Le Temps
28 mai 2005
Un sultan qui a «permis» de tuer des Arméniens
Inventée pour la réconciliation, l'Union européenne exerce à son tour
un fort pouvoir d'apaisement sur les peuples à ses marges. Si
Allemands et Français se reconnaissent maintenant du même bord,
pourquoi pas Serbes et Croates, Roumains et Hongrois...? Les «ennemis
héréditaires» trouvent un mode de relations plus conforme à leur
intérêt mutuel présent: la paix plutôt que la guerre et la
destruction. Porteuse de l'exemple, l'Union en exprime aussi la
théorie, au nom de laquelle elle peut demander à des pays candidats
l'application d'un certain nombre de règles comme, entre autres, le
respect des minorités, ethniques ou religieuses. Si les Turcs se
réconcilient avec les Grecs, y compris à Chypre, pourquoi, dès lors,
n'aborderaient-ils pas différemment leur question arménienne? C'est
tout l'enjeu de la reconnaissance officielle par Ankara du génocide
de 1915: les Européens demandent aux Turcs de s'affirmer responsables
de l'extermination d'un million d'Arméniens entre 1915 et 1922 pour
les obliger, cent ans après, à voir dans l'«Arménien» un égal absolu
du Turc, doté des mêmes droits, dont le premier, celui de vivre,
assorti d'un autre, celui d'obtenir réparation.
On comprend mieux la nécessité de cet effort psycho-politique à la
lecture du livre de Victor Bérard, réédité cette année, sur les
premiers massacres des Arméniens, entre 1894 et 1896 par ordre du
sultan Abdul-Hamid II. Ces tueries de masse, prélude au génocide,
sont rendues possibles par la sous-humanité alléguée de l'Arménien
chrétien par rapport au Turc musulman. Déshumanisée, une minorité
peut alors être pressurée, violentée, voire liquidée. Bérard écrit en
1897. Helléniste et orientaliste, il enquête à Constantinople,
s'efforçant à l'impartialité et la mesure.
Abdul-Hamid II arrive au trône de l'Empire ottoman en août 1876 par
un coup d'Etat qui renverse son frère Mourad, trois mois après le
renversement et le suicide de son oncle Abdul-Aziz. Sultan par le
meurtre et le complot, il est lui-même entouré d'assassins ou
conjurés potentiels qu'il craint chaque seconde de sa vie. La peur
domine son règne, elle explique l'homme et ses actes. Se méfiant de
son gouvernement, Abdul-Hamid créé une administration parallèle à sa
dévotion. Implacable. Lourde. Chère. Il la paie par l'extorsion sans
merci de l'impôt. Sur le territoire qu'ils partagent avec les Kurdes
semi-nomades, dans l'Est de l'actuelle Turquie, les Arméniens,
sédentaires et plus riches, doivent acquitter leur dîme à la fois aux
Kurdes, propriétaires du sol par loi divine, et au Palais, de plus en
plus gourmand. Quand ce dernier n'obtient pas l'argent demandé, ses
préfets cessent de protéger les paysans arméniens qui sont alors
victimes des tribus kurdes trop heureuses d'en découdre avec des
rivaux plus doués pour le contrôle des pturages et des eaux.
Ce conflit, aggravé par la montée parallèle du nationalisme arménien
et du panislamisme chez les Kurdes, met fin à la cohabitation
séculaire des Arméniens et des musulmans dans l'Empire ottoman. Les
Arméniens, «nation fidèle», avaient fourni des générations de
fonctionnaires et de clercs à la grandeur de la Porte qui se
félicitait de sa propre tolérance. En moins de cinq ans, ils
deviennent suspects de déloyauté, le sultan en fait des boucs
émissaires, les livrant à la haine «ancestrale» des Kurdes, à la
cruauté de ses soldats mal payés et de tout autre criminel recruté
par tel préfet anxieux d'une récompense au Palais. Sassoun, octobre
1894: 5000 morts; Diarbakir, octobre 1894: 1000 morts;
Constantinople, septembre 1896: 5000 morts, précédés d'autres
milliers durant toute l'année 1895 dans la plupart des villes d'Asie
mineure. «Le maître a permis de tuer les Arméniens» entend-on dans
l'empire. En deux ans, cette permission coûte la vie à 300 000 êtres
humains. Cinq cents communautés arméniennes sont supprimées ou
atteintes, leurs biens volés, pillés, détruits.
«Comment, en pleine paix, un homme a-t-il pu concevoir une telle
entreprise et comment, sous les yeux de l'Europe, a-t-il pu la mener
à bien?» demande Victor Bérard. L'auteur n'est plus là en 1915 quand
les Jeunes-Turcs la portent à son terme, prenant pour eux le mot
prêté à un sbire du Sultan: «On supprimera la question arménienne en
supprimant les Arméniens.» Bérard, qui l'avait entendu en son temps,
trouvait l'idée «monstrueuse et incompréhensible pour un cerveau
européen»! Mais le XXe siècle européen ne faisait que commencer.
Victor Bérard, «La Politique du sultan, Les massacres des Arméniens:
1894-1896», Ed. du Félin, avril 2005.
28 mai 2005
Un sultan qui a «permis» de tuer des Arméniens
Inventée pour la réconciliation, l'Union européenne exerce à son tour
un fort pouvoir d'apaisement sur les peuples à ses marges. Si
Allemands et Français se reconnaissent maintenant du même bord,
pourquoi pas Serbes et Croates, Roumains et Hongrois...? Les «ennemis
héréditaires» trouvent un mode de relations plus conforme à leur
intérêt mutuel présent: la paix plutôt que la guerre et la
destruction. Porteuse de l'exemple, l'Union en exprime aussi la
théorie, au nom de laquelle elle peut demander à des pays candidats
l'application d'un certain nombre de règles comme, entre autres, le
respect des minorités, ethniques ou religieuses. Si les Turcs se
réconcilient avec les Grecs, y compris à Chypre, pourquoi, dès lors,
n'aborderaient-ils pas différemment leur question arménienne? C'est
tout l'enjeu de la reconnaissance officielle par Ankara du génocide
de 1915: les Européens demandent aux Turcs de s'affirmer responsables
de l'extermination d'un million d'Arméniens entre 1915 et 1922 pour
les obliger, cent ans après, à voir dans l'«Arménien» un égal absolu
du Turc, doté des mêmes droits, dont le premier, celui de vivre,
assorti d'un autre, celui d'obtenir réparation.
On comprend mieux la nécessité de cet effort psycho-politique à la
lecture du livre de Victor Bérard, réédité cette année, sur les
premiers massacres des Arméniens, entre 1894 et 1896 par ordre du
sultan Abdul-Hamid II. Ces tueries de masse, prélude au génocide,
sont rendues possibles par la sous-humanité alléguée de l'Arménien
chrétien par rapport au Turc musulman. Déshumanisée, une minorité
peut alors être pressurée, violentée, voire liquidée. Bérard écrit en
1897. Helléniste et orientaliste, il enquête à Constantinople,
s'efforçant à l'impartialité et la mesure.
Abdul-Hamid II arrive au trône de l'Empire ottoman en août 1876 par
un coup d'Etat qui renverse son frère Mourad, trois mois après le
renversement et le suicide de son oncle Abdul-Aziz. Sultan par le
meurtre et le complot, il est lui-même entouré d'assassins ou
conjurés potentiels qu'il craint chaque seconde de sa vie. La peur
domine son règne, elle explique l'homme et ses actes. Se méfiant de
son gouvernement, Abdul-Hamid créé une administration parallèle à sa
dévotion. Implacable. Lourde. Chère. Il la paie par l'extorsion sans
merci de l'impôt. Sur le territoire qu'ils partagent avec les Kurdes
semi-nomades, dans l'Est de l'actuelle Turquie, les Arméniens,
sédentaires et plus riches, doivent acquitter leur dîme à la fois aux
Kurdes, propriétaires du sol par loi divine, et au Palais, de plus en
plus gourmand. Quand ce dernier n'obtient pas l'argent demandé, ses
préfets cessent de protéger les paysans arméniens qui sont alors
victimes des tribus kurdes trop heureuses d'en découdre avec des
rivaux plus doués pour le contrôle des pturages et des eaux.
Ce conflit, aggravé par la montée parallèle du nationalisme arménien
et du panislamisme chez les Kurdes, met fin à la cohabitation
séculaire des Arméniens et des musulmans dans l'Empire ottoman. Les
Arméniens, «nation fidèle», avaient fourni des générations de
fonctionnaires et de clercs à la grandeur de la Porte qui se
félicitait de sa propre tolérance. En moins de cinq ans, ils
deviennent suspects de déloyauté, le sultan en fait des boucs
émissaires, les livrant à la haine «ancestrale» des Kurdes, à la
cruauté de ses soldats mal payés et de tout autre criminel recruté
par tel préfet anxieux d'une récompense au Palais. Sassoun, octobre
1894: 5000 morts; Diarbakir, octobre 1894: 1000 morts;
Constantinople, septembre 1896: 5000 morts, précédés d'autres
milliers durant toute l'année 1895 dans la plupart des villes d'Asie
mineure. «Le maître a permis de tuer les Arméniens» entend-on dans
l'empire. En deux ans, cette permission coûte la vie à 300 000 êtres
humains. Cinq cents communautés arméniennes sont supprimées ou
atteintes, leurs biens volés, pillés, détruits.
«Comment, en pleine paix, un homme a-t-il pu concevoir une telle
entreprise et comment, sous les yeux de l'Europe, a-t-il pu la mener
à bien?» demande Victor Bérard. L'auteur n'est plus là en 1915 quand
les Jeunes-Turcs la portent à son terme, prenant pour eux le mot
prêté à un sbire du Sultan: «On supprimera la question arménienne en
supprimant les Arméniens.» Bérard, qui l'avait entendu en son temps,
trouvait l'idée «monstrueuse et incompréhensible pour un cerveau
européen»! Mais le XXe siècle européen ne faisait que commencer.
Victor Bérard, «La Politique du sultan, Les massacres des Arméniens:
1894-1896», Ed. du Félin, avril 2005.