LE GENOCIDE DES ARMENIENS : UN BILAN DES RECHERCHES
Publie le : 16-02-2015
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=85758
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information publiee sur le site de la Mission du
centenaire de la Première Guerre mondiale.
Legende photo : Camp de concentration de Ras ul-Ain, janvier 1916
(coll.Archives nationales d'Armenie) D.R.
14-18 Mission Centenaire
L'extermination des Armeniens, le sommet des crimes de guerre,
des crimes dans la guerre pendant la periode de la Première Guerre
mondiale, est desormais qualifiee de genocide par un anachronisme
retrospectif très signifiant, puisque le terme de genocide n'a ete
forge qu'en 1943 par Raphaël Lemkin, juriste qui s'etait passionne pour
le sort des Armeniens dès les annees vingt. L'etude du genocide des
Armeniens est sortie de la logique unique des rapports de force entre
grandes puissances où elle avait ete confinee dans le prolongement
de la Question armenienne qui a emerge sur la scène internationale au
XIXe siècle, meme si l'on sait bien que ce que Donald Bloxham appelle
'le grand jeu du genocide' a reconfigure sans le transformer le
'grand jeu' du demembrement de l'Empire ottoman.
Aujourd'hui on part de la dimension ottomane, en particulier sous
l'angle ideologique de la dictature jeune-turque. Le caractère
universel du crime contre les Armeniens est examine dans le cadre de
ce qui fut pour les Ottomans une guerre de dix ans, de 1911 a 1922,
incluant la Première Guerre mondiale. Comme l'Empire allemand,
l'Empire ottoman se sentait la victime d'un encerclement par des
grandes puissances ennemies, les Russes au Nord, Les Britanniques
au Sud et a l'Est. Comme l'Empire russe, l'Empire ottoman a voulu
profiter de la guerre pour une tentative d'ingenierie sociale et
demographique par les deplacements forces de population, et dans
ce cas par l'extermination. Si les Ottomans ont perdu la guerre,
les Turcs l'ont gagnee. Mais la tentative d'homogeneisation de
leur nation a ete payee par les minorites chretiennes qui ont ete
detruites : les Armeniens, situes au coeur du programme meurtrier
de l'Etat (sans doute 1,3 millions de morts, accompagnees de viols,
d'enlèvements de femmes et d'enfants et de conversions forcees) et,
secondairement, les Assyro-Chaldeens ou Syriaques.
De nombreux fonds d'archives sont desormais etudies et souvent publies,
archives diplomatiques americaines, allemandes, britanniques,
temoignages des missionnaires, archives du Vatican, archives
ottomanes du Premier ministre, archives armeniennes. Ces materiaux,
en particulier consulaires, ont permis de grandes avancees dans la
connaissance des procedures d'extermination des populations dans les
provinces, en particulier par l'etude du fonds du Deuxième Bureau,
attache au ministère de l'Interieur, sur le programme que le Comite
central jeune-turc a mis en oeuvre : planification administrative
des deportations, volonte des chefs jeunes-turcs de transformer la
composition demographique de l'Asie Mineure, au besoin en eradiquant
les groupes susceptibles d'entraver leur projet. La recherche qui
se poursuit apportera des precisions sur certains points, comme les
differences locales, mais le cadre general de cette histoire est
desormais etabli.
La radicalisation des Jeunes Turcs : des Guerres balkaniques a la
Grande Guerre
Le rôle des Guerres balkaniques (1912-1913) et de la defaite humiliante
subie par l'Empire ottoman face a ses anciens vassaux serbes, bulgares
et grecs est central dans le processus de radicalisation du Comite
central jeune-turc, dès la première prise de decision, en fevrier 1914
: deporter d'abord les populations grecques des rives de la mer Egee,
puis les populations armeniennes. Les documents ottomans ont permis
d'identifier les principaux commanditaires et executants du genocide,
dont un debut de mise en oeuvre a ete observe de mars a juin 1914. Les
neuf membres du Comite central du Comite Union et Progrès ont largement
debattu ; les uns, majoritaires, etaient favorables a la destruction
systematique des Armeniens, tandis qu'une minorite suggerait de limiter
ces massacres aux zones frontières avec la Russie et de se contenter
de deporter la population armenienne restante dans les deserts de
Syrie et de Mesopotamie. Entre le 22 et le 25 mars 1915, des reunions
qui ont decide du sort des Armeniens se sont tenues a Istanbul.
