est un haut lieu de la
résistance arménienne de 1915, sauvé de la destruction par une
intervention de la Marine française (lire Les Quarante Jours du Musa
Dagh, beau roman de Franz Werfel). Orangeraies verdoyantes à proximité
de la petite église du souvenir, devant laquelle nous nous
approvisionnons en miels, savons d'Alep et cartes postales anciennes.
Gaziantep (Ayntab en arménien)
Antique cité de la principauté latine d'Edesse, au temps des croisés,
la ville est dotée d'un riche patrimoine de maisons d'origine
chrétienne. On y fait la connaissance d'un architecte turc qui en a
restauré plusieurs et y a retrouvé, dissimulés sous des combles, des
titres de propriété arméniens. Avec émotion, nous l'aidons Ã
déchiffrer certains de ces documents jaunis.
Rencontre, au hasard d'un parc public, d'une réfugiée arménienne de
Syrie. Sonia Dekirmendjian vient de fuir la ville d'Alep, dévastée par
la guerre civile, pour trouver refuge dans le pays même où sa famille
fut massacrée en 1915: « Ici, les Turcs sont gentils avec nous. »
Kahramanmaras
(Marach en arménien)
Le pied à peine posé au sol, Berj Chekijian récupère un peu de terre
de la ville natale de son père pour aller la déposer, au retour, sur
sa tombe d'exilé. Dans l'ancien quartier arménien, les vieilles
constructions en torchis sont présentées sur des panneaux comme des
maisons « ottomanes ». En 1915, Marach était dotée d'un orphelinat
allemand, Bethel, dont les murs sont encore debout. La grand-mère de
Rosine Der-Tavitian avait pu y survivre, en apprenant les arts
ménagers. C'est avec un vieux portrait d'elle que Rosine pose
elle-même, pour la photo, devant la carcasse du btiment qui a survécu
aux vicissitudes de l'histoire.
Mardi 27 Janvier 2015
Sur les traces des Arméniens disparus
L'année 2015 donnera lieu à d'importantes cérémonies de commémoration
du génocide des Arméniens, il y a cent ans. L'été dernier, notre
envoyé spécial a effectué un pèlerinage en Turquie, avec son épouse
d'origine arménienne. Voici son carnet de voyage. Anatolie turque de
notre envoyé spécial
par LE PRIOL Pierre-Yves
Perpétré à partir du 24 avril 1915, dans l'actuelle Turquie, le
génocide arménien a juste un siècle Dès demain 28 janvier, lors d'un
dîner solennel en présence de François Hollande, les responsables de
la communauté arménienne de France (qui compte environ 400 000
personnes) vont engager toute une année de commémorations.
Dans cette perspective, nous étions un groupe d'une quinzaine de
personnes à effectuer un voyage en « Arménie historique », en juillet
dernier, à l'est du plateau anatolien: là même où un million et demi
de victimes furent massacrées par l'armée turque et par ses supplétifs
kurdes ou circassiens (les terribles « tchétés »).
Émouvant voyage en compagnie d'Américains d'origine arménienne, mais
surtout aux côtés de mon épouse Rose-Marie et de sa soeur. Nées au
sein de la communauté arménienne de Marseille, Rose-Marie (Vartouhie)
et Nathalie Frangulian sont les petites-filles de quatre rescapés du
génocide, mais leurs huit arrière-grands-parents y trouvèrent la mort.
C'était la première fois en un siècle que les Frangulian « osaient »
retourner sur les lieux du berceau familial: authentique pèlerinage
aux sources grce au précieux concours du voyagiste Armen Aroyan.
Voici donc, sous forme de bloc-notes, la recension de ce périple sur
des terres autrefois chrétiennes et dont ne subsistent plus guère que
de vieilles pierres
Kayseri (Césarée de Cappadoce)
Débarqués d'Istanbul, nous commençons notre itinéraire en Cappadoce, Ã
l'ouest des anciennes terres arméniennes. Césarée est la ville où a
grandi l'illustre saint évangélisateur de l'Arménie, Grégoire
l'Illuminateur (IVe siècle). Premier moment de recueillement dans une
église à l'abandon qui lui était autrefois dédiée. Donnant d'emblée le
ton à ce voyage, le doyen de notre groupe, le docteur Hagop Dikranian,
se met à genoux pour prier puis raconte les conditions du massacre de
sa famille dans cette ville. Au centre de Césarée, magnifique
alignement de maisons de pierres arméniennes, restées intactes, où
s'installèrent jusqu'à aujourd'hui des familles turques.
Arrêt à la bourgade voisine de Talas où nous découvrons, sur la
hauteur, une haute btisse ayant servi autrefois de collège pour la
Mission américaine. Les élèves arméniens y furent pour la plupart
massacrés. Rencontre surprise d'un descendant de ces Arméniens de
Talas qui nous découvre le tatouage de son prénom (Sarkis, Serge)
caché sur son avant-bras. S'il a perdu l'usage de sa langue
ancestrale, l'irréductible Sarkis Tékian ose réaffirmer sa foi
chrétienne: « Je n'ai peur de personne, sauf de Jésus-Christ! »
Develi (Everek en arménien)
Avec sa coupole, l'ancienne église Saint-Toros a été transformée en
mosquée mais, en y cherchant bien, des inscriptions arméniennes
subsistent. À notre compagnon de voyage Sarkis Der-Tavitian, qui parle
turc, une vieille femme à foulard révèle que sa propre maison, aux
murs peints en jaune, faisait office autrefois de presbytère attaché Ã
l'église. Sur la vieille porte de fer, marquée de la date 1905,
quelques lettres encore lisibles de l'alphabet arménien. Au bout du
quartier, Vasken Kaltakjian et son épouse repèrent avec accablement la
subsistance d'une rue Talaat-Pacha: du nom d'un des trois dirigeants
turcs qui ordonnèrent le génocide!
Un peu plus au sud, la bourgade montagnarde de Saimbeyli (Hadjin en
arménien) marque l'entrée en Cilicie. C'était autrefois une petite
ville dotée d'une cathédrale, Saint-Georges, dont on distingue les
ruines sur les hauteurs. Pour le groupe, avec de vieilles photos,
Arshak Kazandjian évoque des souvenirs de sa famille, originaire
d'ici.
Deux policiers en civil viennent discrètement aux nouvelles, puis
s'éloignent De l'autre côté de la vallée, les restes du monastère
Saint-Jacques où furent torturés et tués les leaders de la communauté
locale. Selon des témoins de l'époque, le mufti (chef musulman) de
Hadjin s'éleva fermement contre les débordements de violence à l'égard
des « ghiavours » (infidèles).
Kozan (Sis en arménien)
Voici l'ancienne capitale religieuse de la « Grande maison de Cilicie
», la seconde en primauté au sein de l'Église apostolique arménienne.
Avec le très sportif Harout Der-Tavitian, nous escaladons l'immense
citadelle royale en ruines, dotée d'une vue imprenable sur la ville
turque.
Après des siècles de présence, le catholicos (patriarche) de Cilicie
dut quitter son siège détruit, au lendemain du génocide. Il adressa Ã
sa communauté exsangue et dispersée une lettre pathétique,
exprimant sa volonté « de rejoindre les débris précieux de notre
peuple martyr » () « jusqu'à ce que Dieu », écrivait-il, « par une
nouvelle création, lui prépare un paradis de délivrance » Son
successeur Aram 1er, qui vit à Antélias, près de Beyrouth, revendique
auprès de la justice turque la restitution du Catholicossat de Sis.
Adana
Entourée d'immenses étendues de coton exploitées par des Arméniens, la
grande cité côtière du sud-est de la Turquie avait été dès 1909 le
thétre de « massacres de chrétiens »: au bas mot, 30 000 morts.
Presque tous les lieux du souvenir y ont disparu, et nous ne trouvons
pas où nous recueillir.
Iskenderun (Alexandrette)
Voici un appendice du territoire turc que revendique toujours la
Syrie, autrefois sous mandat français. Quelques Arméniens purent
survivre après 1915 parmi les chrétiens arabes. À Iskenderun, une
petite église arménienne (datée de 1872) accueille une messe tous les
quinze jours, mais le sermon doit y être prononcé en turc. Nous
traversons Antakya, l'Antioche-sur-Oronte fréquentée au premier siècle
par saint Paul.
Nous voici au pied du Musa Dagh (Musa Dagi en turc), l'ancien mont
Moïse qui se détache au loin dans la brume. C'est un haut lieu de la
résistance arménienne de 1915, sauvé de la destruction par une
intervention de la Marine française (lire Les Quarante Jours du Musa
Dagh, beau roman de Franz Werfel). Orangeraies verdoyantes à proximité
de la petite église du souvenir, devant laquelle nous nous
approvisionnons en miels, savons d'Alep et cartes postales anciennes.
Gaziantep (Ayntab en arménien)
Antique cité de la principauté latine d'Edesse, au temps des croisés,
la ville est dotée d'un riche patrimoine de maisons d'origine
chrétienne. On y fait la connaissance d'un architecte turc qui en a
restauré plusieurs et y a retrouvé, dissimulés sous des combles, des
titres de propriété arméniens. Avec émotion, nous l'aidons Ã
déchiffrer certains de ces documents jaunis.
Rencontre, au hasard d'un parc public, d'une réfugiée arménienne de
Syrie. Sonia Dekirmendjian vient de fuir la ville d'Alep, dévastée par
la guerre civile, pour trouver refuge dans le pays même où sa famille
fut massacrée en 1915: « Ici, les Turcs sont gentils avec nous. »
Kahramanmaras
(Marach en arménien)
Le pied à peine posé au sol, Berj Chekijian récupère un peu de terre
de la ville natale de son père pour aller la déposer, au retour, sur
sa tombe d'exilé. Dans l'ancien quartier arménien, les vieilles
constructions en torchis sont présentées sur des panneaux comme des
maisons « ottomanes ». En 1915, Marach était dotée d'un orphelinat
allemand, Bethel, dont les murs sont encore debout. La grand-mère de
Rosine Der-Tavitian avait pu y survivre, en apprenant les arts
ménagers. C'est avec un vieux portrait d'elle que Rosine pose
elle-même, pour la photo, devant la carcasse du btiment qui a survécu
aux vicissitudes de l'histoire.