La Turquie cherche à sortir indemne de 201
mercredi 4 février 2015
Génocide arménien : reconnaissance et réparations
Point de vue de Turquie
La Turquie cherche à sortir indemne de 2015
Taner Akçam
Historien turc
Interview avec Taner Akçam sur les politiques d'Ankara à l'approche
d'avril 2015 ; comment la reconnaissance du génocide est comprise en
Turquie ; et les modèles à suivre quant à la résolution du conflit qui
gangrène les relations entre la Turquie, l'Arménie et la diaspora
arménienne. Selon Taner Akçam, les questions de justice et de
réparations sont volontairement évitées en Turquie.
REPAIR : Qu'est-ce qui vous a poussé Ã travailler sur le génocide arménien ?
Taner Akçam : J'ai commencé Ã travailler sur le génocide arménien
totalement par hasard. Si je me souviens bien, Engels affirme dans son
livre Anti-Dühring que "Les coïncidences sont le fruit des
obligations". Mon histoire est ainsi faite. J'avais commencé Ã
travailler sur l'histoire de la torture dans la société ottomane Ã
l'Université de Hambourg. LÃ-bas, j'ai commencé à lire et à apprendre
des choses que je ne connaissais pas du tout sur l'histoire turque et
ottomane. L'une d'entre elles concernait les massacres des Arméniens Ã
l'époque d'Abdülhamid. Je me souviens avoir lu plus tard des sources
en allemand sur 1915 et m'être dit : "Je ne les connais pas du tout,
il faut que j'en sache plus".
Ensuite, il y a eu un autre hasard. C'étaient les années 1990-1991,
l'Institut où je travaillais avait lancé un projet sur les procès de
Nuremberg. L'Institut cherchait la réponse d'une question simple :
"Les procès de Nuremberg sont-ils une déviation dans l'histoire de
l'humanité ou peuvent-ils devenir une norme à l'avenir ? Les agents de
l'Etat peuvent-ils être tenus individuellement responsables des crimes
qu'ils ont commis pour des raisons politiques ?" On voulait ainsi
savoir si une institution comme la Cour pénale internationale pouvait
être constituée. Cette question peut paraitre étrange aujourd'hui,
mais à l'époque où elle avait été posée, la guerre n'avait pas éclaté
en Ex-Yougoslavie et il n'existait aucun débat à propos des Cours
pénales internationales. Mon projet sur la torture dans l'histoire
turco-ottomane était en train de se terminer. J'avais appris lors de
mes lectures qu'entre 1919 et 1922, des membres du Comité Union et
Progrès avaient été jugés à Istanbul et que la tenue de ces procès
avait un lien avec les négociations de paix de Paris. Un des débats
lors des négociations de paix concernait la création d'une cour pénale
internationale. Se basant sur ces données, j'ai présenté Ã l'Institut
un projet sur les procès d'Istanbul et les négociations de paix de
Paris. Mon projet a été accepté et j'ai commencé à m'intéresser à la
question du génocide.
Je voudrais parler d'une autre coïncidence. Il y avait une employée Ã
la bibliothèque de l'Institut. Sa mère était arménienne, mais il ne
lui restait que ses yeux noirs pour témoigner de son arménité. Elle
m'encourageait beaucoup à travailler sur le sujet, "C'est un sujet
très important et il est d'autant plus important que tu fasses ce
travail en tant que Turc" disait-elle. A cette époque, je regardais le
monde à travers les yeux d'un intellectuel turc moyen de gauche. Je ne
faisais que répéter des choses connues comme "C'est une période
sombre, il y a eu des affrontements des deux côtés". L'insistance de
cette employée a rejoint le lancement du nouveau projet de l'Institut.
J'ai finalement commencé à travailler sur le sujet à l'issue d'un
intérêt académique.
Une fois que vous avez commencé, vous vous êtes retrouvés absorbé par ce sujet ?
Je me suis trouvé Ã fond dedans oui. A vrai dire, je ne savais pas et
je n'imaginais pas que c'était un sujet si risqué et politiquement
tendu. Je suis une personne qui a pu attraper le dernier wagon de la
génération de 68. A ce sujet, je pensais comme un turc de gauche
moyen. J'avais une vision du monde proche de "Nous, les Turcs, nous
avons mené contre le monde entier une guerre anti-impérialiste. Nous
avons construit notre Etat à partir du néant. Les Arméniens, les Grecs
étaient les prolongements de l'impérialisme au sein de nous, ces
forces qui représentent la grande bourgeoisie et qui servaient en fait
l'impérialisme". Quant à 1915, ma vision était façonnée par la
mentalité suivante : "Il y a eu certains événements confus lors de la
Première Guerre mondiale, les gens se sont entretués. Mais nous les
Turcs, nous avons au moins mené une lutte pour créer notre Etat
national et nous avons donc raison. Les autres étaient les « collabos
» des impérialistes. Tout cela est resté dans le passé. Il n'est pas
nécessaire de fouiller cette époque sombre". Pour cette raison,
étudier le génocide arménien concernait pour moi un changement de
mentalité, mais je n'étais pas très conscient des risques politiques
du sujet.
