QUE VEUT ERDOGAN ?
REVUE DE PRESSE
Ces jours-ci, le concept cle du lexique politique turc est celui de
"Nouvelle Turquie". Le president elu, Recep Tayyip Erdogan, l'appelle
de ses voeux a longueur de discours, tout comme les membres de
son equipe politique. Les journalistes pro-Erdogan reservent leurs
chroniques a des eloges de cette Turquie nouvelle, rappelant aux
lecteurs que l'ancienne a vecu, qu'il faut s'en feliciter.
Mais que recouvre exactement la notion de "Nouvelle Turquie" ? C'est
difficile a dire, la description qui en est faite etant souvent floue.
On se contente de nous dire que la Nouvelle Turquie est un pays où
"la democratie" sera consolidee et que l'ère des coups d'Etat y sera
a jamais revolue. C'est bien sûr une bonne nouvelle, mais on nous
fait aussi comprendre que cette democratie se resume aux elections et
qu'elle ne recouvre rien d'autre, ou presque. De fait, affirmer que
"la democratie ne se resume pas aux elections" est aujourd'hui tabou
et declenche des reactions de la part d'Erdogan et de ses fervents
disciples.
Ceux qui tiennent de tels propos, presument-ils, justifient les coups
d'Etat militaires contre les gouvernements elus, comme ce fut le cas
en Egypte [juillet 2013]. L'attachement profond des conservateurs
pro-Erdogan aux rendez-vous electoraux se comprend aisement : ils
constituent le gros de l'electorat turc (entre 40 et 50 % des votants)
et sont donc susceptibles de remporter les prochaines elections
dans les annees a venir. En fait, comme on pouvait le lire sur ses
affiches de campagne, le parti d'Erdogan (AKP) ["islamiste modere"],
ambitionne de rester au pouvoir au moins jusqu'en 2071, pour celebrer
les mille ans de la conquete de l'Anatolie par la Turquie.
Hegemonie. Soit, mais comment gouverneront-ils ? Institueront-ils
une democratie pluraliste, dont toutes les sphères de la societe
se sentiront partie integrante, comme Erdogan l'a promis dans ses
fameux "discours au balcon" [depuis le siège de l'AKP, où il prend
la parole après ses victoires], ou opteront-ils pour une hegemonie
conservatrice calquee sur l'hegemonie laïque (c'est-a-dire kemaliste)
[d'avant l'AKP] qui caracterisait la "Vieille Turquie" ?
Cette hegemonie est deja en grande partie installee sur le plan
administratif, plusieurs postes cles des ministères etant occupes par
des pro-Erdogan. Si l'AKP poursuit sur sa lancee, il devrait devenir
un parti d'Etat, choyant ses cadres et sa coterie tout en exacerbant
la grogne des mecontents. En d'autres termes, les critiques virulentes
adressees par l'AKP au gouvernement [prochiite] de Nouri Al-Maliki en
Irak - selon lesquelles celui-ci destabiliserait le pays "en excluant
les sunnites" - pourraient s'appliquer de fait a l'AKP lui-meme,
qui semble avoir mis sur la touche les sunnites non conservateurs
en Turquie.
Les manifestations de juin 2013 au parc Gezi, qui etaient en somme
une reaction de rejet des milieux laïques face a la domination de
l'AKP, auraient pu servir de piqûre de rappel, mais Erdogan a prefere
l'evacuer en invoquant a la place des "complots".
"Soleil de notre temps". Le culte de l'homme providentiel est egalement
un aspect de la Nouvelle Turquie qui la rapproche de l'ancienne. Dans
la Vieille Turquie, ce culte etait personnifie par Ataturk. Dans la
nouvelle, il le serait par Erdogan. Les symboles et le vocabulaire
employes pour venerer les deux leaders se recoupent de plus en plus. Un
nouveau livre consacre a Erdogan est d'ailleurs intitule Le Soleil
de notre temps, ce qui etait egalement le surnom d'Ataturk.
