Libération , France
8 octobre 2004
Turquie, l'accueil ambigu
AUTEUR: GOULARD Sylvie; Sylvie GOULARD enseignante à Sciences-Po
(Paris) et au Collège d'Europe (Bruges). Dernier ouvrage paru : le
Grand Turc et la République de Venise, Fayard, 142 pp., 12 euros.
Le processus, prématuré, d'adhésion de la Turquie met en péril la
cohérence européenne.
L'enjeu n'est pas la Turquie. L'enjeu n'est pas non plus, cela mérite
d'être rappelé, la relation de l'islam et de la chrétienté : l'Union
compte déjà en son sein des millions de musulmans et de
non-chrétiens. Et l'islam ne se résume pas à la Turquie. L'enjeu,
c'est notre conception de la démocratie, c'est notre vision de
l'Europe.
La démocratie a une exigence : les décisions politiques doivent être
l'expression de la volonté générale. Dans le cas de la Turquie, nul
ne peut dire aux citoyens français quand la décision d'ouvrir l'Union
aux Turcs a été, est ou sera prise. En tout cas, les Parlements
européen et français, ainsi que les peuples, n'ont guère été
impliqués. Pour certains, la décision remonte à 1963 et à l'accord
"d'association" entre la CEE et la Turquie ; pour d'autres, elle date
de 1999, lorsque les quinze chefs d'Etat et de gouvernement, réunis à
Helsinki, lui ont reconnu le "statut" de candidat en catimini. Pour
d'autres encore, elle vient d'être prise par la Commission, le 6
octobre, dans son rapport favorable à l'ouverture de négociations. Ce
document comporte cependant de nombreuses réserves. La Commission y
relève des atteintes aux droits de l'homme, notamment en ce qui
concerne les femmes et la liberté religieuse des non-musulmans. Elle
se garde de proposer une date pour le début des négociations. Elle
précise que le processus, appelé à durer, n'aboutira pas forcément.
Outre des périodes transitoires, elle envisage, pour la libre
circulation des personnes, "des clauses de sauvegarde permanentes".
Sauvegarde contre qui ? Contre ceux-là mêmes à qui, selon Romano
Prodi, l'on déclare adresser un "message de confiance" ? L'ambiguïté
confine à l'acte manqué.
En réalité, la date clé est le 17 décembre 2004, lorsque les 25 chefs
d'Etat et de gouvernement décideront d'ouvrir ou non les
négociations. Alors, le point de non-retour sera atteint.
Naturellement, gouvernements et Commission jurent que le processus
peut être interrompu ensuite, voire qu'il n'est pas voué à aboutir.
Cela revient à affirmer que les décisions antérieures sont
irréversibles et... celles à venir sans conséquence. C'est une erreur
car, une fois les négociations engagées, la pression pour les
conclure sera forte.
En France, le président de la République a promis un référendum au
terme des négociations, dans dix ou quinze ans. Même si, dans
l'intervalle, il est probable que la Turquie et l'Union européenne
évoluent, un refus populaire n'est pas à exclure. Ce serait le pire
des scénarios. Jean Monnet disait: "C'est par la simplicité qu'on
parvient à créer la confiance." Par leurs contorsions, par leurs
ambiguïtés, les dirigeants européens - à Bruxelles et dans les
capitales - sapent la confiance des opinions. En France, ne pas
impliquer le peuple, aujourd'hui, sur cette décision, fait courir à
l'idée européenne un risque considérable. La démocratie ne peut être
une perpétuelle promesse. En outre, le débat sur le traité
constitutionnel en ptirait, alors qu'il constitue une question
nettement distincte de celle de l'adhésion turque.
Sur la Turquie, le Parlement français devrait donc procéder à un
débat, suivi d'un vote, avant le 17 décembre. La procédure est
inédite mais le sujet est d'importance. Nous pouvons expliquer aux
Turcs qu'un oui arraché à la volée n'est pas dans leur intérêt.
L'Europe s'honorerait à pratiquer ainsi la démocratie qu'elle exige,
justement, des futurs membres.
Le second enjeu de l'adhésion turque est notre vision de l'Europe.
L'Union, projet politique, n'est pas extensible à l'infini. Certains
la disent obsolète. Nous devrions cependant y réfléchir à deux fois
avant de mettre en péril notre bon vieil idéal communautaire.
Avons-nous des solutions de rechange pour régler des problèmes
d'intérêt supranational ? Et que pesons-nous, séparément, dans le
monde pour revenir aux errements intergouvernementaux dont nous
voyons à l'ONU, chaque jour, les limites ? Le rapport d'impact de la
Commission montre bien que l'adhésion turque change radicalement
l'échelle de l'élargissement. La Commission reconnaît qu'en raison de
"sa taille, de sa population, de sa localisation géographique, de son
potentiel économique, militaire, ainsi que de ses caractéristiques
culturelles et religieuses", cette adhésion serait sans précédent.