Je peux aujourd'hui facilement le dire : si je n'avais pas un passé
politique de gauche, j'aurais pu abandonner l'étude du génocide
arménien. Dans les années 68, 69 et 70, trois conditions étaient
nécessaires pour être de gauche en Turquie. Primo, vous deviez être
prêt à être arrêté et torturé. Secundo, vous pouviez rester pendant de
longues années en prison. Tertio, vous risquiez d'être tué en pleine
rue. Vous ne pouviez pas vous engager dans des mouvements de gauche
sans répondre que vous étiez prêt à tout cela. Ayant dit "oui" Ã
l'époque au « triangle torture, prison et assassinat », j'ai pu
assumer les risques de travailler sur la question arménienne. Si je
n'avais pas un tel passé, j'aurai pu abandonner. J'ai eu des amis
universitaires qui l'ont fait.
Après avoir commencé Ã travailler sur le sujet, les attaques de l'Etat
et des milieux nationalistes et racistes m'ont sans doute effrayé,
mais elles m'ont aussi mis en colère. Il y a eu des moments où j'ai
pensé "Travailler sur ce sujet fait donc partie d'une lutte politique
et vous voulez me détruire. Ma décision sur ce type de risques était
déjà prise dès les années 70. Si vous voulez vous en prendre à moi,
allez-y". Mais il y a eu aussi des moments où j'ai été très effrayé Ã
cause des menaces de mort avant et après l'assassinat de Hrant Dink.
Notamment depuis l'assassinat de Hrant, je suis entre ces deux
extrêmes. D'une part une peur extrême, d'autre part une grande colère
contre l'assassinat de Hrant Dink et l'injustice. J'essaye de faire
avec ces deux états d'me.
Travailler sur le génocide arménien était-il pour vous une manière de
poursuivre votre combat politique ? En tant que sujet d'importance
critique pour la démocratisation de la Turquie ?
Je peux certainement dire que je le voyais de cette façon au début.
J'avais rédigé une longue préface pour la publication de mon premier
livre en 1992. Elle était axée sur pourquoi on devrait traiter le
sujet, plus que ce qui s'était passé dans l'histoire. En résumé,
j'affirmais que la question kurde était une suite de la question
arménienne et qu'on ne pourrait la résoudre sans comprendre la
question arménienne. Si vous souhaitez établir une société
respectueuse des Droits de l'homme, vous devez regarder les violations
des Droits de l'homme dans le passé. On peut dire que je considérais
la question arménienne comme un sous-ensemble des questions politiques
d'aujourd'hui. Ce n'est pas une vision totalement fausse, mais il faut
admettre qu'elle a de sérieuses lacunes.
Je regarde, bien sûr, de manière différente aujourd'hui. En tant que
chercheur, le fait qu'une question soit politiquement résolue, ou pas,
m'importe peu. Il n'y a pas de lien entre travailler sur un sujet et
le fait qu'un sujet soit considéré comme un "problème". Par exemple,
l'Holocauste est en grande partie politiquement résolu entre Israël et
l'Allemagne. Mais les travaux et recherches universitaires continuent.
Je vais donc travailler sur ce sujet aussi longtemps que je pourrai
encore écrire. Mais d'autre part, il faut aussi aborder le sujet avec
la responsabilité d'un intellectuel en Turquie. Cela implique de
donner un soutien aux recherches de justice des communautés, en
premier lieu des Arméniens, qui ont subi une injustice dans le passé.
La reconnaissance du génocide peut être définie par différents groupes
de plusieurs manières en Turquie. Certains la définissent comme la
prise de conscience de la société Ã propos de 1915 alors que d'autres
demandent une reconnaissance étatique. Comment définiriez vous la
reconnaissance ?
Je ne peux pas dire que je comprends bien pourquoi on oppose la
reconnaissance par la société Ã celle par l'Etat. Je trouve absurde le
fait de dire qu'il faut que la société reconnaisse, mais que la
reconnaissance étatique n'est pas nécessaire. La justice ne peut être
établie qu'avec la seule reconnaissance d'une injustice par la
société. On parle aujourd'hui de l'extermination des Indiens
d'Amérique, le sujet est débattu et il y a une acceptation de la part
de la société. Mais cela ne signifie rien pour la réparation des
injustices commises envers les Indiens. Il faut poser la question de
manière juste : qu'est-ce que la réparation d'une injustice historique
veut dire ? Primo, elle signifie la reconnaissance de l'injustice par
l'Etat et/ou par des institutions et la mise en place des mesures pour
réparer les conséquences de l'injustice. Il faut des indemnités, non
pas seulement limitées à l'argent, mais avec des dimensions morales.
Secundo, il faut que la société reconnaisse cette injustice. La
reconnaissance par la société n'implique pas uniquement la réparation.
La reconnaissance par la société signifie que ses membres peuvent
vivre ensemble dans des conditions démocratiques. Cela implique la
résolution des problèmes des Arméniens et d'autres minorités qui
vivent aujourd'hui en Turquie.
L'importance de la reconnaissance par l'Etat implique la mise en place
des réparations comme les indemnités et d'autres mesures similaires.
Quant à la reconnaissance de cette injustice par la société, elle lui
permet de vivre dans un environnement plus paisible et démocratique.
La reconnaissance par la société, signifie par exemple, au minimum,
que les Arméniens ne ressentent aucune inquiétude dans la rue, qu'ils
puissent à haute voix prononcer leurs noms et parler en arménien. Je
ne parle même pas de l'abolition des autres obstacles juridiques dont
ils souffrent...
Quels sont les changements que vous attendez dans la période à venir ?