Sur l'influence du contexte international et du jeu des Puissances
sur le genocide, les historiens de la Grande Guerre ont bien montre
l'instrumentalisation de la Question armenienne par les Puissances
et les capacites du regime jeune-turc a jouer de la concurrence
qui les opposait les unes aux autres. Ni la Grande Bretagne ni la
France ne desiraient la guerre mais elles n'ont pas ete pretes a
faire des efforts pour l'eviter. La question du rôle de l'Allemagne
reste controversee. On sait bien l'habilete avec laquelle le regime
jeune-turc a exploite son alliance avec les puissances centrales pour
mener sa propre politique. Mais l'Allemagne etait sans doute le seul
Etat en mesure de freiner la politique de destruction des populations
armeniennes ottomanes et elle ne l'a pas fait pour des raisons de
strategie militaire, laissant les mains libres aux Jeunes-turcs
agissant > dans le racisme
et le darwinisme social.
Les deux phases du genocide
Fondee sur l'usage extensif du temoignage des victimes et des rescapes,
l'approche geographique du genocide permet de mesurer son impact local,
d'apprecier les differences de traitement d'une region a l'autre et
de saisir la complexite de la machinerie exterminatrice y compris
dans sa dimension socio-economique. En penetrant jusqu'au niveau des
communautes villageoises et en rendant compte du comportement des
bourreaux, des victimes, et de ceux qui se > (des
temoins aux participants aux massacres, tels des Kurdes), on peut fixer
dans le temps avec precision la > qu'a constitue le
genocide pour la population armenienne d'Asie Mineure et d'Anatolie :
ses membres ont paye de leur vie le desir de construction d'une unite
nationale edifiee sur la destruction de la diversite ethnique.
Le niveau d'analyse microhistorique permet de preciser les etapes de
la destruction des Armeniens et la chronologie des evenements pour
chaque region. La première phase du genocide (mars 1915 a avril 1916)
se decompose en un prealable qui consiste a arreter et a exterminer
les mobilises (mars 1915) et les elites (avril-mai a Istanbul comme
en province) ; suivent l'arrestation et le massacre, a proximite
de leurs lieux de residence, des autres hommes adultes (mai-juin),
avant la deportation du reste de la population (juin-août). À peu
près tous les convois de deportes ainsi que leurs itineraires ont
ete identifies et leur depart date. On connaît les escadrons de
l'Organisation speciale et les sites a partir desquels ils operaient
pour exterminer les deportes en cours de route. Une liste assez
complète d'environ 1 700 criminels impliques dans les operations de
deportation et de massacre peut etre dressee : hauts fonctionnaires,
militaires, chefs des clubs jeunes-turcs locaux, inspecteurs delegues
sur place par le Comite central du Comite Union et Progrès, officiers
de l'Organisation speciale, etc.
Des monographies regionales nous aident notamment a comprendre comment
l'administration ottomane se chargeait des tâches officielles, comme
le recensement des deportes et de leurs biens, l'organisation des
convois, laissant aux paramilitaires de l'Organisation speciale le
travail officieux, a savoir la destruction.
Une fois les etapes du processus de decision de deportation et
d'extermination des Armeniens connues, on a pu isoler ce que Raymond
Kervokian appelle la seconde phase du genocide, qui s'etend d'avril
a novembre 1916. Elle a vise les deportes qui etaient parvenus
jusqu'a > (formule officielle), dans
les deserts de Syrie et Mesopotamie : on depasse la la volonte de
> et de > puisqu'on ne se
trouve plus sur le territoire > de la Turquie. 25 camps de
concentration administres par la Sous-direction des deportes etablie
a Alep etaient disperses dans ces regions. Enfin, 192 750 survivants
armeniens ont ete executes a Der Zor et sa peripherie entre juillet
et novembre 1916, comme un point final au programme d'extermination
concu par l'Ittihad. Les recits de rescapes mis par ecrit >, entre 1917 et 1920 se sont reveles indispensables pour saisir de
l'interieur le sort des convois de deportes ou la vie dans les camps de
concentration de Syrie et de Mesopotamie. La dimension economique du
genocide, par le projet de creation d'une Millî itiksat (>), consistant a capter les entreprises armeniennes
et grecques et a les transferer a des entrepreneurs >
est connue, en particulier la confiscation des biens armeniens,
dont plus de 2 000 eglises et 400 monastères, qui constituent le
patrimoine monumental principal.
Tuer, et après ?
La Commission des Responsabilites auprès de la Conference de la
Paix (fevrier-avril 1919) a preconise la creation d'un Tribunal
international pour juger les criminels de guerre et definir de
nouvelles categories de crimes comme ceux qui ont ete perpetres contre
une partie de la population ottomane. Mais des anciens criminels
de guerre ont trouve leur place dans l'appareil d'Etat kemaliste :
les effets du lien ideologique profond entre le regime jeune-turc
(depuis 1908) et le nouvel Etat turc (depuis 1923) se font sentir
jusqu'a nos jours. Ils revèlent la lutte d'influence qui existait dans
l'immediat après-guerre entre Mustapha Kemal et les cadres jeunes-turcs
qui continuaient a obeir aux chefs ittihadistes refugies a Berlin
depuis novembre 1918. L'etude des procès des criminels de guerre
jeunes-turcs qui se sont tenus a Istanbul de 1919 a 1922 permet de
comprendre ce qui se jouait alors dans la capitale ottomane et les
difficultes que rencontraient des tribunaux locaux pour juger des
nationaux, aussi lourdes que soient les charges pesant sur eux.
L'evolution du droit international en matière de crimes contre
l'humanite doit beaucoup a l'oeuvre accomplie par Raphael Lemkin
et, concernant la qualification de genocide, a ses references a
l'extermination des Armeniens dont l'impunite a constitue un des
points de depart de sa reflexion dès les annees vingt. L'essentiel
de ces categorisations nouvelles se retrouve dans la Convention de
1948 avec la prevention et la punition du crime de genocide.
Les etudes comparatistes sur les genocides degagent les facteurs
constants dans les crimes de masse, comme le contexte de guerre,
l'instauration d'un regime totalitaire et l'usage systematique de
paramilitaires pour la mise en oeuvre des massacres. Le dechaînement
des violences de guerre, la levee des interdits moraux et les
promesses d'impunite pour les criminels et leurs commanditaires sont
des conditions propices que l'on retrouve dans le cas du genocide
des Armeniens avec les phenomènes de radicalisation d'un parti-Etat
qui a decide de mener une politique d'extermination a l'encontre d'un
groupe constitutif de la societe.
L'etude du genocide des Armeniens a, ces dernières annees, pris une
forme pluridisciplinaire et s'inscrit dorenavant dans le champ plus
general des violences de masse, contribuant par la meme a alimenter
les etudes comparatistes. Ainsi des travaux ont ete menes sur les > de rescapes entreprises durant la periode
du genocide et sur leur sort, sur la question de l'islamisation des
jeunes femmes et des enfants armeniens, mais egalement sur des sujets
plus directement lies a l'actualite, comme le deni officiel de l'Etat
turc, le regard de la societe turque sur son passe, ou encore le poids
du passe en Armenie et dans la diaspora armenienne. L'evaluation de
ces crimes de masse, sur lesquels la communaute scientifique porte
un jugement globalement consensuel, ne souffre actuellement plus de
discussion sur leur nature et sur leur qualification.
-------
Ce texte a ete redige par Raymond Kevorkian et Annette Becker a
la demande du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de
la Première Guerre mondiale, qui l'a lu et approuve après quelques
modifications.
Ouvrages et recueils recents qui font tous la part belle aux donnees
archivistiques
Raymond Kevorkian, Le genocide des Armeniens, Odile Jacob, 2006.
Taner Akcam, Un acte honteux : le genocide armenien et la question
de la responsabilite turque, Folio Gallimard, 2012.
Jay Winter, (Dir.) The Cambridge History of First World War/La Première
Guerre mondiale, 3 volumes, Fayard, 2013-4. (coordination Annette
Becker)Vol. 1, Combats, chap. 11, Robin Prior, >,
chap. 22 : Hans Lukas Kieser et Donald Bloxham, >, Vol. 3
Societes, Chap. 10, Annette Becker, >.
Annette Becker, Voir la Grande Guerre, un autre recit, Armand-Colin,
2014.
Annette Becker et Jay Winter, , Revue d'histoire de la Shoah, n°177-178,
janvier-août 2003.
Donald Bloxham, The Great Game of Genocide : Imperialism, Nationalism,
and the Destruction of the Ottoman Armenians, Oxford University
Press, 2005.
Lire aussi :
> vs >
Agenda - Paris : Colloque international sur le genocide des Armeniens
Retour a la rubrique
Source/Lien : 14-18 Mission Centenaire
From: Baghdasarian
Publie le : 16-02-2015
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=85758
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information publiee sur le site de la Mission du
centenaire de la Première Guerre mondiale.
Legende photo : Camp de concentration de Ras ul-Ain, janvier 1916
(coll.Archives nationales d'Armenie) D.R.
14-18 Mission Centenaire
L'extermination des Armeniens, le sommet des crimes de guerre,
des crimes dans la guerre pendant la periode de la Première Guerre
mondiale, est desormais qualifiee de genocide par un anachronisme
retrospectif très signifiant, puisque le terme de genocide n'a ete
forge qu'en 1943 par Raphaël Lemkin, juriste qui s'etait passionne pour
le sort des Armeniens dès les annees vingt. L'etude du genocide des
Armeniens est sortie de la logique unique des rapports de force entre
grandes puissances où elle avait ete confinee dans le prolongement
de la Question armenienne qui a emerge sur la scène internationale au
XIXe siècle, meme si l'on sait bien que ce que Donald Bloxham appelle
'le grand jeu du genocide' a reconfigure sans le transformer le
'grand jeu' du demembrement de l'Empire ottoman.
Aujourd'hui on part de la dimension ottomane, en particulier sous
l'angle ideologique de la dictature jeune-turque. Le caractère
universel du crime contre les Armeniens est examine dans le cadre de
ce qui fut pour les Ottomans une guerre de dix ans, de 1911 a 1922,
incluant la Première Guerre mondiale. Comme l'Empire allemand,
l'Empire ottoman se sentait la victime d'un encerclement par des
grandes puissances ennemies, les Russes au Nord, Les Britanniques
au Sud et a l'Est. Comme l'Empire russe, l'Empire ottoman a voulu
profiter de la guerre pour une tentative d'ingenierie sociale et
demographique par les deplacements forces de population, et dans
ce cas par l'extermination. Si les Ottomans ont perdu la guerre,
les Turcs l'ont gagnee. Mais la tentative d'homogeneisation de
leur nation a ete payee par les minorites chretiennes qui ont ete
detruites : les Armeniens, situes au coeur du programme meurtrier
de l'Etat (sans doute 1,3 millions de morts, accompagnees de viols,
d'enlèvements de femmes et d'enfants et de conversions forcees) et,
secondairement, les Assyro-Chaldeens ou Syriaques.
De nombreux fonds d'archives sont desormais etudies et souvent publies,
archives diplomatiques americaines, allemandes, britanniques,
temoignages des missionnaires, archives du Vatican, archives
ottomanes du Premier ministre, archives armeniennes. Ces materiaux,
en particulier consulaires, ont permis de grandes avancees dans la
connaissance des procedures d'extermination des populations dans les
provinces, en particulier par l'etude du fonds du Deuxième Bureau,
attache au ministère de l'Interieur, sur le programme que le Comite
central jeune-turc a mis en oeuvre : planification administrative
des deportations, volonte des chefs jeunes-turcs de transformer la
composition demographique de l'Asie Mineure, au besoin en eradiquant
les groupes susceptibles d'entraver leur projet. La recherche qui
se poursuit apportera des precisions sur certains points, comme les
differences locales, mais le cadre general de cette histoire est
desormais etabli.
La radicalisation des Jeunes Turcs : des Guerres balkaniques a la
Grande Guerre
Le rôle des Guerres balkaniques (1912-1913) et de la defaite humiliante
subie par l'Empire ottoman face a ses anciens vassaux serbes, bulgares
et grecs est central dans le processus de radicalisation du Comite
central jeune-turc, dès la première prise de decision, en fevrier 1914
: deporter d'abord les populations grecques des rives de la mer Egee,
puis les populations armeniennes. Les documents ottomans ont permis
d'identifier les principaux commanditaires et executants du genocide,
dont un debut de mise en oeuvre a ete observe de mars a juin 1914. Les
neuf membres du Comite central du Comite Union et Progrès ont largement
debattu ; les uns, majoritaires, etaient favorables a la destruction
systematique des Armeniens, tandis qu'une minorite suggerait de limiter
ces massacres aux zones frontières avec la Russie et de se contenter
de deporter la population armenienne restante dans les deserts de
Syrie et de Mesopotamie. Entre le 22 et le 25 mars 1915, des reunions
qui ont decide du sort des Armeniens se sont tenues a Istanbul.
