'THE CUT' : L'ODYSSEE D'UN SURVIVANT DU GENOCIDE ARMENIEN
Le Monde.fr
Mardi 13 Janvier 2015
par: Noemie Luciani
A Mardin, en Anatolie, le temps semble n'avoir aucune prise. Auprès
de sa femme et de ses deux filles jumelles, Nazaret Manoogian (Tahar
Rahim) exerce le très vieux metier de forgeron, et lorsqu'il evoque
le reste du monde et ses grandes capitales, c'est pour donner a ses
filles, qu'il veut bonnes elèves, le goût de la geographie. Il suffit
d'une nuit pour que le temps de la grande Histoire le rattrape. Nous
sommes en 1915, pendant la première guerre mondiale, et des soldats
turcs emmènent Nazaret, avec d'autres Armeniens, construire une route
dans le desert. Un genocide commence, mais rien de ce que Nazaret ne
pourra voir et apprendre ne lui ôtera l'espoir de retrouver sa famille.
Après Head-On (2004) et De l'autre côte (2007), le realisateur Fatih
Akin clôt avec The Cut ('La Blessure') un triptyque centre sur l'Amour,
la Mort et le Diable. C'est au coeur de ses personnages qu'on les
retrouve, mais si le parcours douloureux de Nazaret Manoogian est
l'occasion d'une reflexion sur la tentation 'diabolique' de faire a
son tour le mal, il est difficile de ne pas voir d'abord le Diable
dans l'evocation du genocide armenien.
Allemand d'origine turque, Fatih Akin s'empare avec The Cut d'un
sujet encore tabou en Turquie. Il le fait pourtant sans urgence et
sans hargne, en choisissant de traverser l'Histoire dans les pas d'un
homme capable de continuer d'avancer malgre elle et contre elle,
criant envers et contre tout l'existence d'une force d'amour plus
puissante encore que le desastre et les camps de la mort.
Une interpretation elegante de Tahar Rahim
Ce sont les gestes, la vigueur entetee de Nazaret traversant les
continents pour retrouver sa famille qui crient et parlent pour lui,
prive de la parole suite a une blessure. A chaque etape de son voyage,
il se retrouve contraint pour subsister, acheter son passage, de
trouver un nouveau metier. Forgeron, il devient ouvrier, fabricant de
savon, marin, charbonnier, cheminot, apprenant chaque fois un nouveau
langage des mains et du corps, reinventant sa vie pour ne pas mourir
avec le souvenir de son passe.
Applique, patient dans sa meurtrissure interieure, Nazaret trouve
dans cette belle idee, et l'interpretation elegante que Tahar Rahim
lui donne, l'etoffe d'un grand et beau personnage, de ceux que l'on
aime a garder en tete et dans les yeux, lorsque l'occasion se presente
de puiser dans la fiction un peu de courage.
Les gestes disent sa volonte, son silence dit tout le reste. Fruit
d'une blessure a l'arme blanche, il pourrait aussi bien naître de la
seule detresse morale. Il la dit et la redit sans besoin de mots,
dans les regards que l'acteur a grand soin de ne pas trop forcer
au sens, les mouvements eloquents des sourcils, l'affaissement
desempare des epaules. Mais Fatih Akin serait-il trop peu confiant
dans la performance remarquable de son acteur, qu'il dit pourtant
avoir choisi suite a sa performance mutique dans le film Un prophète,
de Jacques Audiard ? Croit-il le soutenir ? Ou bien a-t-il peur que
le mutisme de Nazaret en vienne a ressembler a celui dans lequel la
Turquie continue d'enterrer le genocide armenien ?
Le realisateur pose sur presque chacun des silences de son heros
une musique lyrique enorme, sous laquelle l'acteur et toutes les
images du film paraissent se debattre. Par la suite, dans une seconde
partie voyageuse plus epuree, plus reussie que la brûlure initiale du
genocide, la bande-son reprendra un peu de sens. Mais il faut faire
preuve de patience, et peut-etre se boucher d'abord les oreilles,
pour entrer dans ce film qui ne prend vraiment vie que pour les yeux.
Film allemand et francais de Fatih Akin avec Tahar Rahim,
Simon Abkarian, Makram J. Khoury (2 h 18). Sur le Web :
distrib.pyramidefilms.com/content/cut
From: A. Papazian
Le Monde.fr
Mardi 13 Janvier 2015
par: Noemie Luciani
A Mardin, en Anatolie, le temps semble n'avoir aucune prise. Auprès
de sa femme et de ses deux filles jumelles, Nazaret Manoogian (Tahar
Rahim) exerce le très vieux metier de forgeron, et lorsqu'il evoque
le reste du monde et ses grandes capitales, c'est pour donner a ses
filles, qu'il veut bonnes elèves, le goût de la geographie. Il suffit
d'une nuit pour que le temps de la grande Histoire le rattrape. Nous
sommes en 1915, pendant la première guerre mondiale, et des soldats
turcs emmènent Nazaret, avec d'autres Armeniens, construire une route
dans le desert. Un genocide commence, mais rien de ce que Nazaret ne
pourra voir et apprendre ne lui ôtera l'espoir de retrouver sa famille.
Après Head-On (2004) et De l'autre côte (2007), le realisateur Fatih
Akin clôt avec The Cut ('La Blessure') un triptyque centre sur l'Amour,
la Mort et le Diable. C'est au coeur de ses personnages qu'on les
retrouve, mais si le parcours douloureux de Nazaret Manoogian est
l'occasion d'une reflexion sur la tentation 'diabolique' de faire a
son tour le mal, il est difficile de ne pas voir d'abord le Diable
dans l'evocation du genocide armenien.
Allemand d'origine turque, Fatih Akin s'empare avec The Cut d'un
sujet encore tabou en Turquie. Il le fait pourtant sans urgence et
sans hargne, en choisissant de traverser l'Histoire dans les pas d'un
homme capable de continuer d'avancer malgre elle et contre elle,
criant envers et contre tout l'existence d'une force d'amour plus
puissante encore que le desastre et les camps de la mort.
Une interpretation elegante de Tahar Rahim
Ce sont les gestes, la vigueur entetee de Nazaret traversant les
continents pour retrouver sa famille qui crient et parlent pour lui,
prive de la parole suite a une blessure. A chaque etape de son voyage,
il se retrouve contraint pour subsister, acheter son passage, de
trouver un nouveau metier. Forgeron, il devient ouvrier, fabricant de
savon, marin, charbonnier, cheminot, apprenant chaque fois un nouveau
langage des mains et du corps, reinventant sa vie pour ne pas mourir
avec le souvenir de son passe.
Applique, patient dans sa meurtrissure interieure, Nazaret trouve
dans cette belle idee, et l'interpretation elegante que Tahar Rahim
lui donne, l'etoffe d'un grand et beau personnage, de ceux que l'on
aime a garder en tete et dans les yeux, lorsque l'occasion se presente
de puiser dans la fiction un peu de courage.
Les gestes disent sa volonte, son silence dit tout le reste. Fruit
d'une blessure a l'arme blanche, il pourrait aussi bien naître de la
seule detresse morale. Il la dit et la redit sans besoin de mots,
dans les regards que l'acteur a grand soin de ne pas trop forcer
au sens, les mouvements eloquents des sourcils, l'affaissement
desempare des epaules. Mais Fatih Akin serait-il trop peu confiant
dans la performance remarquable de son acteur, qu'il dit pourtant
avoir choisi suite a sa performance mutique dans le film Un prophète,
de Jacques Audiard ? Croit-il le soutenir ? Ou bien a-t-il peur que
le mutisme de Nazaret en vienne a ressembler a celui dans lequel la
Turquie continue d'enterrer le genocide armenien ?
Le realisateur pose sur presque chacun des silences de son heros
une musique lyrique enorme, sous laquelle l'acteur et toutes les
images du film paraissent se debattre. Par la suite, dans une seconde
partie voyageuse plus epuree, plus reussie que la brûlure initiale du
genocide, la bande-son reprendra un peu de sens. Mais il faut faire
preuve de patience, et peut-etre se boucher d'abord les oreilles,
pour entrer dans ce film qui ne prend vraiment vie que pour les yeux.
Film allemand et francais de Fatih Akin avec Tahar Rahim,
Simon Abkarian, Makram J. Khoury (2 h 18). Sur le Web :
distrib.pyramidefilms.com/content/cut
From: A. Papazian