J'aimerais parler de deux modèles de changement possibles. Le premier
concerne le traitement de l'histoire à l'américaine. J'ai l'impression
que la Turquie devient une petite Amérique. Il me semble que nous
imitons la manière qu'ont les Américains de faire face au passé des
Etats-Unis. C'est à dire l'approche qui consiste à laisser la solution
du problème à la société civile. Aujourd'hui, vous pouvez parler
librement des injustices commises envers les Indiens d'Amérique, il
existe des cursus universitaires sur la langue et la culture des
populations autochtones. Vous pouvez faire des recherches, discuter et
parler de tous les sujets, y compris le génocide. Il existe des
initiatives et des programmes spéciaux pour protéger les langues et
les cultures des Indiens. Un musée sur les Indiens existe Ã
Washington. Dans ce musée, vous ne pouvez rien voir sur le génocide,
mais vous pouvez trouver plusieurs informations sur la contribution
des Indiens à la civilisation américaine. Je crois que la Turquie est
en train de prendre une voie similaire. La question arménienne est de
plus en plus acceptée au niveau de la société civile.
Pour cette raison, je ne serai pas du tout étonné de voir en Turquie
l'ouverture de cursus sur l'histoire et la culture arménienne dans les
temps à venir. Le génocide sera de plus en plus débattu dans la
société. Il y aura, bien sûr, des gens qui nous diront "Que
voulez-vous de plus ?" et qui trouveront que c'est bien suffisant. Il
y a de nombreuses personnes qui lancent aujourd'hui "On en parle, cela
ne vous suffit-il pas ?". Certains disent même "On en a suffisamment
parlé, soyons quittes et tournons cette page". Les gens qui ont cette
mentalité ne demandent bien sûr pas la reconnaissance du génocide par
l'Etat. Dans ces milieux, il y a même ceux qui affirment sérieusement
: "La question du génocide n'est pas l'affaire de l'Arménie, en quoi
cela la regarde ?". D'autres considèrent la lutte de la reconnaissance
du génocide menée par la diaspora comme quelque chose pour "nous
gonfler sans cesse avec cette question". Selon ces milieux, le
génocide est une question entre les Arméniens de Turquie et l'Etat
turc. Et c'est une question à résoudre au sein de la société. Je pense
que cette approche que j'appelle "américaine" va se répandre en
vitesse en 2015 et dans les années qui suivent.
Un autre modèle que la Turquie pourrait suivre est l'exemple de
l'Allemagne et d'Israël. Je pense que c'est un modèle juste. Je ne
crois pas que la Turquie puisse résoudre le problème de faire face Ã
son histoire à la manière américaine. Pour deux raisons : il existe un
pays qui s'appelle l'Arménie et une réalité qui s'appelle la diaspora.
Or les Indiens d'Amérique n'ont ni d'Etat indépendant, ni de diaspora.
A cause de ces deux réalités, les tentatives de résolution du conflit
à l'américaine sont vouées à l'échec. Je pense aussi que cette
approche à l'américaine est une continuation un peu différente de la
politique d'amnésie qui dure depuis 90 ans. Comme si ceux qui voient
que les politiques de négation ne suffisent plus creusent de nouvelles
tranchées où ils pourront continuer la guerre.
Si la Turquie (avec son Etat et sa société) souhaite réellement la
résolution de ce problème, elle doit immédiatement commencer les
discussions à propos de ce sujet avec l'Arménie. A l'image de ce que
l'Allemagne et Israël ont fait. Elle devrait aussi, comme l'Allemagne
a fait avec la diaspora juive, lancer des discussions avec la diaspora
arménienne. L'Arménie ne peut pas représenter la diaspora et vice et
versa. Ce sont deux entités indépendantes. Il existe bien sûr la
question de la représentation de la diaspora, mais je pense que c'est
une question qui pourrait rapidement se résoudre. Les Juifs aussi ont
de nombreuses organisations différentes, mais ils ont réussi à établir
en peu de temps une structure pour mener des négociations. En résumé,
je pense que la Turquie devrait suivre l'exemple de l'Allemagne et
d'Israël dans la résolution du conflit.
La Turquie n'a pas présenté une demande de pardon, mais un texte de
condoléances a été publié l'année dernière. La Turquie pourrait-elle
avancer sur cette voie ?
Il est difficile de prévoir ce qui pourrait se passer. Mais on a
l'impression que la Turquie poursuit une double stratégie. La première
est d'accroître la tension à court terme et cherche à sortir indemne
de 2015. La deuxième est de donner l'impression à l'opinion publique
internationale qu'elle est la partie qui souhaite résoudre le
problème. Elle voudra montrer la diaspora et l'Arménie comme les
parties qui fuient une solution et la réconciliation.
Je vais donner quelques exemples de la stratégie de hausse de tension.
Regardez le nouveau site web ouvert par l'Institut turc de l'histoire
sur la question arménienne. Vous verrez que les politiques de négation
qui durent depuis 90 ans continuent de manière déchainée. Tous les
articles, livres et documents d'archives écrits depuis 90 ans
conformément à la politique officielle y sont réunis. Comme s'ils
étaient les préparatifs pour une guerre finale. Le deuxième exemple
concerne les livres scolaires. Regardez ces livres, il y existe un
négationnisme encore plus extrême par rapport à ce que nous avons vu
dans le passé. Au delà d'un racisme ouvert, les Arméniens sont montrés
comme la plus grande menace contre la sécurité nationale de la
Turquie. Le troisième exemple est l'autorisation donnée ' au mépris du
droit international ' aux représentations officielles de l'Azerbaïdjan
de mener des actions politiques en Turquie. Le concours d'affiches
organisé par l'Université de Gazi avec l'Ambassade de l'Azerbaïdjan
sur les massacres commis par les Arméniens lors de la Première Guerre
mondiale en est un exemple. Ils avaient en plus affirmé qu'ils
allaient déclarer le gagnant le jour de l'anniversaire de l'assassinat
de Hrant Dink. Une ambassade ne peut mener des actions politiques dans
le pays où il se trouve, selon le droit international. Le quatrième
exemple est la commémoration des guerres de Sarıkamis et des
Dardanelles. On va traiter à cette occasion le thème "Nous aussi, nous
avons souffert". Ces exemples me montrent que le gouvernement turc est
en train de nous dire : "Si vous nous imposez le génocide, nous allons
vous imposer ces sujets-lÃ".