Sur l'influence du contexte international et du jeu des Puissances
sur le genocide, les historiens de la Grande Guerre ont bien montre
l'instrumentalisation de la Question armenienne par les Puissances
et les capacites du regime jeune-turc a jouer de la concurrence
qui les opposait les unes aux autres. Ni la Grande Bretagne ni la
France ne desiraient la guerre mais elles n'ont pas ete pretes a
faire des efforts pour l'eviter. La question du rôle de l'Allemagne
reste controversee. On sait bien l'habilete avec laquelle le regime
jeune-turc a exploite son alliance avec les puissances centrales pour
mener sa propre politique. Mais l'Allemagne etait sans doute le seul
Etat en mesure de freiner la politique de destruction des populations
armeniennes ottomanes et elle ne l'a pas fait pour des raisons de
strategie militaire, laissant les mains libres aux Jeunes-turcs
agissant > dans le racisme
et le darwinisme social.
Les deux phases du genocide
Fondee sur l'usage extensif du temoignage des victimes et des rescapes,
l'approche geographique du genocide permet de mesurer son impact local,
d'apprecier les differences de traitement d'une region a l'autre et
de saisir la complexite de la machinerie exterminatrice y compris
dans sa dimension socio-economique. En penetrant jusqu'au niveau des
communautes villageoises et en rendant compte du comportement des
bourreaux, des victimes, et de ceux qui se > (des
temoins aux participants aux massacres, tels des Kurdes), on peut fixer
dans le temps avec precision la > qu'a constitue le
genocide pour la population armenienne d'Asie Mineure et d'Anatolie :
ses membres ont paye de leur vie le desir de construction d'une unite
nationale edifiee sur la destruction de la diversite ethnique.
Le niveau d'analyse microhistorique permet de preciser les etapes de
la destruction des Armeniens et la chronologie des evenements pour
chaque region. La première phase du genocide (mars 1915 a avril 1916)
se decompose en un prealable qui consiste a arreter et a exterminer
les mobilises (mars 1915) et les elites (avril-mai a Istanbul comme
en province) ; suivent l'arrestation et le massacre, a proximite
de leurs lieux de residence, des autres hommes adultes (mai-juin),
avant la deportation du reste de la population (juin-août). À peu
près tous les convois de deportes ainsi que leurs itineraires ont
ete identifies et leur depart date. On connaît les escadrons de
l'Organisation speciale et les sites a partir desquels ils operaient
pour exterminer les deportes en cours de route. Une liste assez
complète d'environ 1 700 criminels impliques dans les operations de
deportation et de massacre peut etre dressee : hauts fonctionnaires,
militaires, chefs des clubs jeunes-turcs locaux, inspecteurs delegues
sur place par le Comite central du Comite Union et Progrès, officiers
de l'Organisation speciale, etc.
Des monographies regionales nous aident notamment a comprendre comment
l'administration ottomane se chargeait des tâches officielles, comme
le recensement des deportes et de leurs biens, l'organisation des
convois, laissant aux paramilitaires de l'Organisation speciale le
travail officieux, a savoir la destruction.
Une fois les etapes du processus de decision de deportation et
d'extermination des Armeniens connues, on a pu isoler ce que Raymond
Kervokian appelle la seconde phase du genocide, qui s'etend d'avril
a novembre 1916. Elle a vise les deportes qui etaient parvenus
jusqu'a > (formule officielle), dans
les deserts de Syrie et Mesopotamie : on depasse la la volonte de
> et de > puisqu'on ne se
trouve plus sur le territoire > de la Turquie. 25 camps de
concentration administres par la Sous-direction des deportes etablie
a Alep etaient disperses dans ces regions. Enfin, 192 750 survivants
armeniens ont ete executes a Der Zor et sa peripherie entre juillet
et novembre 1916, comme un point final au programme d'extermination
concu par l'Ittihad. Les recits de rescapes mis par ecrit >, entre 1917 et 1920 se sont reveles indispensables pour saisir de
l'interieur le sort des convois de deportes ou la vie dans les camps de
concentration de Syrie et de Mesopotamie. La dimension economique du
genocide, par le projet de creation d'une Millî itiksat (>), consistant a capter les entreprises armeniennes
et grecques et a les transferer a des entrepreneurs >
est connue, en particulier la confiscation des biens armeniens,
dont plus de 2 000 eglises et 400 monastères, qui constituent le
patrimoine monumental principal.