L'inconvenient majeur du culte de l'homme providentiel est de
diaboliser ses opposants, qualifies d'"ennemis de l'interieur". Comme
on a pu le lire dans un editorial date du 22 août dans le quotidien
pro-Erdogan Yeni Safak, "si les attaques [visant la Nouvelle Turquie]
viennent de l'interieur [...], c'est ce qu'on appelle une trahison".
Le meme editorial declare egalement : "La Nouvelle Turquie n'est pas
un slogan. La Nouvelle Turquie est un projet. C'est la refonte et la
reorganisation de la Turquie."
Cette "refonte" et cette "reorganisation" de la Turquie sont sans
doute un projet un peu vague encore. Certains conservateurs, comme
Yusuf Kaplan, chroniqueur attitre de Yeni Safak, emettent toutefois
des idees chocs. Dans un article polemique intitule "Vingt suggestions
a Erdogan", le journaliste propose une "revolution" orchestree par
l'Etat dans les domaines de l'education, de la culture et des medias,
qui impliquerait notamment une refonte complète de notre système
educatif "dans le respect de l'esprit de notre civilisation".
Plus scandaleux encore, il a appele de ses voeux la "demolition" de
l'Universite du Bosphore, de l'universite Bilkent et de l'Universite
technique du Moyen-Orient (ODTU) - soit les meilleurs etablissements de
Turquie -, accusees d'etre des "agences de recrutement des cultures
etrangères [c'est-a-dire occidentales]". Yusuf Kaplan n'est pas
un porte-parole officiel de l'AKP. Il ne fait aucun doute qu'il
represente une ligne dure au sein des milieux islamistes, qui voient
dans la Nouvelle Turquie un projet capable de renverser la vapeur de
l'occidentalisation de la Turquie au siècle dernier.
C'est oublier que la societe turque est moderne, multiple et retive
aux revolutions culturelles dictees par l'Etat. Si les islamistes
persistent a prôner une islamisation autoritaire, ils recolteront
ce qu'ils redoutent le plus : la progression de la laïcite, voire la
formation d'un courant antireligieux au sein de la societe turque.
Mustafa Akyol
Publie le 26 août 2014 dans Al-Monitor (extraits) Washington
mardi 13 janvier 2015, Stephane (c)armenews.com
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=106710
REVUE DE PRESSE
Ces jours-ci, le concept cle du lexique politique turc est celui de
"Nouvelle Turquie". Le president elu, Recep Tayyip Erdogan, l'appelle
de ses voeux a longueur de discours, tout comme les membres de
son equipe politique. Les journalistes pro-Erdogan reservent leurs
chroniques a des eloges de cette Turquie nouvelle, rappelant aux
lecteurs que l'ancienne a vecu, qu'il faut s'en feliciter.
Mais que recouvre exactement la notion de "Nouvelle Turquie" ? C'est
difficile a dire, la description qui en est faite etant souvent floue.
On se contente de nous dire que la Nouvelle Turquie est un pays où
"la democratie" sera consolidee et que l'ère des coups d'Etat y sera
a jamais revolue. C'est bien sûr une bonne nouvelle, mais on nous
fait aussi comprendre que cette democratie se resume aux elections et
qu'elle ne recouvre rien d'autre, ou presque. De fait, affirmer que
"la democratie ne se resume pas aux elections" est aujourd'hui tabou
et declenche des reactions de la part d'Erdogan et de ses fervents
disciples.
Ceux qui tiennent de tels propos, presument-ils, justifient les coups
d'Etat militaires contre les gouvernements elus, comme ce fut le cas
en Egypte [juillet 2013]. L'attachement profond des conservateurs
pro-Erdogan aux rendez-vous electoraux se comprend aisement : ils
constituent le gros de l'electorat turc (entre 40 et 50 % des votants)
et sont donc susceptibles de remporter les prochaines elections
dans les annees a venir. En fait, comme on pouvait le lire sur ses
affiches de campagne, le parti d'Erdogan (AKP) ["islamiste modere"],
ambitionne de rester au pouvoir au moins jusqu'en 2071, pour celebrer
les mille ans de la conquete de l'Anatolie par la Turquie.