La deuxième stratégie concerne le monde occidental. "Nous agissons
avec compréhension. Regardez, nous avons présenté nos condoléances",
diront-ils. On va développer l'approche de "comprendre les douleurs de
chacun" autour de l'idée de "mémoire juste". En fait, même si en terme
de contenu, ils répètent ce qui a été déjà dit a propos de 1915, une
différence est à souligner. Un langage et un habillage plus humain
sont cousus sur les politiques de négation. Il peut bien sûr y avoir
certaines personnes qui souhaiteront le voir comme une avancée.
En résumé, je peux dire que la principale politique du gouvernement
est de laisser passer 2015 avec un minimum de dégts. Je ne crois pas
que les élites dirigeantes approchent le sujet avec le souci de
résoudre sérieusement la question arménienne en Turquie.
Comment se fait-il que certains chroniqueurs en Turquie définissent
cette approche comme une "révolution" ?
Si on interprète tout cela avec de la bonne foi, il faut montrer de la
compréhension envers le fait que des ouvertures minimes de ce genre
puissent être vues comme des grands changements. Je dirai qu'il faut
montrer de la tolérance envers cette joie. Lorsque vous critiquez ces
changements, la réponse qu'on vous fera sera la suivante : "Avant, il
n'y avait même pas cela". Tout en comprenant cette approche, je la
trouve très problématique. Car en somme, "vous cherchez alors du
mérite dans le mauvais". Vous défendez alors le fait de se contenter
avec la pire alternative, au lieu d'atteindre ce qui est juste et ce
qui devrait être fait.
Il y a un autre aspect négatif de voir ces petits changements comme
des grandes révolutions. L'argument "Avant, il n'y avait même pas
cela" est utilisé contre vous, pour que vous vous contentiez de ce
qu'on vous donne. On peut vous dire "Qu'est-ce que tu veux de plus,
c'est suffisant". On peut même affirmer, sans avoir honte, "Nous avons
fait notre devoir. La balle est maintenant dans l'autre camp".
Reconnaitre une vérité historique peut être présenté comme une
question de négociation. C'est comme si, au lieu de débattre sur les
solutions raisonnables en se mettant d'accord sur des principes, on
vous dit "En Turquie, même si c'est seulement un pas minime, tu dois
apprendre a être reconnaissant". Le climat général est de montrer les
avancées comme une grande grce accordée. Je préfère qu'on fasse des
phrases nettes sur la nature et la solution du conflit. Cette approche
consiste à reconnaitre la vérité historique, à la définir comme un
meurtre, à demander pardon et à effectuer des réparations.
Les questions de justice et de réparations ne sont absolument pas
évoquées en Turquie. Indemnités, remise des propriétés confisquées,
nomination et condamnation ouvertement les responsables : ces pas
paraissent-ils utopiques pour la Turquie ?
Aujourd'hui, oui. En Turquie, y compris dans les milieux libéraux, Ã
la fois au niveau étatique et sociétal, on fuit de manière volontaire
et consciencieuse, les questions de reconnaissance et d'indemnités.
Car on sait que l'issue passera forcément par "donner". C'est une
situation à laquelle les milieux de gauche et les libéraux ne sont pas
du tout habitués. Les gens de gauche, les démocrates et les libéraux
ont toujours été des demandeurs. Ils sont habitués à cette posture.
Ils ont demandé de la liberté et de la justice sociale à l'Etat.
Pourquoi nous situons-nous à gauche par rapport à l'Etat ? Nous
demandons des droits, de l'égalité et si on ne nous les donne pas, on
saura les prendre. On luttera pour les prendre, s'il le faut.
Concernant la question arménienne, on sent que la situation est
différente. C'est là que, à la fois les gens de gauche et les
libéraux, ont du mal : nous sommes obligés de donner. Point final.
Nous devons apprendre à formuler cette question de "donner" comme un
gain. Nous devons voir et comprendre qu'en donnant, il y a l'humanité
à sauver et à gagner.
Et ce ne sera pas seulement l'Etat qui devra donner, n'est-ce pas ?
Bien sûr, par exemple l'Etat donnera des indemnités, mais cette somme
sera réglée grce aux impôts payés par des citoyens. Considérant cette
question de "donner" comme une "perte", Ã la fois les gens de gauche
et les autorités agissent selon leur subconscient qui demande "Comment
peut-on en sortir en donnant le moins possible ?". C'est pour cette
raison que nous sommes dans une situation qui affecte profondément
notre existence. Personne ne souhaite donner. Pour cette raison,
chacun cherche à se débarrasser de cette affaire en donnant le moins
possible. C'est pour cela que ce sujet dérange autant. Si nous pouvons
réaliser que donner est un grand gain en soi et que si on peut définir
ce gain à la fois de façon matérielle et morale, nous pourrons faire
un pas de plus dans la résolution du conflit.
http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et-reparations-point-de-vue-de-turquie/la-turquie-cherche-a-sortir-indemne-de-2015
mercredi 4 février 2015
Génocide arménien : reconnaissance et réparations
Point de vue de Turquie
La Turquie cherche à sortir indemne de 2015
Taner Akçam
Historien turc
Interview avec Taner Akçam sur les politiques d'Ankara à l'approche
d'avril 2015 ; comment la reconnaissance du génocide est comprise en
Turquie ; et les modèles à suivre quant à la résolution du conflit qui
gangrène les relations entre la Turquie, l'Arménie et la diaspora
arménienne. Selon Taner Akçam, les questions de justice et de
réparations sont volontairement évitées en Turquie.
REPAIR : Qu'est-ce qui vous a poussé Ã travailler sur le génocide arménien ?
Taner Akçam : J'ai commencé Ã travailler sur le génocide arménien
totalement par hasard. Si je me souviens bien, Engels affirme dans son
livre Anti-Dühring que "Les coïncidences sont le fruit des
obligations". Mon histoire est ainsi faite. J'avais commencé Ã
travailler sur l'histoire de la torture dans la société ottomane Ã
l'Université de Hambourg. LÃ-bas, j'ai commencé à lire et à apprendre
des choses que je ne connaissais pas du tout sur l'histoire turque et
ottomane. L'une d'entre elles concernait les massacres des Arméniens Ã
l'époque d'Abdülhamid. Je me souviens avoir lu plus tard des sources
en allemand sur 1915 et m'être dit : "Je ne les connais pas du tout,
il faut que j'en sache plus".
Ensuite, il y a eu un autre hasard. C'étaient les années 1990-1991,
l'Institut où je travaillais avait lancé un projet sur les procès de
Nuremberg. L'Institut cherchait la réponse d'une question simple :
"Les procès de Nuremberg sont-ils une déviation dans l'histoire de
l'humanité ou peuvent-ils devenir une norme à l'avenir ? Les agents de
l'Etat peuvent-ils être tenus individuellement responsables des crimes
qu'ils ont commis pour des raisons politiques ?" On voulait ainsi
savoir si une institution comme la Cour pénale internationale pouvait
être constituée. Cette question peut paraitre étrange aujourd'hui,
mais à l'époque où elle avait été posée, la guerre n'avait pas éclaté
en Ex-Yougoslavie et il n'existait aucun débat à propos des Cours
pénales internationales. Mon projet sur la torture dans l'histoire
turco-ottomane était en train de se terminer. J'avais appris lors de
mes lectures qu'entre 1919 et 1922, des membres du Comité Union et
Progrès avaient été jugés à Istanbul et que la tenue de ces procès
avait un lien avec les négociations de paix de Paris. Un des débats
lors des négociations de paix concernait la création d'une cour pénale
internationale. Se basant sur ces données, j'ai présenté Ã l'Institut
un projet sur les procès d'Istanbul et les négociations de paix de
Paris. Mon projet a été accepté et j'ai commencé à m'intéresser à la
question du génocide.
Je voudrais parler d'une autre coïncidence. Il y avait une employée Ã
la bibliothèque de l'Institut. Sa mère était arménienne, mais il ne
lui restait que ses yeux noirs pour témoigner de son arménité. Elle
m'encourageait beaucoup à travailler sur le sujet, "C'est un sujet
très important et il est d'autant plus important que tu fasses ce
travail en tant que Turc" disait-elle. A cette époque, je regardais le
monde à travers les yeux d'un intellectuel turc moyen de gauche. Je ne
faisais que répéter des choses connues comme "C'est une période
sombre, il y a eu des affrontements des deux côtés". L'insistance de
cette employée a rejoint le lancement du nouveau projet de l'Institut.
J'ai finalement commencé à travailler sur le sujet à l'issue d'un
intérêt académique.
Une fois que vous avez commencé, vous vous êtes retrouvés absorbé par ce sujet ?
Je me suis trouvé Ã fond dedans oui. A vrai dire, je ne savais pas et
je n'imaginais pas que c'était un sujet si risqué et politiquement
tendu. Je suis une personne qui a pu attraper le dernier wagon de la
génération de 68. A ce sujet, je pensais comme un turc de gauche
moyen. J'avais une vision du monde proche de "Nous, les Turcs, nous
avons mené contre le monde entier une guerre anti-impérialiste. Nous
avons construit notre Etat à partir du néant. Les Arméniens, les Grecs
étaient les prolongements de l'impérialisme au sein de nous, ces
forces qui représentent la grande bourgeoisie et qui servaient en fait
l'impérialisme". Quant à 1915, ma vision était façonnée par la
mentalité suivante : "Il y a eu certains événements confus lors de la
Première Guerre mondiale, les gens se sont entretués. Mais nous les
Turcs, nous avons au moins mené une lutte pour créer notre Etat
national et nous avons donc raison. Les autres étaient les « collabos
» des impérialistes. Tout cela est resté dans le passé. Il n'est pas
nécessaire de fouiller cette époque sombre". Pour cette raison,
étudier le génocide arménien concernait pour moi un changement de
mentalité, mais je n'étais pas très conscient des risques politiques
du sujet.
Je peux aujourd'hui facilement le dire : si je n'avais pas un passé
politique de gauche, j'aurais pu abandonner l'étude du génocide
arménien. Dans les années 68, 69 et 70, trois conditions étaient
nécessaires pour être de gauche en Turquie. Primo, vous deviez être
prêt à être arrêté et torturé. Secundo, vous pouviez rester pendant de
longues années en prison. Tertio, vous risquiez d'être tué en pleine
rue. Vous ne pouviez pas vous engager dans des mouvements de gauche
sans répondre que vous étiez prêt à tout cela. Ayant dit "oui" Ã
l'époque au « triangle torture, prison et assassinat », j'ai pu
assumer les risques de travailler sur la question arménienne. Si je
n'avais pas un tel passé, j'aurai pu abandonner. J'ai eu des amis
universitaires qui l'ont fait.
Après avoir commencé Ã travailler sur le sujet, les attaques de l'Etat
et des milieux nationalistes et racistes m'ont sans doute effrayé,
mais elles m'ont aussi mis en colère. Il y a eu des moments où j'ai
pensé "Travailler sur ce sujet fait donc partie d'une lutte politique
et vous voulez me détruire. Ma décision sur ce type de risques était
déjà prise dès les années 70. Si vous voulez vous en prendre à moi,
allez-y". Mais il y a eu aussi des moments où j'ai été très effrayé Ã
cause des menaces de mort avant et après l'assassinat de Hrant Dink.
Notamment depuis l'assassinat de Hrant, je suis entre ces deux
extrêmes. D'une part une peur extrême, d'autre part une grande colère
contre l'assassinat de Hrant Dink et l'injustice. J'essaye de faire
avec ces deux états d'me.
Travailler sur le génocide arménien était-il pour vous une manière de
poursuivre votre combat politique ? En tant que sujet d'importance
critique pour la démocratisation de la Turquie ?
Je peux certainement dire que je le voyais de cette façon au début.
J'avais rédigé une longue préface pour la publication de mon premier
livre en 1992. Elle était axée sur pourquoi on devrait traiter le
sujet, plus que ce qui s'était passé dans l'histoire. En résumé,
j'affirmais que la question kurde était une suite de la question
arménienne et qu'on ne pourrait la résoudre sans comprendre la
question arménienne. Si vous souhaitez établir une société
respectueuse des Droits de l'homme, vous devez regarder les violations
des Droits de l'homme dans le passé. On peut dire que je considérais
la question arménienne comme un sous-ensemble des questions politiques
d'aujourd'hui. Ce n'est pas une vision totalement fausse, mais il faut
admettre qu'elle a de sérieuses lacunes.
Je regarde, bien sûr, de manière différente aujourd'hui. En tant que
chercheur, le fait qu'une question soit politiquement résolue, ou pas,
m'importe peu. Il n'y a pas de lien entre travailler sur un sujet et
le fait qu'un sujet soit considéré comme un "problème". Par exemple,
l'Holocauste est en grande partie politiquement résolu entre Israël et
l'Allemagne. Mais les travaux et recherches universitaires continuent.
Je vais donc travailler sur ce sujet aussi longtemps que je pourrai
encore écrire. Mais d'autre part, il faut aussi aborder le sujet avec
la responsabilité d'un intellectuel en Turquie. Cela implique de
donner un soutien aux recherches de justice des communautés, en
premier lieu des Arméniens, qui ont subi une injustice dans le passé.
La reconnaissance du génocide peut être définie par différents groupes
de plusieurs manières en Turquie. Certains la définissent comme la
prise de conscience de la société Ã propos de 1915 alors que d'autres
demandent une reconnaissance étatique. Comment définiriez vous la
reconnaissance ?
Je ne peux pas dire que je comprends bien pourquoi on oppose la
reconnaissance par la société Ã celle par l'Etat. Je trouve absurde le
fait de dire qu'il faut que la société reconnaisse, mais que la
reconnaissance étatique n'est pas nécessaire. La justice ne peut être
établie qu'avec la seule reconnaissance d'une injustice par la
société. On parle aujourd'hui de l'extermination des Indiens
d'Amérique, le sujet est débattu et il y a une acceptation de la part
de la société. Mais cela ne signifie rien pour la réparation des
injustices commises envers les Indiens. Il faut poser la question de
manière juste : qu'est-ce que la réparation d'une injustice historique
veut dire ? Primo, elle signifie la reconnaissance de l'injustice par
l'Etat et/ou par des institutions et la mise en place des mesures pour
réparer les conséquences de l'injustice. Il faut des indemnités, non
pas seulement limitées à l'argent, mais avec des dimensions morales.
Secundo, il faut que la société reconnaisse cette injustice. La
reconnaissance par la société n'implique pas uniquement la réparation.
La reconnaissance par la société signifie que ses membres peuvent
vivre ensemble dans des conditions démocratiques. Cela implique la
résolution des problèmes des Arméniens et d'autres minorités qui
vivent aujourd'hui en Turquie.
L'importance de la reconnaissance par l'Etat implique la mise en place
des réparations comme les indemnités et d'autres mesures similaires.
Quant à la reconnaissance de cette injustice par la société, elle lui
permet de vivre dans un environnement plus paisible et démocratique.
La reconnaissance par la société, signifie par exemple, au minimum,
que les Arméniens ne ressentent aucune inquiétude dans la rue, qu'ils
puissent à haute voix prononcer leurs noms et parler en arménien. Je
ne parle même pas de l'abolition des autres obstacles juridiques dont
ils souffrent...
Quels sont les changements que vous attendez dans la période à venir ?
J'aimerais parler de deux modèles de changement possibles. Le premier
concerne le traitement de l'histoire à l'américaine. J'ai l'impression
que la Turquie devient une petite Amérique. Il me semble que nous
imitons la manière qu'ont les Américains de faire face au passé des
Etats-Unis. C'est à dire l'approche qui consiste à laisser la solution
du problème à la société civile. Aujourd'hui, vous pouvez parler
librement des injustices commises envers les Indiens d'Amérique, il
existe des cursus universitaires sur la langue et la culture des
populations autochtones. Vous pouvez faire des recherches, discuter et
parler de tous les sujets, y compris le génocide. Il existe des
initiatives et des programmes spéciaux pour protéger les langues et
les cultures des Indiens. Un musée sur les Indiens existe Ã
Washington. Dans ce musée, vous ne pouvez rien voir sur le génocide,
mais vous pouvez trouver plusieurs informations sur la contribution
des Indiens à la civilisation américaine. Je crois que la Turquie est
en train de prendre une voie similaire. La question arménienne est de
plus en plus acceptée au niveau de la société civile.
Pour cette raison, je ne serai pas du tout étonné de voir en Turquie
l'ouverture de cursus sur l'histoire et la culture arménienne dans les
temps à venir. Le génocide sera de plus en plus débattu dans la
société. Il y aura, bien sûr, des gens qui nous diront "Que
voulez-vous de plus ?" et qui trouveront que c'est bien suffisant. Il
y a de nombreuses personnes qui lancent aujourd'hui "On en parle, cela
ne vous suffit-il pas ?". Certains disent même "On en a suffisamment
parlé, soyons quittes et tournons cette page". Les gens qui ont cette
mentalité ne demandent bien sûr pas la reconnaissance du génocide par
l'Etat. Dans ces milieux, il y a même ceux qui affirment sérieusement
: "La question du génocide n'est pas l'affaire de l'Arménie, en quoi
cela la regarde ?". D'autres considèrent la lutte de la reconnaissance
du génocide menée par la diaspora comme quelque chose pour "nous
gonfler sans cesse avec cette question". Selon ces milieux, le
génocide est une question entre les Arméniens de Turquie et l'Etat
turc. Et c'est une question à résoudre au sein de la société. Je pense
que cette approche que j'appelle "américaine" va se répandre en
vitesse en 2015 et dans les années qui suivent.
Un autre modèle que la Turquie pourrait suivre est l'exemple de
l'Allemagne et d'Israël. Je pense que c'est un modèle juste. Je ne
crois pas que la Turquie puisse résoudre le problème de faire face Ã
son histoire à la manière américaine. Pour deux raisons : il existe un
pays qui s'appelle l'Arménie et une réalité qui s'appelle la diaspora.
Or les Indiens d'Amérique n'ont ni d'Etat indépendant, ni de diaspora.
A cause de ces deux réalités, les tentatives de résolution du conflit
à l'américaine sont vouées à l'échec. Je pense aussi que cette
approche à l'américaine est une continuation un peu différente de la
politique d'amnésie qui dure depuis 90 ans. Comme si ceux qui voient
que les politiques de négation ne suffisent plus creusent de nouvelles
tranchées où ils pourront continuer la guerre.
Si la Turquie (avec son Etat et sa société) souhaite réellement la
résolution de ce problème, elle doit immédiatement commencer les
discussions à propos de ce sujet avec l'Arménie. A l'image de ce que
l'Allemagne et Israël ont fait. Elle devrait aussi, comme l'Allemagne
a fait avec la diaspora juive, lancer des discussions avec la diaspora
arménienne. L'Arménie ne peut pas représenter la diaspora et vice et
versa. Ce sont deux entités indépendantes. Il existe bien sûr la
question de la représentation de la diaspora, mais je pense que c'est
une question qui pourrait rapidement se résoudre. Les Juifs aussi ont
de nombreuses organisations différentes, mais ils ont réussi à établir
en peu de temps une structure pour mener des négociations. En résumé,
je pense que la Turquie devrait suivre l'exemple de l'Allemagne et
d'Israël dans la résolution du conflit.
La Turquie n'a pas présenté une demande de pardon, mais un texte de
condoléances a été publié l'année dernière. La Turquie pourrait-elle
avancer sur cette voie ?
Il est difficile de prévoir ce qui pourrait se passer. Mais on a
l'impression que la Turquie poursuit une double stratégie. La première
est d'accroître la tension à court terme et cherche à sortir indemne
de 2015. La deuxième est de donner l'impression à l'opinion publique
internationale qu'elle est la partie qui souhaite résoudre le
problème. Elle voudra montrer la diaspora et l'Arménie comme les
parties qui fuient une solution et la réconciliation.
Je vais donner quelques exemples de la stratégie de hausse de tension.
Regardez le nouveau site web ouvert par l'Institut turc de l'histoire
sur la question arménienne. Vous verrez que les politiques de négation
qui durent depuis 90 ans continuent de manière déchainée. Tous les
articles, livres et documents d'archives écrits depuis 90 ans
conformément à la politique officielle y sont réunis. Comme s'ils
étaient les préparatifs pour une guerre finale. Le deuxième exemple
concerne les livres scolaires. Regardez ces livres, il y existe un
négationnisme encore plus extrême par rapport à ce que nous avons vu
dans le passé. Au delà d'un racisme ouvert, les Arméniens sont montrés
comme la plus grande menace contre la sécurité nationale de la
Turquie. Le troisième exemple est l'autorisation donnée ' au mépris du
droit international ' aux représentations officielles de l'Azerbaïdjan
de mener des actions politiques en Turquie. Le concours d'affiches
organisé par l'Université de Gazi avec l'Ambassade de l'Azerbaïdjan
sur les massacres commis par les Arméniens lors de la Première Guerre
mondiale en est un exemple. Ils avaient en plus affirmé qu'ils
allaient déclarer le gagnant le jour de l'anniversaire de l'assassinat
de Hrant Dink. Une ambassade ne peut mener des actions politiques dans
le pays où il se trouve, selon le droit international. Le quatrième
exemple est la commémoration des guerres de Sarıkamis et des
Dardanelles. On va traiter à cette occasion le thème "Nous aussi, nous
avons souffert". Ces exemples me montrent que le gouvernement turc est
en train de nous dire : "Si vous nous imposez le génocide, nous allons
vous imposer ces sujets-lÃ".