Sur bien des points, elle refuse même de faire des pronostics tant
les inconnues sont nombreuses. Si le progrès économique de la Turquie
semble incontestable, les incertitudes institutionnelles et
budgétaires liées à son entrée éventuelle n'en demeurent pas moins
fortes. Sur le plan institutionnel, la Commission considère que
l'arrivée d'un pays aussi peuplé, qui peut légitimement prétendre au
nombre de voix le plus élevé au Conseil et à la plus forte
représentation au Parlement européen, aura forcément un rôle
important dans la prise de décision... au détriment des Etats moyens
et grands. Après le trouble qu'a connu la France cet été, sur sa
perte d'influence relative, il y a là aussi de quoi réfléchir. Enfin,
selon la Commission, le retard de développement de ce pays est
supérieur à celui des dix nouveaux entrants. Autant dire que les
politiques sociales et environnementales ne seront pas, à moyenne
échéance, la préoccupation première de ce pays. La gauche devrait le
comprendre maintenant. En réalité, le rapport de la Commission est un
peu court : les stratèges d'aujourd'hui, contrairement aux Pères
fondateurs, sont pétris de bonnes intentions mais n'ont pas de
méthode au service de leurs vues, du moins pas de méthode qui puisse
rivaliser avec la "méthode communautaire", critiquée mais qui a fait
ses preuves.
Cette marche forcée vers Ankara, conduite par le commissaire allemand
Günter Verheugen, avec le soutien de Berlin et l'aval des hautes
autorités françaises, en dit long sur le désarroi qui entoure l'idéal
européen dans nos pays. Pouvons-nous vraiment, nous Français et
Allemands, passer sous silence le refus turc de dénoncer le génocide
arménien alors que nous sommes parvenus à l'apaisement en regardant
l'Histoire en face ? Verheugen n'en parle guère. Quant à Joschka
Fischer, le ministre allemand des Affaires étrangères, autrefois
champion de la "légitimation démocratique" et de "l'Union des
citoyens", peut-il souhaiter une adhésion turque pilotée par le seul
Conseil européen, sur la base d'un rapport technique, sans aval des
Européens ? Sur ce qui engage leur destin, ce sont pourtant les
peuples qui ont le dernier mot. En poussant l'adhésion turque sans
considération pour cette expérience commune et pour les attentes
immédiates du peuple français, nos partenaires allemands et le
président de la République prennent un grand risque : celui de perdre
en route le projet européen et l'adhésion des Français.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
8 octobre 2004
Turquie, l'accueil ambigu
AUTEUR: GOULARD Sylvie; Sylvie GOULARD enseignante à Sciences-Po
(Paris) et au Collège d'Europe (Bruges). Dernier ouvrage paru : le
Grand Turc et la République de Venise, Fayard, 142 pp., 12 euros.
Le processus, prématuré, d'adhésion de la Turquie met en péril la
cohérence européenne.
L'enjeu n'est pas la Turquie. L'enjeu n'est pas non plus, cela mérite
d'être rappelé, la relation de l'islam et de la chrétienté : l'Union
compte déjà en son sein des millions de musulmans et de
non-chrétiens. Et l'islam ne se résume pas à la Turquie. L'enjeu,
c'est notre conception de la démocratie, c'est notre vision de
l'Europe.
La démocratie a une exigence : les décisions politiques doivent être
l'expression de la volonté générale. Dans le cas de la Turquie, nul
ne peut dire aux citoyens français quand la décision d'ouvrir l'Union
aux Turcs a été, est ou sera prise. En tout cas, les Parlements
européen et français, ainsi que les peuples, n'ont guère été
impliqués. Pour certains, la décision remonte à 1963 et à l'accord
"d'association" entre la CEE et la Turquie ; pour d'autres, elle date
de 1999, lorsque les quinze chefs d'Etat et de gouvernement, réunis à
Helsinki, lui ont reconnu le "statut" de candidat en catimini. Pour
d'autres encore, elle vient d'être prise par la Commission, le 6
octobre, dans son rapport favorable à l'ouverture de négociations. Ce
document comporte cependant de nombreuses réserves. La Commission y
relève des atteintes aux droits de l'homme, notamment en ce qui
concerne les femmes et la liberté religieuse des non-musulmans. Elle
se garde de proposer une date pour le début des négociations. Elle
précise que le processus, appelé à durer, n'aboutira pas forcément.
Outre des périodes transitoires, elle envisage, pour la libre
circulation des personnes, "des clauses de sauvegarde permanentes".
Sauvegarde contre qui ? Contre ceux-là mêmes à qui, selon Romano
Prodi, l'on déclare adresser un "message de confiance" ? L'ambiguïté
confine à l'acte manqué.
En réalité, la date clé est le 17 décembre 2004, lorsque les 25 chefs
d'Etat et de gouvernement décideront d'ouvrir ou non les
négociations. Alors, le point de non-retour sera atteint.
Naturellement, gouvernements et Commission jurent que le processus
peut être interrompu ensuite, voire qu'il n'est pas voué à aboutir.
Cela revient à affirmer que les décisions antérieures sont
irréversibles et... celles à venir sans conséquence. C'est une erreur
car, une fois les négociations engagées, la pression pour les
conclure sera forte.
En France, le président de la République a promis un référendum au
terme des négociations, dans dix ou quinze ans. Même si, dans
l'intervalle, il est probable que la Turquie et l'Union européenne
évoluent, un refus populaire n'est pas à exclure. Ce serait le pire
des scénarios. Jean Monnet disait: "C'est par la simplicité qu'on
parvient à créer la confiance." Par leurs contorsions, par leurs
ambiguïtés, les dirigeants européens - à Bruxelles et dans les
capitales - sapent la confiance des opinions. En France, ne pas
impliquer le peuple, aujourd'hui, sur cette décision, fait courir à
l'idée européenne un risque considérable. La démocratie ne peut être
une perpétuelle promesse. En outre, le débat sur le traité
constitutionnel en ptirait, alors qu'il constitue une question
nettement distincte de celle de l'adhésion turque.
Sur la Turquie, le Parlement français devrait donc procéder à un
débat, suivi d'un vote, avant le 17 décembre. La procédure est
inédite mais le sujet est d'importance. Nous pouvons expliquer aux
Turcs qu'un oui arraché à la volée n'est pas dans leur intérêt.
L'Europe s'honorerait à pratiquer ainsi la démocratie qu'elle exige,
justement, des futurs membres.
Le second enjeu de l'adhésion turque est notre vision de l'Europe.
L'Union, projet politique, n'est pas extensible à l'infini. Certains
la disent obsolète. Nous devrions cependant y réfléchir à deux fois
avant de mettre en péril notre bon vieil idéal communautaire.
Avons-nous des solutions de rechange pour régler des problèmes
d'intérêt supranational ? Et que pesons-nous, séparément, dans le
monde pour revenir aux errements intergouvernementaux dont nous
voyons à l'ONU, chaque jour, les limites ? Le rapport d'impact de la
Commission montre bien que l'adhésion turque change radicalement
l'échelle de l'élargissement. La Commission reconnaît qu'en raison de
"sa taille, de sa population, de sa localisation géographique, de son
potentiel économique, militaire, ainsi que de ses caractéristiques
culturelles et religieuses", cette adhésion serait sans précédent.
Sur bien des points, elle refuse même de faire des pronostics tant
les inconnues sont nombreuses. Si le progrès économique de la Turquie
semble incontestable, les incertitudes institutionnelles et
budgétaires liées à son entrée éventuelle n'en demeurent pas moins
fortes. Sur le plan institutionnel, la Commission considère que
l'arrivée d'un pays aussi peuplé, qui peut légitimement prétendre au
nombre de voix le plus élevé au Conseil et à la plus forte
représentation au Parlement européen, aura forcément un rôle
important dans la prise de décision... au détriment des Etats moyens
et grands. Après le trouble qu'a connu la France cet été, sur sa
perte d'influence relative, il y a là aussi de quoi réfléchir. Enfin,
selon la Commission, le retard de développement de ce pays est
supérieur à celui des dix nouveaux entrants. Autant dire que les
politiques sociales et environnementales ne seront pas, à moyenne
échéance, la préoccupation première de ce pays. La gauche devrait le
comprendre maintenant. En réalité, le rapport de la Commission est un
peu court : les stratèges d'aujourd'hui, contrairement aux Pères
fondateurs, sont pétris de bonnes intentions mais n'ont pas de
méthode au service de leurs vues, du moins pas de méthode qui puisse
rivaliser avec la "méthode communautaire", critiquée mais qui a fait
ses preuves.
Cette marche forcée vers Ankara, conduite par le commissaire allemand
Günter Verheugen, avec le soutien de Berlin et l'aval des hautes
autorités françaises, en dit long sur le désarroi qui entoure l'idéal
européen dans nos pays. Pouvons-nous vraiment, nous Français et
Allemands, passer sous silence le refus turc de dénoncer le génocide
arménien alors que nous sommes parvenus à l'apaisement en regardant
l'Histoire en face ? Verheugen n'en parle guère. Quant à Joschka
Fischer, le ministre allemand des Affaires étrangères, autrefois
champion de la "légitimation démocratique" et de "l'Union des
citoyens", peut-il souhaiter une adhésion turque pilotée par le seul
Conseil européen, sur la base d'un rapport technique, sans aval des
Européens ? Sur ce qui engage leur destin, ce sont pourtant les
peuples qui ont le dernier mot. En poussant l'adhésion turque sans
considération pour cette expérience commune et pour les attentes
immédiates du peuple français, nos partenaires allemands et le
président de la République prennent un grand risque : celui de perdre
en route le projet européen et l'adhésion des Français.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress