L'IDENTITE DES GRECS DE TURQUIE, AUJOURD'HUI
Publié le : 10-03-2015
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=86446
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cet article publié sur le site Repair le 9 mars 2015.
Repair
lundi 9 mars 2015
Par Céline Pierre Magnani, Traductrice et journaliste francaise
installée a Istanbul depuis 2008
En déclin constant, le nombre de Grecs de Turquie serait passé de
près de 100 000 personnes au début de la République a seulement
quelques milliers aujourd'hui. Céline Pierre Magnani évoque dans
cet article le rapport très particulier qu'entretiennent les Roums
avec la ville d'Istanbul, qu'ils considèrent comme leur véritable
patrie. L'auteur aborde également les difficultés auxquelles
fait face cette communauté grecque d'Istanbul (la romiosini) dont
l'identité s'est considérablement modifiée avec l'arrivée des
grecs-orthodoxe arabophones d'Antioche.
L'évocation de Â" la Ville Â", en grec i Poli (η Î Ï~LÎ"η),
nous mène directement a Istanbul... Les hellénophones orthodoxes
ont prospéré sur les rives du Bosphore depuis des milliers
d'années. Dans l'historiographie grecque, l'Empire byzantin est
présenté comme l'apogée de la culture hellène, et la continuité
revendiquée par la communauté roum[1](communauté des Grecs
d'Istanbul) durant toute la période ottomane a contribué a perpétuer
le visage cosmopolite de cette gigantesque agglomération. La
naissance de la République en 1923 et la volonté d'affirmation de
l'Etat-nation turc ont conduit a définir un statut juridique pour
les Roums, dès lors reconnus comme une Â" minorité Â"[2].
De citoyenneté turque et de nationalité grecque, la romiosini
(Ï~AÏ~IμιοÏ~CÏ~Mνη, Â" communauté grecque d'Istanbul Â") vit
en deux dimensions, partagée entre son espace identitaire référent
(la Grèce) et son espace politique concret (la Turquie). Pris dans les
cadres classiques de la conception de l'Etat, l'esprit peine a imaginer
que nation et territoire ne sont pas toujours superposables. C'est
a travers cette double identité qu'il faut essayer de comprendre le
rapport des Roums a la ville d'Istanbul.
Officiellement, le consulat de Grèce gère les affaires
administratives des ressortissants hellènes a Istanbul. Or, depuis les
accords de Lausanne de 1923, les difficultés de gestion entraînées
par le statut même de la communauté roum l'ont conduit a intervenir
de manière régulière. Comme le patriarcat, le consulat s'est
substitué bien des fois a l'institution représentative qui manque a
la communauté. Faute d'interlocuteur officiel, le consulat endossait
souvent ce rôle. Que le soutien soit politique ou économique, la
communauté peut difficilement se passer de cette aide précieuse,
bien que les prises de position consulaires ne fassent pas toujours
l'unanimité.
Fiers de la spécificité de leur identité, les Grecs d'Istanbul
ne se sentent liés au consulat que par nécessité. De nationalité
grecque, ils n'en restent pas moins des politis (Ï~@οÎ"ίÏ~DηÏ~B, Â"
habitants de "la Ville" Â"), des habitants d'Istanbul avant tout. La
richesse du vocabulaire employé traduit d'ailleurs la conscience
de cette spécificité. Trois termes quotidiennement employés
se traduisent par Â" Grec Â" en francais, et les catégories
de pensée de la langue grecque permettent d'introduire une
distinction entre culture et origine géographique. Le terme ellinas,
(ÎÎ"Î"ηναÏ~B) désigne tous ceux qui se sentent dépositaires de
cette culture grecque, vivant aussi bien sur le territoire national
grec qu'ailleurs. Chypriotes grecs, Grecs d'Istanbul, Grecs de la
diaspora... La traduction juste serait plutôt Â" Hellènes Â" que
Â" Grecs Â" si l'imaginaire francais, nourri d'études classiques,
n'y associait pas une connotation antique.
