Le Point, France
16 Janvier 2015
Une "Blessure" qui se referme ?
par Guillaume Perrier
VIDÉO. Avec "The Cut", Fatih Akin s'attaque au tabou suprême du
génocide arménien en Turquie. Il s'explique.
C'est la première charge lancée contre la Turquie en cette année 2015,
qui marque le centenaire du génocide des Arméniens. Et celle-ci a
d'autant plus de poids qu'elle vient, pour la première fois, de
l'intérieur, si l'on peut dire. Avec son dernier film, La blessure(The
Cut), le talentueux réalisateur germano-turc Fatih Akin lance un
avertissement à son pays d'origine en s'emparant de la mémoire du
génocide des Arméniens. "J'ai un penchant pour la justice. C'est un
acte en accord avec ma liberté de pensée et d'expression. J'ai voulu
faire ce film pour informer le public et pour créer une atmosphère de
discussion sur le génocide", précise-t-il, attablé dans un petit
restaurant de Hambourg, à deux pas de chez lui, dans un quartier
familial sur les rives de l'Elbe. Le film, sorti le 14 janvier sur les
écrans français, retrace le destin d'un survivant mutique, Nazareth,
incarné par le Français Tahar Rahim. Ce dernier, un forgeron de la
ville de Mardin qui a réussi à échapper aux massacres mais qui a perdu
l'usage de la voix, se lance à la recherche de ses jumelles, jetées
sur les routes de la déportation avec le reste de sa famille par les
gendarmes turcs. Avec The Cut, Fatih Akin, 41 ans, a voulu boucler une
trilogie entamée dix ans plus tôt. Un triptyque turc consacré à
"l'amour, la mort et le mal" qui a commencé avec le film qui l'a
révélé, le puissant et rageur
Head-On, sorti en 2004 et récompensé par l'ours d'or au Festival de
Berlin. Le deuxième volet, De l'autre côté, a reçu le prix du scénario
au Festival de Cannes en 2007. Chaque fois, les questions d'identité
déchirent des personnages complexes, égarés entre l'Allemagne et la
Turquie. Cette fois, c'est le fond du puits turc que Fatih Akin a
entrepris d'explorer : le tabou suprême, le génocide de 1915, que la
Turquie s'acharne toujours à nier, un siècle après. Au départ, son
projet était de faire un film sur Hrant Dink, journaliste arménien
assassiné en 2007 à Istanbul par un jeune fanatique d'extrême droite.
"Je suis allé voir un acteur turc pour lui proposer le rôle, mais il a
refusé, soupire Akin. J'ai fait une liste de cinq autres acteurs, mais
tous ont eu la même réponse. Trop compliqué, trop dangereux. La
Turquie n'est pas encore prête." En 2010, il revient à la charge avec
un autre scénario, voyage, se documente. "Depuis cinq ans, je me lève
avec le génocide arménien. Toute ma vie a tourné autour de ça." À
l'annonce de la sortie de The Cut, les réactions offusquées n'ont pas
tardé à fuser. "Bien sûr, en Turquie, ils disent que je suis payé par
le lobby arménien, que mon film est un deuxième Midnight Express. La
majorité des gens est totalement incapable de comprendre qu'on puisse
être empathique et sincère sur cette question", enrage-t-il. Pour
l'avant-première du film sorti confidentiellement dans vingt salles à
Istanbul, début décembre, il est venu avec cinq gardes du corps.
"J'avais reçu des menaces de mort (...). Finalement, cela n'a provoqué
aucun scandale, juste un désintérêt." Mais le plus dur a été
d'affronter le regard de ses parents. Akin est issu d'une famille de
Trabzon, sur la mer Noire, le fief des Loups gris, les militants
ultranationalistes. Son père, marin pêcheur, a émigré dans les années
1960, comme des centaines de milliers de "travailleurs invités" par
l'Allemagne. "Il était parti pour deux ou trois ans, le temps de se
payer un moteur pour son bateau, raconte le cinéaste. Il travaillait
dans une usine de savon, comme celle du film. Finalement, il y est
resté à faire la même chose pendant quarante ans." Fatih est né à
Hambourg, a grandi parmi les enfants d'immigrés. Lorsque, à 16 ans, il
entend parler pour la première fois des Arméniens, il se dit qu'il est
"impossible que des Turcs aient pu faire cela". Adolescent, sa mère
l'inscrit à ce qu'elle croit être des cours de folklore, pour
sauvegarder les racines. "Il y avait des portraits de Che Guevara aux
murs ! C'était une organisation politique." Il en ressortira avec une
culture militante radicalement à gauche. Toujours prompt à dénoncer le
"gouvernement fasciste" turc, Akin a soutenu les manifestants de la
place Taksim en 2013. "Je suis à vos côtés dans la rue, je me bats
avec vous." Artistiquement façonné par sa double culture, Fatih Akin
se dit à la fois enfant de l'Holocauste et du génocide arménien. Son
plus grand mérite aura été de s'attaquer à un sujet aussi périlleux.
Avec quelques fulgurances : les hurlements de guitares électriques sur
le chemin de la déportation, le rescapé muet, symbole des cinquante
ans de silence de la nation arménienne... Le parcours est jalonné de
scènes tirées des récits de survivants : les exécutions, les
décapitations, les viols, les gendarmes turcs sadiques... Cela dit,
comme Henri Verneuil (Mayrig) et Atom Egoyan (Ararat) avant lui, Akin
n'a pas réalisé son meilleur film avec la tragédie de 1915, mais il
l'a fait. D'ailleurs, affirme-t-il, "j'en ai fini avec la Turquie. Il
y a de quoi faire en Allemagne, où le racisme devient inquiétant".
