CourrierInternational.com
Mercredi 14 Janvier 2015
L'Arménie s'ancre à l'Est
par Guevorg Mirzaïan, Expert (Moscou)
Depuis le 1er janvier, l'Arménie est membre de l'Union économique
eurasiatique, sous la houlette de Moscou. Elle n'avait pas le choix,
estime le journal économique moscovite Expert, car la survie de cette
république du Caucase dépend de la Russie.
Personne ne doute que le niveau d'attractivité des structures
d'intégration euro-atlantiques est nettement supérieur à leurs
équivalents eurasiatiques. La maestria occidentale en matière de
communication, par le biais des médias ou de ses relais sympathisants
dans les pays ex-soviétiques, dépeint l'Union européenne comme le
phare de la démocratie, de la liberté et du progrès, tandis que tout
ce qui se rapporte à la Russie est présenté comme un retour Ã
l'héritage soviétique au sens le plus péjoratif. C'est pourquoi une
partie de l'élite politique et académique arménienne a critiqué la
démarche du président Serge Sargsian, qui a renoncé à signer l'accord
d'association avec l'UE [contrairement à la Géorgie, à la Moldavie et
à l'Ukraine] et préféré rejoindre l'Union eurasiatique [qui inclut la
Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie et bientôt le Kirghizistan].
Deux arguments sont principalement avancés par ces opposants : la voie
russe ne peut assurer à l'Arménie ni la sécurité ni le développement
économique. A Erevan, beaucoup de gens sont choqués par les
relations qu'entretient la Russie avec l'Azerbaïdjan [en conflit avec
l'Arménie depuis la guerre du Haut-Karabakh] et considèrent qu'en
vendant des armes à Bakou Moscou montre son peu de respect pour les
intérêts arméniens. Certains assurent que Bruxelles serait un bien
meilleur garant de leur sécurité. "La sécurité peut être garantie si
tu es autonome et indépendant.
Dans le cas présent, la Russie et ses partenaires ne se soucient guère
de notre sécurité. L'Union économique eurasiatique ne pourra pas
fonctionner avec l'économie et le régime qui prévalent actuellement Ã
Moscou, et elle ne peut qu'être préjudiciable à un pays comme
l'Arménie", estime le député de l'opposition Zaroui Postandjan. Un
modèle économique criminalo-oligarchique Cependant, l'Arménie, dans
les conditions actuelles, ne peut être ni autonome ni indépendante,
voilà le problème. Depuis la guerre du Haut-Karabakh, elle se trouve
en effet en situation de blocus du côté de la Turquie et de
l'Azerbaïdjan, c'est pourquoi son économie est totalement liée à la
Russie. Quant à la question militaire, la position de Moscou est
justement l'un des deux éléments clés qui empêchent l'Azerbaïdjan de
relancer la guerre (l'autre étant la position de l'Occident, qui
craint qu'une reprise du conflit ne menace le transit des ressources
azéries vers la Turquie et l'Europe). Par ailleurs, le renforcement
des relations russo-azerbaïdjanaises n'a aucun impact négatif sur le
niveau et l'ensemble des garanties assurées à Erevan par Moscou.
Concernant la question économique, certains politologues arméniens
jugent que se lier à Moscou dans les circonstances actuelles sera
lourd de conséquences. Le dram arménien est rendu fébrile par la
situation du rouble [qui ne cesse de perdre de sa valeur par rapport
au dollar et à l'euro, notamment à cause de la baisse du prix du
pétrole]. Certes, mais la crise économique en Russie ne durera pas
éternellement. Après la stabilisation des relations avec l'Occident et
une fois enrayée la chute du prix du pétrole, la situation se
normalisera. Même alors, Moscou continuera d'avoir une influence
négative sur l'économie arménienne, insistent les voix critiques. Le
fait que l'Arménie ait besoin de manière urgente de profondes réformes
de son modèle économique criminalo-oligarchique n'est un secret pour
personne. Et de nombreux experts arméniens estiment que la position
russe empêche justement la réforme de ce modèle. Moscou ferme les
yeuxCette analyse est en partie vraie. A Moscou, on soutient sans
réserve le pouvoir arménien actuel et on ferme les yeux sur toutes ses
manigances, car on craint de lui voir succéder une élite beaucoup
moins bien disposée à l'égard de la Russie. Cependant, on ne peut
faire porter à la Russie toute la culpabilité pour l'état actuel de
l'économie et de la société arméniennes. Ce sont tout de même les
citoyens arméniens, et non russes, qui ont élu Sargsian. Par
ailleurs, les critiques de la Russie semblent oublier que
l'intégration à l'Union eurasiatique apportera quelques bénéfices Ã
l'économie arménienne. Non seulement Erevan touchera plus de 1 % de
toutes les taxes douanières sur les marchandises importées dans les
pays de l'Union, mais la situation des travailleurs émigrés arméniens
s'améliorera. Les citoyens arméniens pourront désormais sans limites
et sans autorisation travailler dans les pays de l'Union et bénéficier
des prestations sociales. Or cela est d'une extrême importance quand
on sait que le chômage atteint 18 % en Arménie et que les travailleurs
émigrés en Russie envoient plus de 1 milliard de dollars par an chez
eux, ce qui représente 10 % du PIB et 40 % du budget de leur pays. Si
Moscou parvient à trouver un accord avec la Géorgie sur le
rétablissement de la communication ferroviaire avec l'Arménie (Ã
travers la Tchétchénie ou l'Abkhazie, région séparatiste géorgienne
reconnue par Moscou), l'économie arménienne aura une chance véritable
de renaissance. Rapprochement arméno-iranien Concernant les intérêts
de la Russie, ils sont avant tout politiques. Premièrement, Moscou
avait besoin d'un succès retentissant. La situation ukrainienne est
déjà suffisamment critique pour la politique russe dans l'espace
postsoviétique. L'intégration de l'Arménie est pour elle une victoire
en termes d'image. Deuxièmement, la Russie a besoin de consolider la
place de l'Arménie dans sa sphère d'influence. Certes, pour l'instant
c'est un pays qui n'a nulle part où aller. Mais qui peut nous garantir
que sa situation n'évolue pas à moyen terme ? Par exemple, quand le
blocus international contre l'Iran sera levé ? Les Iraniens nous
assurent de leur partenariat stratégique, mais ils pourraient très
bien essayer de renforcer leurs positions stratégiques en
Transcaucasie. Et si l'on tient compte du fait que Téhéran et Erevan
ont le même ennemi, à savoir Bakou, un rapprochement arméno-iranien
est de l'ordre du possible. Or si cela se produit, en cas de conflit
avec l'Iran, les positions de Moscou dans le Caucase seront menacées.
C'est pourquoi il vaut mieux prévenir toute éventualité d'une sortie
de l'Arménie de la sphère d'influence russe plutôt que de devoir gérer
les conséquences d'un tel processus, comme c'est actuellement le cas
pour Moscou en Ukraine.
Mercredi 14 Janvier 2015
L'Arménie s'ancre à l'Est
par Guevorg Mirzaïan, Expert (Moscou)
Depuis le 1er janvier, l'Arménie est membre de l'Union économique
eurasiatique, sous la houlette de Moscou. Elle n'avait pas le choix,
estime le journal économique moscovite Expert, car la survie de cette
république du Caucase dépend de la Russie.
Personne ne doute que le niveau d'attractivité des structures
d'intégration euro-atlantiques est nettement supérieur à leurs
équivalents eurasiatiques. La maestria occidentale en matière de
communication, par le biais des médias ou de ses relais sympathisants
dans les pays ex-soviétiques, dépeint l'Union européenne comme le
phare de la démocratie, de la liberté et du progrès, tandis que tout
ce qui se rapporte à la Russie est présenté comme un retour Ã
l'héritage soviétique au sens le plus péjoratif. C'est pourquoi une
partie de l'élite politique et académique arménienne a critiqué la
démarche du président Serge Sargsian, qui a renoncé à signer l'accord
d'association avec l'UE [contrairement à la Géorgie, à la Moldavie et
à l'Ukraine] et préféré rejoindre l'Union eurasiatique [qui inclut la
Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie et bientôt le Kirghizistan].
Deux arguments sont principalement avancés par ces opposants : la voie
russe ne peut assurer à l'Arménie ni la sécurité ni le développement
économique. A Erevan, beaucoup de gens sont choqués par les
relations qu'entretient la Russie avec l'Azerbaïdjan [en conflit avec
l'Arménie depuis la guerre du Haut-Karabakh] et considèrent qu'en
vendant des armes à Bakou Moscou montre son peu de respect pour les
intérêts arméniens. Certains assurent que Bruxelles serait un bien
meilleur garant de leur sécurité. "La sécurité peut être garantie si
tu es autonome et indépendant.