Istanbul : la véritable Â" patrie Â"
Dans le contexte de la communauté d'Istanbul, l'usage du terme
elladitis (εÎ"Î"αδίÏ~DηÏ~B, Â" Helladique Â") est fréquent. Le
mot désigne les Â" Grecs Â" (ou Â" Hellènes Â") qui habitent sur
le territoire national grec afin de les distinguer des Grecs de la
communauté. Le terme romios (Ï~AÏ~IμιÏ~LÏ~B) est utilisé pour
désigner les Â" Grecs d'Istanbul Â", c'est-a-dire les Roums. Aussi
bien employé en grec qu'en turc (rÃ"m), il désigne donc les Â"
citoyens turcs, orthodoxes de langue grecque Â" (l'emploi du terme
remonte a la période ottomane, les Roums, chrétiens orthodoxes de
l'Empire assimilés aux Â" Romains Â"). Les Roums sont les garants de
la continuité de la romiosini, branche de l'hellénisme épanouie dans
le cadre de la ville d'Istanbul. L'existence de cette terminologie
spécifique atteste d'une distinction nette dans les esprits. La
connaissance parfois approximative du grec et l'accent typique des
Roums génèrent parfois un complexe vis-a-vis des Â" Helladiques
Â". Ils utilisent d'ailleurs des expressions et un vocabulaire qui
trahissent l'influence de la langue turque.
Le territoire concrétise l'identité, lui offre un cadre pour
s'épanouir et évoluer. En somme, ils sont en dialogue. Si la
société turque reflète l'identité des individus de nationalité
turque, qu'en est-il pour un Roum ? L'identité grecque risque de
rester abstraite, alors que le dynamisme du quotidien les amène
a développer une identité turque vivante. A la question Â" Quel
est ton pays ? Â", la réponse est toujours la même, i Poli (Â"
la Ville Â"). Tout se passe comme si leur identité n'avait pas plus
de projection possible sur le territoire grec que sur le territoire
turc. Espace de synthèse entre nationalité grecque et citoyenneté
turque, seule Istanbul est leur véritable Â" patrie Â".
Le patriarcat, les églises, le patrimoine byzantin constituent autant
de points de repère dans le paysage de Â" la Ville Â" qui confirmaient
leurs racines et donc la légitimité de leur présence. C'est
d'ailleurs plus sur l'héritage byzantin que sur l'héritage de
l'Antiquité que semble se cristalliser la conscience identitaire.
Des mécanismes de protection se mettent en place pour tenter de
conserver l'intégrité de la romiosini ; la réticence au mariage
mixte (grec-turc) en est un exemple. Nombreuse jusqu'a la naissance de
la République turque en 1923, la communauté perpétuait d'elle-même
des réflexes Â" endogames Â". Au fur et a mesure des départs, les
mariages internes a la communauté se raréfiaient et chaque union
mixte signifiait l'érosion de la romiosini. Ce conservatisme est
en partie a l'origine de sa continuité historique ; il entraîne
souvent le rejet des Â" nouveautés Â" apportées par la société
environnante, de peur d'édulcorer la culture. La moyenne d'âge
avancée de la communauté est symptomatique de ce manque de dynamisme.
Le patriarcat incarne traditionnellement ce pôle conservateur. Son
usage du grec comme langue liturgique sous l'Empire ottoman en a fait
le garant de la continuité de la nation grecque. Tout au long de la
République, le patriarcat a fait l'objet de nombreux soupcons dans
l'opinion publique turque. Il est vrai que son statut reste flou :
il n'est définitivement plus l'institution religieuse locale qu'avait
prévu la République turque et s'internationalise tout en conservant
une responsabilité vis-a-vis de la communauté grecque d'Istanbul. Le
patriarcat est tour a tour vu comme traître a la République,
institution politique locale ou allié de l'Occident. Interface entre
la communauté grecque et le gouvernement turc, impliqué dans les
relations gréco-turques et acteur de la scène religieuse mondiale,
il cumule trois échelles d'intervention.