Tuer, et après ?
La Commission des Responsabilites auprès de la Conference de la
Paix (fevrier-avril 1919) a preconise la creation d'un Tribunal
international pour juger les criminels de guerre et definir de
nouvelles categories de crimes comme ceux qui ont ete perpetres contre
une partie de la population ottomane. Mais des anciens criminels
de guerre ont trouve leur place dans l'appareil d'Etat kemaliste :
les effets du lien ideologique profond entre le regime jeune-turc
(depuis 1908) et le nouvel Etat turc (depuis 1923) se font sentir
jusqu'a nos jours. Ils revèlent la lutte d'influence qui existait dans
l'immediat après-guerre entre Mustapha Kemal et les cadres jeunes-turcs
qui continuaient a obeir aux chefs ittihadistes refugies a Berlin
depuis novembre 1918. L'etude des procès des criminels de guerre
jeunes-turcs qui se sont tenus a Istanbul de 1919 a 1922 permet de
comprendre ce qui se jouait alors dans la capitale ottomane et les
difficultes que rencontraient des tribunaux locaux pour juger des
nationaux, aussi lourdes que soient les charges pesant sur eux.
L'evolution du droit international en matière de crimes contre
l'humanite doit beaucoup a l'oeuvre accomplie par Raphael Lemkin
et, concernant la qualification de genocide, a ses references a
l'extermination des Armeniens dont l'impunite a constitue un des
points de depart de sa reflexion dès les annees vingt. L'essentiel
de ces categorisations nouvelles se retrouve dans la Convention de
1948 avec la prevention et la punition du crime de genocide.
Les etudes comparatistes sur les genocides degagent les facteurs
constants dans les crimes de masse, comme le contexte de guerre,
l'instauration d'un regime totalitaire et l'usage systematique de
paramilitaires pour la mise en oeuvre des massacres. Le dechaînement
des violences de guerre, la levee des interdits moraux et les
promesses d'impunite pour les criminels et leurs commanditaires sont
des conditions propices que l'on retrouve dans le cas du genocide
des Armeniens avec les phenomènes de radicalisation d'un parti-Etat
qui a decide de mener une politique d'extermination a l'encontre d'un
groupe constitutif de la societe.
L'etude du genocide des Armeniens a, ces dernières annees, pris une
forme pluridisciplinaire et s'inscrit dorenavant dans le champ plus
general des violences de masse, contribuant par la meme a alimenter
les etudes comparatistes. Ainsi des travaux ont ete menes sur les > de rescapes entreprises durant la periode
du genocide et sur leur sort, sur la question de l'islamisation des
jeunes femmes et des enfants armeniens, mais egalement sur des sujets
plus directement lies a l'actualite, comme le deni officiel de l'Etat
turc, le regard de la societe turque sur son passe, ou encore le poids
du passe en Armenie et dans la diaspora armenienne. L'evaluation de
ces crimes de masse, sur lesquels la communaute scientifique porte
un jugement globalement consensuel, ne souffre actuellement plus de
discussion sur leur nature et sur leur qualification.
-------
Ce texte a ete redige par Raymond Kevorkian et Annette Becker a
la demande du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de
la Première Guerre mondiale, qui l'a lu et approuve après quelques
modifications.
Ouvrages et recueils recents qui font tous la part belle aux donnees
archivistiques
Raymond Kevorkian, Le genocide des Armeniens, Odile Jacob, 2006.
Taner Akcam, Un acte honteux : le genocide armenien et la question
de la responsabilite turque, Folio Gallimard, 2012.
Jay Winter, (Dir.) The Cambridge History of First World War/La Première
Guerre mondiale, 3 volumes, Fayard, 2013-4. (coordination Annette
Becker)Vol. 1, Combats, chap. 11, Robin Prior, >,
chap. 22 : Hans Lukas Kieser et Donald Bloxham, >, Vol. 3
Societes, Chap. 10, Annette Becker, >.
Annette Becker, Voir la Grande Guerre, un autre recit, Armand-Colin,
2014.
Annette Becker et Jay Winter, , Revue d'histoire de la Shoah, n°177-178,
janvier-août 2003.
Donald Bloxham, The Great Game of Genocide : Imperialism, Nationalism,
and the Destruction of the Ottoman Armenians, Oxford University
Press, 2005.
Lire aussi :
> vs >
Agenda - Paris : Colloque international sur le genocide des Armeniens
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