Dans le cas présent, la Russie et ses partenaires ne se soucient guère
de notre sécurité. L'Union économique eurasiatique ne pourra pas
fonctionner avec l'économie et le régime qui prévalent actuellement Ã
Moscou, et elle ne peut qu'être préjudiciable à un pays comme
l'Arménie", estime le député de l'opposition Zaroui Postandjan. Un
modèle économique criminalo-oligarchique Cependant, l'Arménie, dans
les conditions actuelles, ne peut être ni autonome ni indépendante,
voilà le problème. Depuis la guerre du Haut-Karabakh, elle se trouve
en effet en situation de blocus du côté de la Turquie et de
l'Azerbaïdjan, c'est pourquoi son économie est totalement liée à la
Russie. Quant à la question militaire, la position de Moscou est
justement l'un des deux éléments clés qui empêchent l'Azerbaïdjan de
relancer la guerre (l'autre étant la position de l'Occident, qui
craint qu'une reprise du conflit ne menace le transit des ressources
azéries vers la Turquie et l'Europe). Par ailleurs, le renforcement
des relations russo-azerbaïdjanaises n'a aucun impact négatif sur le
niveau et l'ensemble des garanties assurées à Erevan par Moscou.
Concernant la question économique, certains politologues arméniens
jugent que se lier à Moscou dans les circonstances actuelles sera
lourd de conséquences. Le dram arménien est rendu fébrile par la
situation du rouble [qui ne cesse de perdre de sa valeur par rapport
au dollar et à l'euro, notamment à cause de la baisse du prix du
pétrole]. Certes, mais la crise économique en Russie ne durera pas
éternellement. Après la stabilisation des relations avec l'Occident et
une fois enrayée la chute du prix du pétrole, la situation se
normalisera. Même alors, Moscou continuera d'avoir une influence
négative sur l'économie arménienne, insistent les voix critiques. Le
fait que l'Arménie ait besoin de manière urgente de profondes réformes
de son modèle économique criminalo-oligarchique n'est un secret pour
personne. Et de nombreux experts arméniens estiment que la position
russe empêche justement la réforme de ce modèle. Moscou ferme les
yeuxCette analyse est en partie vraie. A Moscou, on soutient sans
réserve le pouvoir arménien actuel et on ferme les yeux sur toutes ses
manigances, car on craint de lui voir succéder une élite beaucoup
moins bien disposée à l'égard de la Russie. Cependant, on ne peut
faire porter à la Russie toute la culpabilité pour l'état actuel de
l'économie et de la société arméniennes. Ce sont tout de même les
citoyens arméniens, et non russes, qui ont élu Sargsian. Par
ailleurs, les critiques de la Russie semblent oublier que
l'intégration à l'Union eurasiatique apportera quelques bénéfices Ã
l'économie arménienne. Non seulement Erevan touchera plus de 1 % de
toutes les taxes douanières sur les marchandises importées dans les
pays de l'Union, mais la situation des travailleurs émigrés arméniens
s'améliorera. Les citoyens arméniens pourront désormais sans limites
et sans autorisation travailler dans les pays de l'Union et bénéficier
des prestations sociales. Or cela est d'une extrême importance quand
on sait que le chômage atteint 18 % en Arménie et que les travailleurs
émigrés en Russie envoient plus de 1 milliard de dollars par an chez
eux, ce qui représente 10 % du PIB et 40 % du budget de leur pays. Si
Moscou parvient à trouver un accord avec la Géorgie sur le
rétablissement de la communication ferroviaire avec l'Arménie (Ã
travers la Tchétchénie ou l'Abkhazie, région séparatiste géorgienne
reconnue par Moscou), l'économie arménienne aura une chance véritable
de renaissance. Rapprochement arméno-iranien Concernant les intérêts
de la Russie, ils sont avant tout politiques. Premièrement, Moscou
avait besoin d'un succès retentissant. La situation ukrainienne est
déjà suffisamment critique pour la politique russe dans l'espace
postsoviétique. L'intégration de l'Arménie est pour elle une victoire
en termes d'image. Deuxièmement, la Russie a besoin de consolider la
place de l'Arménie dans sa sphère d'influence. Certes, pour l'instant
c'est un pays qui n'a nulle part où aller. Mais qui peut nous garantir
que sa situation n'évolue pas à moyen terme ? Par exemple, quand le
blocus international contre l'Iran sera levé ? Les Iraniens nous
assurent de leur partenariat stratégique, mais ils pourraient très
bien essayer de renforcer leurs positions stratégiques en
Transcaucasie. Et si l'on tient compte du fait que Téhéran et Erevan
ont le même ennemi, à savoir Bakou, un rapprochement arméno-iranien
est de l'ordre du possible. Or si cela se produit, en cas de conflit
avec l'Iran, les positions de Moscou dans le Caucase seront menacées.
C'est pourquoi il vaut mieux prévenir toute éventualité d'une sortie
de l'Arménie de la sphère d'influence russe plutôt que de devoir gérer
les conséquences d'un tel processus, comme c'est actuellement le cas
pour Moscou en Ukraine.