La nomination en 1991 du patriarche Bartholomée Ier a cependant
changé la donne. Réputé pour son ouverture d'esprit, il a permis par
son action d'apporter un nouveau souffle a l'institution. L'intérêt
manifesté pour des problématiques contemporaines (écologie, dialogue
des civilisations...) et les activités de l'institution sous sa
houlette ont rehaussé l'image du patriarcat. Avec le consulat, le
patriarcat reste référent dans la gestion de la communauté ; il y
participe indirectement par simples conseils ou donations. Son rôle
religieux auprès de la communauté justifie sa présence a Istanbul ;
il est donc directement menacé par la diminution des effectifs. Si
ces citoyens turcs orthodoxes venaient a disparaître, le patriarcat
d'Istanbul n'aurait plus véritablement de raison d'être. Aller
régulièrement a l'église est une manière de consolider les
ancrages. D'ailleurs, le rendez-vous dominical relève plus d'un
mode de sociabilité que d'une manifestation réelle de la foi :
il permet de se retrouver Â" entre-soi Â", de prendre des nouvelles,
de réactiver les liens communautaires.
De nouveaux questionnements identitaires
Comme pour les églises, la réduction des effectifs freine le bon
fonctionnement des établissements scolaires. Les écoles sont le
principal vecteur de la transmission de la romiosini, mais elles
ferment en nombre, ce qui cristallise les angoisses et pèse sur le
moral de la communauté. La Grande Ecole de la nation (1454), Zappeion
(1885) et Zografeion (1893) font partie des derniers établissements
ouverts, emblèmes d'un âge d'or révolu. Le coÃ"t de leur
fonctionnement est un gouffre pour le budget communautaire. Pourquoi
ne pas concentrer leurs petits effectifs sur un établissement central
? La question ne semble même pas se poser. Bien plus que l'efficacité
et l'économie, c'est l'image que la communauté a d'elle-même qui
se joue dans le maintien de ces établissements.
La question des écoles soulève un autre problème : l'arrivée des
arabophones d'Antioche, qui entraîne de nouveaux questionnements
identitaires. La catégorie Rum, utilisée dans l'administration
turque, regroupe les citoyens turcs de religion orthodoxe. Or, depuis
les années 1990, les vagues de migrations successives ont amené
de nombreux orthodoxes arabophones d'Antioche a venir s'installer
a Istanbul. Ils sont, au moins administrativement, assimilés a la
communauté roum et bénéficient, au regard de la loi, des mêmes
prérogatives que les individus de nationalité grecque. Dans le cas
des écoles, leur arrivée pose un problème tout particulier, celui
de la langue. En tant que Roums, ils fréquentent les établissements
scolaires de la communauté, mais sont mécaniquement pénalisés faute
de connaître le grec. Si les enfants scolarisés dès le plus jeune
âge peuvent rapidement s'en imprégner, les plus âgés rencontrent de
sérieuses difficultés pour jongler entre la langue arabe d'origine,
le turc imposé et le grec, désormais nouvelle langue d'étude.
Leur nombre a augmenté de manière constante ces dernières années et
ces élèves représentent désormais jusqu'a 50 % des effectifs dans
certaines classes. La question du niveau des étudiants se pose, mais
elle est secondaire. La véritable préoccupation de la communauté,
c'est celle de l'assimilation a la romiosini. Les réactions
sont variées ; elles vont du rejet pur et simple a la volonté
d'intégration. La dynamique démographique des arabophones est inverse
de celle des Roums. Gonflant les effectifs, ces arrivées permettent de
maintenir ouverts des établissements scolaires anciennement menacés.
Ce dynamisme permet aussi d'anticiper un inversement du rapport de
force a long terme. Faut-il continuer a faire vivre la romiosini si le
contenu de sa définition doit changer ? Les Roums de l'administration
turque seront demain majoritairement arabophones, tandis que la
romiosini hellène est amenée a s'éteindre.
La question des départs fait partie des sujets tabous dans ce petit
monde où tout le monde se connaît, s'observe et se jauge a l'aune
de sa fidélité a la romiosini d'origine. Au regard des chiffres, la
situation de la communauté laisse peu d'espoir de se renouveler. Mais
quelques personnalités très actives se battent pour le maintien
de cette romiosini et les représentations semblent se transmettre
efficacement. En Grèce comme en Turquie, l'origine de l'autre occupe
une place essentielle dans les perceptions. On expose ses origines
remontant jusqu'a la deuxième, troisième génération ; on parle
avec fierté du grand-père qui venait de Â" la Ville Â". Plus que
le lieu de provenance, c'est l'atmosphère culturelle de l'autre
qui intéresse.
Une romiosini d'ici et d'ailleurs prend forme : de nombreux Grecs
d'Istanbul partis s'installer a l'étranger perpétuent le lien a
la communauté d'origine. Et pour eux, le maintien de la romiosini
constitue un enjeu vital, comme si l'existence des descendants de la
communauté ne pouvait avoir de sens sans un référentiel vivant de
la culture d'origine.
Notes
[1] En turc, le terme Â" Rum Â" (Â" οιÏ~AÏ~Iμιοί Â" en grec)
désigne les individus appartenant a la communauté orthodoxe de langue
grecque établie sur le territoire de la Turquie actuelle. Dans le
langage courant, il est également utilisé pour désigner les Grecs
chypriotes.
La catégorie administrative Â" rum orthodoxe Â" qui lui est associée
inclue également les orthodoxes arabophones d'Antioche (Hatay). Depuis
la conférence de Lausanne (1922-1923), la communauté roum bénéficie
du statut officiel de Â" minorité Â", a l'instar des communautés
juives et arméniennes.
[2] La communauté des Grecs de Turquie s'est régulièrement réduite
depuis 1923. Evaluée a près de 100 000 personnes au début de
la République[2], elle ne compterait plus que quelques milliers
d'individus a Istanbul (1500, selon les chiffres avancés par le
Patriarcat d'Istanbul) dont une majorité aurait plus de 60 ans. Tout
au long du XXe siècle, les départs se sont faits a destination
de la Grèce, ainsi que vers les pays traditionnels de la diaspora
grecque (pays d'Europe occidentale, Etats-Unis, Australie, Canada
...). De facto en décalage avec les politiques d'homogénéisation
culturelle, la Â" romiosini Â"(Â" ηÏ~AÏ~IμιοÏ~CÏ~Mνη Â")
a évolué sous pression, prise en tenaille entre les logiques de
deux Etats nations. Plusieurs étapes historiques semblent avoir
accéléré le processus d'émigration : 1942 Â" varlık vergisi Â"
ou impôt sur la fortune ;les évènements du 6 et 7 Septembre 1955,
dits Â" pogroms Â" dirigés contre la minorité grecque; 1963-1964
puis 1974 lors de la crise chypriote.
Source/Lien : Repair
Publié le : 10-03-2015
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=86446
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Repair
lundi 9 mars 2015
Par Céline Pierre Magnani, Traductrice et journaliste francaise
installée a Istanbul depuis 2008
En déclin constant, le nombre de Grecs de Turquie serait passé de
près de 100 000 personnes au début de la République a seulement
quelques milliers aujourd'hui. Céline Pierre Magnani évoque dans
cet article le rapport très particulier qu'entretiennent les Roums
avec la ville d'Istanbul, qu'ils considèrent comme leur véritable
patrie. L'auteur aborde également les difficultés auxquelles
fait face cette communauté grecque d'Istanbul (la romiosini) dont
l'identité s'est considérablement modifiée avec l'arrivée des
grecs-orthodoxe arabophones d'Antioche.
L'évocation de Â" la Ville Â", en grec i Poli (η Î Ï~LÎ"η),
nous mène directement a Istanbul... Les hellénophones orthodoxes
ont prospéré sur les rives du Bosphore depuis des milliers
d'années. Dans l'historiographie grecque, l'Empire byzantin est
présenté comme l'apogée de la culture hellène, et la continuité
revendiquée par la communauté roum[1](communauté des Grecs
d'Istanbul) durant toute la période ottomane a contribué a perpétuer
le visage cosmopolite de cette gigantesque agglomération. La
naissance de la République en 1923 et la volonté d'affirmation de
l'Etat-nation turc ont conduit a définir un statut juridique pour
les Roums, dès lors reconnus comme une Â" minorité Â"[2].
De citoyenneté turque et de nationalité grecque, la romiosini
(Ï~AÏ~IμιοÏ~CÏ~Mνη, Â" communauté grecque d'Istanbul Â") vit
en deux dimensions, partagée entre son espace identitaire référent
(la Grèce) et son espace politique concret (la Turquie). Pris dans les
cadres classiques de la conception de l'Etat, l'esprit peine a imaginer
que nation et territoire ne sont pas toujours superposables. C'est
a travers cette double identité qu'il faut essayer de comprendre le
rapport des Roums a la ville d'Istanbul.
Officiellement, le consulat de Grèce gère les affaires
administratives des ressortissants hellènes a Istanbul. Or, depuis les
accords de Lausanne de 1923, les difficultés de gestion entraînées
par le statut même de la communauté roum l'ont conduit a intervenir
de manière régulière. Comme le patriarcat, le consulat s'est
substitué bien des fois a l'institution représentative qui manque a
la communauté. Faute d'interlocuteur officiel, le consulat endossait
souvent ce rôle. Que le soutien soit politique ou économique, la
communauté peut difficilement se passer de cette aide précieuse,
bien que les prises de position consulaires ne fassent pas toujours
l'unanimité.
Fiers de la spécificité de leur identité, les Grecs d'Istanbul
ne se sentent liés au consulat que par nécessité. De nationalité
grecque, ils n'en restent pas moins des politis (Ï~@οÎ"ίÏ~DηÏ~B, Â"
habitants de "la Ville" Â"), des habitants d'Istanbul avant tout. La
richesse du vocabulaire employé traduit d'ailleurs la conscience
de cette spécificité. Trois termes quotidiennement employés
se traduisent par Â" Grec Â" en francais, et les catégories
de pensée de la langue grecque permettent d'introduire une
distinction entre culture et origine géographique. Le terme ellinas,
(ÎÎ"Î"ηναÏ~B) désigne tous ceux qui se sentent dépositaires de
cette culture grecque, vivant aussi bien sur le territoire national
grec qu'ailleurs. Chypriotes grecs, Grecs d'Istanbul, Grecs de la
diaspora... La traduction juste serait plutôt Â" Hellènes Â" que
Â" Grecs Â" si l'imaginaire francais, nourri d'études classiques,
n'y associait pas une connotation antique.
Istanbul : la véritable Â" patrie Â"
Dans le contexte de la communauté d'Istanbul, l'usage du terme
elladitis (εÎ"Î"αδίÏ~DηÏ~B, Â" Helladique Â") est fréquent. Le
mot désigne les Â" Grecs Â" (ou Â" Hellènes Â") qui habitent sur
le territoire national grec afin de les distinguer des Grecs de la
communauté. Le terme romios (Ï~AÏ~IμιÏ~LÏ~B) est utilisé pour
désigner les Â" Grecs d'Istanbul Â", c'est-a-dire les Roums. Aussi
bien employé en grec qu'en turc (rÃ"m), il désigne donc les Â"
citoyens turcs, orthodoxes de langue grecque Â" (l'emploi du terme
remonte a la période ottomane, les Roums, chrétiens orthodoxes de
l'Empire assimilés aux Â" Romains Â"). Les Roums sont les garants de
la continuité de la romiosini, branche de l'hellénisme épanouie dans
le cadre de la ville d'Istanbul. L'existence de cette terminologie
spécifique atteste d'une distinction nette dans les esprits. La
connaissance parfois approximative du grec et l'accent typique des
Roums génèrent parfois un complexe vis-a-vis des Â" Helladiques
Â". Ils utilisent d'ailleurs des expressions et un vocabulaire qui
trahissent l'influence de la langue turque.
Le territoire concrétise l'identité, lui offre un cadre pour
s'épanouir et évoluer. En somme, ils sont en dialogue. Si la
société turque reflète l'identité des individus de nationalité
turque, qu'en est-il pour un Roum ? L'identité grecque risque de
rester abstraite, alors que le dynamisme du quotidien les amène
a développer une identité turque vivante. A la question Â" Quel
est ton pays ? Â", la réponse est toujours la même, i Poli (Â"
la Ville Â"). Tout se passe comme si leur identité n'avait pas plus
de projection possible sur le territoire grec que sur le territoire
turc. Espace de synthèse entre nationalité grecque et citoyenneté
turque, seule Istanbul est leur véritable Â" patrie Â".
Le patriarcat, les églises, le patrimoine byzantin constituent autant
de points de repère dans le paysage de Â" la Ville Â" qui confirmaient
leurs racines et donc la légitimité de leur présence. C'est
d'ailleurs plus sur l'héritage byzantin que sur l'héritage de
l'Antiquité que semble se cristalliser la conscience identitaire.
Des mécanismes de protection se mettent en place pour tenter de
conserver l'intégrité de la romiosini ; la réticence au mariage
mixte (grec-turc) en est un exemple. Nombreuse jusqu'a la naissance de
la République turque en 1923, la communauté perpétuait d'elle-même
des réflexes Â" endogames Â". Au fur et a mesure des départs, les
mariages internes a la communauté se raréfiaient et chaque union
mixte signifiait l'érosion de la romiosini. Ce conservatisme est
en partie a l'origine de sa continuité historique ; il entraîne
souvent le rejet des Â" nouveautés Â" apportées par la société
environnante, de peur d'édulcorer la culture. La moyenne d'âge
avancée de la communauté est symptomatique de ce manque de dynamisme.
Le patriarcat incarne traditionnellement ce pôle conservateur. Son
usage du grec comme langue liturgique sous l'Empire ottoman en a fait
le garant de la continuité de la nation grecque. Tout au long de la
République, le patriarcat a fait l'objet de nombreux soupcons dans
l'opinion publique turque. Il est vrai que son statut reste flou :
il n'est définitivement plus l'institution religieuse locale qu'avait
prévu la République turque et s'internationalise tout en conservant
une responsabilité vis-a-vis de la communauté grecque d'Istanbul. Le
patriarcat est tour a tour vu comme traître a la République,
institution politique locale ou allié de l'Occident. Interface entre
la communauté grecque et le gouvernement turc, impliqué dans les
relations gréco-turques et acteur de la scène religieuse mondiale,
il cumule trois échelles d'intervention.
La nomination en 1991 du patriarche Bartholomée Ier a cependant
changé la donne. Réputé pour son ouverture d'esprit, il a permis par
son action d'apporter un nouveau souffle a l'institution. L'intérêt
manifesté pour des problématiques contemporaines (écologie, dialogue
des civilisations...) et les activités de l'institution sous sa
houlette ont rehaussé l'image du patriarcat. Avec le consulat, le
patriarcat reste référent dans la gestion de la communauté ; il y
participe indirectement par simples conseils ou donations. Son rôle
religieux auprès de la communauté justifie sa présence a Istanbul ;
il est donc directement menacé par la diminution des effectifs. Si
ces citoyens turcs orthodoxes venaient a disparaître, le patriarcat
d'Istanbul n'aurait plus véritablement de raison d'être. Aller
régulièrement a l'église est une manière de consolider les
ancrages. D'ailleurs, le rendez-vous dominical relève plus d'un
mode de sociabilité que d'une manifestation réelle de la foi :
il permet de se retrouver Â" entre-soi Â", de prendre des nouvelles,
de réactiver les liens communautaires.
De nouveaux questionnements identitaires
Comme pour les églises, la réduction des effectifs freine le bon
fonctionnement des établissements scolaires. Les écoles sont le
principal vecteur de la transmission de la romiosini, mais elles
ferment en nombre, ce qui cristallise les angoisses et pèse sur le
moral de la communauté. La Grande Ecole de la nation (1454), Zappeion
(1885) et Zografeion (1893) font partie des derniers établissements
ouverts, emblèmes d'un âge d'or révolu. Le coÃ"t de leur
fonctionnement est un gouffre pour le budget communautaire. Pourquoi
ne pas concentrer leurs petits effectifs sur un établissement central
? La question ne semble même pas se poser. Bien plus que l'efficacité
et l'économie, c'est l'image que la communauté a d'elle-même qui
se joue dans le maintien de ces établissements.
La question des écoles soulève un autre problème : l'arrivée des
arabophones d'Antioche, qui entraîne de nouveaux questionnements
identitaires. La catégorie Rum, utilisée dans l'administration
turque, regroupe les citoyens turcs de religion orthodoxe. Or, depuis
les années 1990, les vagues de migrations successives ont amené
de nombreux orthodoxes arabophones d'Antioche a venir s'installer
a Istanbul. Ils sont, au moins administrativement, assimilés a la
communauté roum et bénéficient, au regard de la loi, des mêmes
prérogatives que les individus de nationalité grecque. Dans le cas
des écoles, leur arrivée pose un problème tout particulier, celui
de la langue. En tant que Roums, ils fréquentent les établissements
scolaires de la communauté, mais sont mécaniquement pénalisés faute
de connaître le grec. Si les enfants scolarisés dès le plus jeune
âge peuvent rapidement s'en imprégner, les plus âgés rencontrent de
sérieuses difficultés pour jongler entre la langue arabe d'origine,
le turc imposé et le grec, désormais nouvelle langue d'étude.
Leur nombre a augmenté de manière constante ces dernières années et
ces élèves représentent désormais jusqu'a 50 % des effectifs dans
certaines classes. La question du niveau des étudiants se pose, mais
elle est secondaire. La véritable préoccupation de la communauté,
c'est celle de l'assimilation a la romiosini. Les réactions
sont variées ; elles vont du rejet pur et simple a la volonté
d'intégration. La dynamique démographique des arabophones est inverse
de celle des Roums. Gonflant les effectifs, ces arrivées permettent de
maintenir ouverts des établissements scolaires anciennement menacés.
Ce dynamisme permet aussi d'anticiper un inversement du rapport de
force a long terme. Faut-il continuer a faire vivre la romiosini si le
contenu de sa définition doit changer ? Les Roums de l'administration
turque seront demain majoritairement arabophones, tandis que la
romiosini hellène est amenée a s'éteindre.
La question des départs fait partie des sujets tabous dans ce petit
monde où tout le monde se connaît, s'observe et se jauge a l'aune
de sa fidélité a la romiosini d'origine. Au regard des chiffres, la
situation de la communauté laisse peu d'espoir de se renouveler. Mais
quelques personnalités très actives se battent pour le maintien
de cette romiosini et les représentations semblent se transmettre
efficacement. En Grèce comme en Turquie, l'origine de l'autre occupe
une place essentielle dans les perceptions. On expose ses origines
remontant jusqu'a la deuxième, troisième génération ; on parle
avec fierté du grand-père qui venait de Â" la Ville Â". Plus que
le lieu de provenance, c'est l'atmosphère culturelle de l'autre
qui intéresse.
Une romiosini d'ici et d'ailleurs prend forme : de nombreux Grecs
d'Istanbul partis s'installer a l'étranger perpétuent le lien a
la communauté d'origine. Et pour eux, le maintien de la romiosini
constitue un enjeu vital, comme si l'existence des descendants de la
communauté ne pouvait avoir de sens sans un référentiel vivant de
la culture d'origine.
Notes
[1] En turc, le terme Â" Rum Â" (Â" οιÏ~AÏ~Iμιοί Â" en grec)
désigne les individus appartenant a la communauté orthodoxe de langue
grecque établie sur le territoire de la Turquie actuelle. Dans le
langage courant, il est également utilisé pour désigner les Grecs
chypriotes.
La catégorie administrative Â" rum orthodoxe Â" qui lui est associée
inclue également les orthodoxes arabophones d'Antioche (Hatay). Depuis
la conférence de Lausanne (1922-1923), la communauté roum bénéficie
du statut officiel de Â" minorité Â", a l'instar des communautés
juives et arméniennes.
[2] La communauté des Grecs de Turquie s'est régulièrement réduite
depuis 1923. Evaluée a près de 100 000 personnes au début de
la République[2], elle ne compterait plus que quelques milliers
d'individus a Istanbul (1500, selon les chiffres avancés par le
Patriarcat d'Istanbul) dont une majorité aurait plus de 60 ans. Tout
au long du XXe siècle, les départs se sont faits a destination
de la Grèce, ainsi que vers les pays traditionnels de la diaspora
grecque (pays d'Europe occidentale, Etats-Unis, Australie, Canada
...). De facto en décalage avec les politiques d'homogénéisation
culturelle, la Â" romiosini Â"(Â" ηÏ~AÏ~IμιοÏ~CÏ~Mνη Â")
a évolué sous pression, prise en tenaille entre les logiques de
deux Etats nations. Plusieurs étapes historiques semblent avoir
accéléré le processus d'émigration : 1942 Â" varlık vergisi Â"
ou impôt sur la fortune ;les évènements du 6 et 7 Septembre 1955,
dits Â" pogroms Â" dirigés contre la minorité grecque; 1963-1964
puis 1974 lors de la crise chypriote.
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