Bande-annonce The Cut:
16 Janvier 2015
Une "Blessure" qui se referme ?
par Guillaume Perrier
VIDÉO. Avec "The Cut", Fatih Akin s'attaque au tabou suprême du
génocide arménien en Turquie. Il s'explique.
C'est la première charge lancée contre la Turquie en cette année 2015,
qui marque le centenaire du génocide des Arméniens. Et celle-ci a
d'autant plus de poids qu'elle vient, pour la première fois, de
l'intérieur, si l'on peut dire. Avec son dernier film, La blessure(The
Cut), le talentueux réalisateur germano-turc Fatih Akin lance un
avertissement à son pays d'origine en s'emparant de la mémoire du
génocide des Arméniens. "J'ai un penchant pour la justice. C'est un
acte en accord avec ma liberté de pensée et d'expression. J'ai voulu
faire ce film pour informer le public et pour créer une atmosphère de
discussion sur le génocide", précise-t-il, attablé dans un petit
restaurant de Hambourg, à deux pas de chez lui, dans un quartier
familial sur les rives de l'Elbe. Le film, sorti le 14 janvier sur les
écrans français, retrace le destin d'un survivant mutique, Nazareth,
incarné par le Français Tahar Rahim. Ce dernier, un forgeron de la
ville de Mardin qui a réussi à échapper aux massacres mais qui a perdu
l'usage de la voix, se lance à la recherche de ses jumelles, jetées
sur les routes de la déportation avec le reste de sa famille par les
gendarmes turcs. Avec The Cut, Fatih Akin, 41 ans, a voulu boucler une
trilogie entamée dix ans plus tôt. Un triptyque turc consacré à
"l'amour, la mort et le mal" qui a commencé avec le film qui l'a
révélé, le puissant et rageur
Head-On, sorti en 2004 et récompensé par l'ours d'or au Festival de
Berlin. Le deuxième volet, De l'autre côté, a reçu le prix du scénario
au Festival de Cannes en 2007. Chaque fois, les questions d'identité
déchirent des personnages complexes, égarés entre l'Allemagne et la
Turquie. Cette fois, c'est le fond du puits turc que Fatih Akin a
entrepris d'explorer : le tabou suprême, le génocide de 1915, que la
Turquie s'acharne toujours à nier, un siècle après. Au départ, son
projet était de faire un film sur Hrant Dink, journaliste arménien
assassiné en 2007 à Istanbul par un jeune fanatique d'extrême droite.
"Je suis allé voir un acteur turc pour lui proposer le rôle, mais il a
refusé, soupire Akin. J'ai fait une liste de cinq autres acteurs, mais
tous ont eu la même réponse. Trop compliqué, trop dangereux. La
Turquie n'est pas encore prête." En 2010, il revient à la charge avec
un autre scénario, voyage, se documente. "Depuis cinq ans, je me lève
avec le génocide arménien. Toute ma vie a tourné autour de ça." À
l'annonce de la sortie de The Cut, les réactions offusquées n'ont pas
tardé à fuser. "Bien sûr, en Turquie, ils disent que je suis payé par
le lobby arménien, que mon film est un deuxième Midnight Express. La
majorité des gens est totalement incapable de comprendre qu'on puisse
être empathique et sincère sur cette question", enrage-t-il. Pour
l'avant-première du film sorti confidentiellement dans vingt salles à
Istanbul, début décembre, il est venu avec cinq gardes du corps.
"J'avais reçu des menaces de mort (...). Finalement, cela n'a provoqué
aucun scandale, juste un désintérêt." Mais le plus dur a été
d'affronter le regard de ses parents. Akin est issu d'une famille de
Trabzon, sur la mer Noire, le fief des Loups gris, les militants
ultranationalistes. Son père, marin pêcheur, a émigré dans les années
1960, comme des centaines de milliers de "travailleurs invités" par
l'Allemagne. "Il était parti pour deux ou trois ans, le temps de se
payer un moteur pour son bateau, raconte le cinéaste. Il travaillait
dans une usine de savon, comme celle du film. Finalement, il y est
resté à faire la même chose pendant quarante ans." Fatih est né à
Hambourg, a grandi parmi les enfants d'immigrés. Lorsque, à 16 ans, il
entend parler pour la première fois des Arméniens, il se dit qu'il est
"impossible que des Turcs aient pu faire cela". Adolescent, sa mère
l'inscrit à ce qu'elle croit être des cours de folklore, pour
sauvegarder les racines. "Il y avait des portraits de Che Guevara aux
murs ! C'était une organisation politique." Il en ressortira avec une
culture militante radicalement à gauche. Toujours prompt à dénoncer le
"gouvernement fasciste" turc, Akin a soutenu les manifestants de la
place Taksim en 2013. "Je suis à vos côtés dans la rue, je me bats
avec vous." Artistiquement façonné par sa double culture, Fatih Akin
se dit à la fois enfant de l'Holocauste et du génocide arménien. Son
plus grand mérite aura été de s'attaquer à un sujet aussi périlleux.
Avec quelques fulgurances : les hurlements de guitares électriques sur
le chemin de la déportation, le rescapé muet, symbole des cinquante
ans de silence de la nation arménienne... Le parcours est jalonné de
scènes tirées des récits de survivants : les exécutions, les
décapitations, les viols, les gendarmes turcs sadiques... Cela dit,
comme Henri Verneuil (Mayrig) et Atom Egoyan (Ararat) avant lui, Akin
n'a pas réalisé son meilleur film avec la tragédie de 1915, mais il
l'a fait. D'ailleurs, affirme-t-il, "j'en ai fini avec la Turquie. Il
y a de quoi faire en Allemagne, où le racisme devient inquiétant".
Bande-annonce The Cut: