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Douleur Et Humiliation : L'exigence De Reparations, Par Alexis Kriko

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    DOULEUR ET HUMILIATION : L'EXIGENCE DE REPARATIONS, PAR ALEXIS KRIKORIAN

    OPINION

    C'est loin d'etre la première fois que je viens a Istanbul en ces
    belles journees de fevrier 2015. J'y suis alle peut-etre 15 ou 20 fois
    depuis ce jour de decembre 2003 où j'etais venu soutenir l'editeur
    Ragip Zarakolu qui etait poursuivi par une cour de surete de l'Etat,
    comme un vulgaire terroriste, pour avoir ose publier un livre sur les
    violations des droits de l'homme du regime issu du coup d'etat de 1980.

    J'aime cette ville, la Bolis des Armeniens. Elle est sublime. Je
    m'y sens comme un etranger chez lui. Etranger car je ne parle pas la
    langue ou les langues. Chez lui car, bien que je n'y ai jamais vecu,
    tout me rappelle mon enfance, les goûts, les couleurs ou encore
    les mots. Je m'y sens naturellement bien. Mais pas que. Car etre
    ici renvoie aussi a une perte a jamais, a une tristesse insondable,
    a une terrible douleur. La douleur de ce qui aurait pu etre si le
    genocide n'avait pas eu lieu. Cette douleur se niche dans les moments
    les plus incongrus.

    Ce peut etre a Ortakoy en voyant un groupe de jeunes hommes attables
    jouant au backgammon.

    Ce peut etre a Dolmabahce lorsque le guide officiel affirme que
    l'architecte du palais est le Sultan lui-meme et non pas l'architecte
    Balyan. La douleur se transforme alors en frustration, voire en
    colère. Ce peut etre face a Haydarpasha, la gare neo-renaissance de la
    rive asiatique d'Istanbul d'où sont partis vers leur funeste destin
    les centaines d'intellectuels armeniens arretes le 24 avril 1915,
    marquant ainsi le debut du genocide armenien. Comme a Ani, la capitale
    armenienne de l'an 1000, la ville au 1001 eglises, pas une plaque
    pour rappeler le passe armenien ou la realite de ce qui s'y est passe.

    Aujourd'hui, a Haydarpasha, des couples de jeunes maries viennent s'y
    faire prendre en photo dans la gaite et l'ignorance la plus complète.

    La douleur y devient ecoeurement.

    Ce peut etre encore face a un intellectuel armenien d'Istanbul auquel
    on souhaite communiquer un message important, mais avec lequel il n'est
    pas possible d'echanger car je ne parle pas armenien. La douleur, la
    gene, l'absurdite meme de se retrouver face a cet homme et ne pas etre
    capable de communiquer autrement qu'avec des mots d'enfants empruntes
    a toutes les langues connues : francais, anglais, allemand, turc,
    armenien meme. C'etait meme plus que cela : c'en etait humiliant. Pour
    lui, comme pour moi. La gene etait plus que palpable.

    Incapables que nous etions de nous regarder les yeux dans les yeux.

    L'intelligence de deux hommes issus de la meme terre, du meme peuple
    et pourtant incapables de communiquer intelligemment. Plus meme qu'a
    Haydarpasha, c'est a ce moment-la, face a cet intellectuel armenien,
    que j'ai ressenti toute la douleur de l'heritage du genocide armenien
    consistant en l'occurrence en l'effacement d'une nation et de sa
    culture. Cet intellectuel armenien est l'un des editeurs de la maison
    d'edition armenienne Aras, la dernière maison d'edition armenienne de
    Turquie. Cette dernière publie essentiellement des titres en turc et,
    accessoirement, des titres en armenien. Tout comme le journal Agos
    fonde par feu Hrant Dink, assassine le 19 janvier 2007 par l'Etat
    profond, publie majoritairement des pages en turc et minoritairement
    des pages en armenien. Alors qu'avant le genocide armenien, l'edition
    armenienne a Constantinople etait preponderante. Alors que le premier
    livre publie en armenien l'a ete en 1512. Quand le premier livre
    publie en turc ne l'a ete qu'a la fin du 18ème siècle. Le genocide
    armenien a detruit des vies. Il a detruit un peuple et une presence
    millenaire sur ses terres ancestrales. Ce faisant, il a detruit une
    culture. Sans le genocide la culture armenienne aurait continue de
    prosperer. Elle est aujourd'hui condamnee a survivre.

    A moins que, pour reparer en partie la terrible injustice, parmi
    les reparations que le gouvernement turc devra finir par prendre a
    l'egard de l'Armenie et des Armeniens ne se trouvent, au-dela des
    compensations financières et symboliques (une rue du 24 avril, une
    rue Hrant Dink, le deplacement de la toute recente commemoration de
    Gallipoli du 24 avril au 18 mars, etc.), au-dela des restitutions
    de proprietes spoliees, des mesures de soutien a la culture et a la
    langue armenienne en Turquie meme. L'une de ces mesures pourrait etre
    de cesser de faire de la Turquie un Etat officiellement unilingue et de
    donner un statut officiel a un certain nombre de langues de Turquie,
    comme l'armenien. A minima, la Turquie devrait signer et ratifier La
    Charte europeenne des langues regionales ou minoritaires de 1992.

    vendredi 6 mars 2015, Ara (c)armenews.com
    http://www.armenews.com/article.php3?id_article=108754

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