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Arménie : revenir, ou non, au lac de Van?

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  • Arménie : revenir, ou non, au lac de Van?

    La Croix, France
    29 janv 2015

    Arménie : revenir, ou non, au lac de Van??

    RACINES ARMéNIENNES (3/3) L'année 2015 donnera lieu à d'importantes
    cérémonies de commémoration du génocide des Arméniens, il y a cent
    ans. L'été dernier, notre envoyé spécial a effectué un pèlerinage en
    Turquie, avec son épouse d'origine arménienne. Voici son carnet de
    voyage

    par Pierre-Yves LE PRIOL
    De notre envoyé spécial

    Nous traversons la plaine de la Haute-Mésopotamie, qui sépare
    l'Euphrate du Tigre, dans une région qui n'était pas encore sécurisée
    voilà vingt ans (bandits de grands chemins, soulèvements kurdes)
    Direction Diyarbakir, la métropole du sud-est de la Turquie, surnommée
    la « ville noire » en raison de ses vieux remparts de basalte qui
    dominent précisément le Tigre.

    Diyarbakir

    (Dikranagerd en arménien)

    Découverte dans une grande cour bien protégée, avec sa vingtaine
    d'arches de pierre noire, de l'église arménienne de Sourp Giragos
    (saint Cyriaque), réputée avoir été l'une des plus grandes du
    Moyen-Orient. Ã titre exceptionnel, les autorités turques ont autorisé
    sa réhabilitation en 2011, avec l'aide financière de la ville, du
    Patriarcat arménien d'Istanbul et de la diaspora.

    Ã peine entrée dans l'édifice, Annie Chekijian est saisie d'émotion
    devant de si vastes proportions: « Ma grand-mère prétendait que Sourp
    Giragos avait disposé de sept autels de front! On ne la croyait pas,
    on pensait qu'elle exagérait » Les sept autels sont pourtant bien lÃ,
    s'étalant sur toute la largeur de l'édifice.

    Au restaurant, un jeune militant politique kurde, qui a fait de la
    prison, se revendique arménien par l'une de ses arrière-grands-mères.
    Il affirme que plusieurs de ses ascendants musulmans se seraient
    rendus à La Mecque, après le génocide, « pour se purifier de leurs
    péchés ». Il estime que les Arméniens ne sont pas assez nombreux Ã
    venir en Turquie, qu'ils ne réclament pas suffisamment leurs droits:
    non seulement la reconnaissance du génocide, « mais la restitution des
    biens perdus et les indemnisations pour les préjudices subis ».

    Sason (Sassoun en arménien)

    Tous les membres du groupe auraient voulu se recueillir ici devant un
    lieu de mémoire, mais il n'en existe évidemment pas. C'est donc sous
    la pancarte d'entrée du village que Sarkis et Harout entonnent un
    chant patriotique célébrant les anciens «fedaï» (résistants) du massif
    du Sassoun, qualifiés autrefois de « lions des montagnes » Marquée par
    des soulèvements répétés, dès 1894 puis en 1904, cette région
    d'altitude devint en 1915 un lieu de refuge pour des dizaines de
    milliers de familles ayant dû fuir la riche plaine de Mouch
    (aujourd'hui Mus).

    L'assaut de l'armée turque et de ses supplétifs kurdes (les « tchétés
    », ou « bachi-bouzouks ») fut engagé le 18 juillet 1915. On vit des
    femmes se battre au poignard et d'autres se jeter dans le vide, avec
    leurs enfants dans les bras. Même si quelques combattants parvinrent Ã
    rejoindre les lignes russes, plus à l'est, la majorité des Arméniens
    réfugiés ici furent massacrés ou moururent de faim. Le Sassoun reste
    un peu l'équivalent, dans l'imaginaire arménien, du plateau du Vercors
    en France.

    Bitlis (en turc et en arménien)

    La ville de naissance de l'écrivain William Saroyan est aussi celle du
    grand-père paternel de mon épouse, Baghdasar (Balthasar) Frangulian:
    un vrai Bitlisi (habitant de Bitlis), réputé rude et de tempérament
    montagnard, Ã l'image du paysage de son enfance. Selon le témoignage
    ultérieur d'un général ottoman, les massacres atteignirent ici des
    sommets d'atrocité, il ne « s'en était jamais produit de tels dans
    l'histoire de l'islam » avant que la ville ne soit prise mais trop
    tard par les Russes.

    Sur les hauteurs, une église arménienne en ruine (portant la date de
    1885) sert de mur d'enceinte à une entreprise de travaux publics. Un
    conducteur d'engins nous explique qu'elle fit longtemps office
    d'entrepôt à cigarettes. Selon la chronique,
    une église de Bitlis servait en 1915 de lieu de plaisir aux soldats
    turcs des environs. Serait-ce celle-ci? Le petit Bagh - da - sar aurait-il
    prié entre ces pierres avant le génocide? La mémoire familiale fait
    défaut en ce domaine. Nous franchissons l'enceinte effondrée, au
    milieu des herbes folles. En hommage à son grand-père et à son épouse,
    de sa voix de soprano, ma belle-soeur Nathalie entonne un chant
    traditionnel de mariage puis un silence recueilli tombe sur chacun.

    Van (en turc et en arménien)

    Nous débouchons sur le lac de Van, suspendu à 1700 mètres d'altitude.
    Quelle surprise: le drapeau arménien voisine, devant notre hôtel, avec
    le drapeau turc! Initiative prise par l'établissement pour s'attirer
    une clientèle venant d'Arménie et de toute la diaspora, afin de
    découvrir cette terre de mémoire au riche potentiel touristique.

    Photo de groupe au pied de l'ancienne citadelle arménienne, dominée
    par un immense drapeau turc. Sur les panneaux explicatifs, il est fait
    état d'un lointain royaume d'Ourartou, sans aucune mention de
    l'identité effective du lieu. Nous traversons de part en part
    l'immense terrain vague où se trouvait l'ancienne ville de Van, dont
    il ne reste rien. C'est que les Russes arrivèrent trop tard pour la
    sauver. Aux causes bien connues du génocide (haine envers la foi
    chrétienne, jalousie à l'égard de la prospérité arménienne, envie
    d'accaparement des biens), s'ajouta ici la volonté d'ériger tout un
    peuple en bouc émissaire responsable des avancées militaires russes.

    En contrebas, un café de plein air émet une musique turque tonitruante
    sur laquelle, Ã notre étonnement, s'adaptent les pas d'une danse
    arménienne. Sous des yeux ébahis, plusieurs d'entre nous se lancent
    dans la ronde d'un « kotchari » tel qu'il n'a plus guère été dansé ici
    depuis un siècle.

    ÃŽle d'Akdamar

    (Aghtamar en arménien)

    Au soleil couchant, nous découvrons l'église historique de la
    Sainte-Croix (Sourp Khatch), remontant au Xe siècle et restaurée en
    2010 par la Turquie. Située sur une île, elle symbolise plus que toute
    autre l'ancienne présence arménienne en Anatolie. Mais sa
    réhabilitation n'a été permise qu'Ã titre patrimonial et touristique,
    de sorte que toute prière collective nous est explicitement interdite
    par le gardien. Une fois encore, les panneaux explicatifs ne
    mentionnent pas l'origine réelle de cet édifice vénéré de toute la
    diaspora.

    Voilà pourquoi c'est avec des sentiments contrastés que notre groupe
    va quitter le lac de Van pour s'en retourner chez lui, aux États-Unis
    et en France. Certains d'entre nous, dont mon épouse, envisagent de
    revenir dès l'été prochain dans cette « Arménie historique », pour le
    centenaire de 1915. Mais Berj Chekijian n'éprouve, quant à lui, que de
    la colère. Et après douze jours de découvertes si éprouvantes sur le
    plan affectif, il n'aspire plus qu'Ã retrouver la sérénité de ses
    terrains de golf, Ã Boston « Quelle tragédie que celle de notre
    peuple! Et dire qu'on ne peut plus rien faire, ce qui a existé ne
    reviendra jamais. Je continuerai à militer pour notre cause, bien sûr.
    Mais je ne reviendrai plus ici, c'est décidé. Je ne veux plus
    m'imposer une telle violence en voyant tout ce qui a été
    irrémédiablement perdu. »


    http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Revenir-ou-non-au-lac-de-Van-2015-01-29-1274436

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