Hegemonie. Soit, mais comment gouverneront-ils ? Institueront-ils
une democratie pluraliste, dont toutes les sphères de la societe
se sentiront partie integrante, comme Erdogan l'a promis dans ses
fameux "discours au balcon" [depuis le siège de l'AKP, où il prend
la parole après ses victoires], ou opteront-ils pour une hegemonie
conservatrice calquee sur l'hegemonie laïque (c'est-a-dire kemaliste)
[d'avant l'AKP] qui caracterisait la "Vieille Turquie" ?
Cette hegemonie est deja en grande partie installee sur le plan
administratif, plusieurs postes cles des ministères etant occupes par
des pro-Erdogan. Si l'AKP poursuit sur sa lancee, il devrait devenir
un parti d'Etat, choyant ses cadres et sa coterie tout en exacerbant
la grogne des mecontents. En d'autres termes, les critiques virulentes
adressees par l'AKP au gouvernement [prochiite] de Nouri Al-Maliki en
Irak - selon lesquelles celui-ci destabiliserait le pays "en excluant
les sunnites" - pourraient s'appliquer de fait a l'AKP lui-meme,
qui semble avoir mis sur la touche les sunnites non conservateurs
en Turquie.
Les manifestations de juin 2013 au parc Gezi, qui etaient en somme
une reaction de rejet des milieux laïques face a la domination de
l'AKP, auraient pu servir de piqûre de rappel, mais Erdogan a prefere
l'evacuer en invoquant a la place des "complots".
"Soleil de notre temps". Le culte de l'homme providentiel est egalement
un aspect de la Nouvelle Turquie qui la rapproche de l'ancienne. Dans
la Vieille Turquie, ce culte etait personnifie par Ataturk. Dans la
nouvelle, il le serait par Erdogan. Les symboles et le vocabulaire
employes pour venerer les deux leaders se recoupent de plus en plus. Un
nouveau livre consacre a Erdogan est d'ailleurs intitule Le Soleil
de notre temps, ce qui etait egalement le surnom d'Ataturk.
L'inconvenient majeur du culte de l'homme providentiel est de
diaboliser ses opposants, qualifies d'"ennemis de l'interieur". Comme
on a pu le lire dans un editorial date du 22 août dans le quotidien
pro-Erdogan Yeni Safak, "si les attaques [visant la Nouvelle Turquie]
viennent de l'interieur [...], c'est ce qu'on appelle une trahison".
Le meme editorial declare egalement : "La Nouvelle Turquie n'est pas
un slogan. La Nouvelle Turquie est un projet. C'est la refonte et la
reorganisation de la Turquie."
Cette "refonte" et cette "reorganisation" de la Turquie sont sans
doute un projet un peu vague encore. Certains conservateurs, comme
Yusuf Kaplan, chroniqueur attitre de Yeni Safak, emettent toutefois
des idees chocs. Dans un article polemique intitule "Vingt suggestions
a Erdogan", le journaliste propose une "revolution" orchestree par
l'Etat dans les domaines de l'education, de la culture et des medias,
qui impliquerait notamment une refonte complète de notre système
educatif "dans le respect de l'esprit de notre civilisation".
Plus scandaleux encore, il a appele de ses voeux la "demolition" de
l'Universite du Bosphore, de l'universite Bilkent et de l'Universite
technique du Moyen-Orient (ODTU) - soit les meilleurs etablissements de
Turquie -, accusees d'etre des "agences de recrutement des cultures
etrangères [c'est-a-dire occidentales]". Yusuf Kaplan n'est pas
un porte-parole officiel de l'AKP. Il ne fait aucun doute qu'il
represente une ligne dure au sein des milieux islamistes, qui voient
dans la Nouvelle Turquie un projet capable de renverser la vapeur de
l'occidentalisation de la Turquie au siècle dernier.
C'est oublier que la societe turque est moderne, multiple et retive
aux revolutions culturelles dictees par l'Etat. Si les islamistes
persistent a prôner une islamisation autoritaire, ils recolteront
ce qu'ils redoutent le plus : la progression de la laïcite, voire la
formation d'un courant antireligieux au sein de la societe turque.
Mustafa Akyol
Publie le 26 août 2014 dans Al-Monitor (extraits) Washington
mardi 13 janvier 2015, Stephane (c)armenews.com
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=106710