La deuxième stratégie concerne le monde occidental. "Nous agissons
avec compréhension. Regardez, nous avons présenté nos condoléances",
diront-ils. On va développer l'approche de "comprendre les douleurs de
chacun" autour de l'idée de "mémoire juste". En fait, même si en terme
de contenu, ils répètent ce qui a été déjà dit a propos de 1915, une
différence est à souligner. Un langage et un habillage plus humain
sont cousus sur les politiques de négation. Il peut bien sûr y avoir
certaines personnes qui souhaiteront le voir comme une avancée.
En résumé, je peux dire que la principale politique du gouvernement
est de laisser passer 2015 avec un minimum de dégts. Je ne crois pas
que les élites dirigeantes approchent le sujet avec le souci de
résoudre sérieusement la question arménienne en Turquie.
Comment se fait-il que certains chroniqueurs en Turquie définissent
cette approche comme une "révolution" ?
Si on interprète tout cela avec de la bonne foi, il faut montrer de la
compréhension envers le fait que des ouvertures minimes de ce genre
puissent être vues comme des grands changements. Je dirai qu'il faut
montrer de la tolérance envers cette joie. Lorsque vous critiquez ces
changements, la réponse qu'on vous fera sera la suivante : "Avant, il
n'y avait même pas cela". Tout en comprenant cette approche, je la
trouve très problématique. Car en somme, "vous cherchez alors du
mérite dans le mauvais". Vous défendez alors le fait de se contenter
avec la pire alternative, au lieu d'atteindre ce qui est juste et ce
qui devrait être fait.
Il y a un autre aspect négatif de voir ces petits changements comme
des grandes révolutions. L'argument "Avant, il n'y avait même pas
cela" est utilisé contre vous, pour que vous vous contentiez de ce
qu'on vous donne. On peut vous dire "Qu'est-ce que tu veux de plus,
c'est suffisant". On peut même affirmer, sans avoir honte, "Nous avons
fait notre devoir. La balle est maintenant dans l'autre camp".
Reconnaitre une vérité historique peut être présenté comme une
question de négociation. C'est comme si, au lieu de débattre sur les
solutions raisonnables en se mettant d'accord sur des principes, on
vous dit "En Turquie, même si c'est seulement un pas minime, tu dois
apprendre a être reconnaissant". Le climat général est de montrer les
avancées comme une grande grce accordée. Je préfère qu'on fasse des
phrases nettes sur la nature et la solution du conflit. Cette approche
consiste à reconnaitre la vérité historique, à la définir comme un
meurtre, à demander pardon et à effectuer des réparations.
Les questions de justice et de réparations ne sont absolument pas
évoquées en Turquie. Indemnités, remise des propriétés confisquées,
nomination et condamnation ouvertement les responsables : ces pas
paraissent-ils utopiques pour la Turquie ?
Aujourd'hui, oui. En Turquie, y compris dans les milieux libéraux, Ã
la fois au niveau étatique et sociétal, on fuit de manière volontaire
et consciencieuse, les questions de reconnaissance et d'indemnités.
Car on sait que l'issue passera forcément par "donner". C'est une
situation à laquelle les milieux de gauche et les libéraux ne sont pas
du tout habitués. Les gens de gauche, les démocrates et les libéraux
ont toujours été des demandeurs. Ils sont habitués à cette posture.
Ils ont demandé de la liberté et de la justice sociale à l'Etat.
Pourquoi nous situons-nous à gauche par rapport à l'Etat ? Nous
demandons des droits, de l'égalité et si on ne nous les donne pas, on
saura les prendre. On luttera pour les prendre, s'il le faut.
Concernant la question arménienne, on sent que la situation est
différente. C'est là que, à la fois les gens de gauche et les
libéraux, ont du mal : nous sommes obligés de donner. Point final.
Nous devons apprendre à formuler cette question de "donner" comme un
gain. Nous devons voir et comprendre qu'en donnant, il y a l'humanité
à sauver et à gagner.
Et ce ne sera pas seulement l'Etat qui devra donner, n'est-ce pas ?
Bien sûr, par exemple l'Etat donnera des indemnités, mais cette somme
sera réglée grce aux impôts payés par des citoyens. Considérant cette
question de "donner" comme une "perte", Ã la fois les gens de gauche
et les autorités agissent selon leur subconscient qui demande "Comment
peut-on en sortir en donnant le moins possible ?". C'est pour cette
raison que nous sommes dans une situation qui affecte profondément
notre existence. Personne ne souhaite donner. Pour cette raison,
chacun cherche à se débarrasser de cette affaire en donnant le moins
possible. C'est pour cela que ce sujet dérange autant. Si nous pouvons
réaliser que donner est un grand gain en soi et que si on peut définir
ce gain à la fois de façon matérielle et morale, nous pourrons faire
un pas de plus dans la résolution du conflit.
http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et-reparations-point-de-vue-de-turquie/la-turquie-cherche-a-sortir-indemne-de-2015