Le Temps, Suisse
Vendredi 29 Avril 2011
Kurdes ou Turcs, ils parlent de leurs grands-parents arméniens
Pendant les massacres de 1915, des enfants arméniens ont été adoptés -
ou ravis - par des familles turques, des jeunes femmes ont été mariées
à des musulmans. Leur souvenir a ensuite été enfoui sous le déni
nationaliste. Mais leurs petits-enfants ont commencé à se souvenir. Un
livre bouleversant sur l'oubli et sur la mémoire
Par Sylvie Arsever
Zerdüst, 35 ans, est Kurde et musulman. Lorsqu'on creuse pour édifier
un nouvel immeuble dans son quartier, il n'est pas rare qu'on bute sur
des restes de tombes arméniennes. Sa - grand-mère paternelle et son
- arrière-grand-mère maternelle étaient elles aussi Arméniennes. Dans
son enfance, il fêtait la nouvelle année le 13 janvier, jour où les
orthodoxes célèbrent saint Jacques de Nisibe, en allant chanter chez
les voisins, qui lui donnaient des sucreries. Plusieurs de ces voisins
étaient eux-mêmes des Arméniens, combinant souvent les apparences de
l'islam - plusieurs avaient fait le pèlerinage de La Mecque - et la
foi de leurs ancêtres.
Cela se vivait mais ça ne se disait pas. Il n'existait qu'une réalité
officielle: un peuple turc et fier de l'être, socle en théorie plus
politique qu'ethnique d'une république où la montée du nationalisme a
rapidement condamné les minorités à un silence apeuré: «On nous
cimente les lèvres», dit encore - Zerdüst.
Kurde et Arménien, Arménien et Turc, voire Arménien, Turc et Kurde,
ces identités mixtes ont longtemps été proprement impensables - se
définir comme Kurde était déjà bien assez difficile dans le climat de
guerre civile des années 1980. Contraints au silence et à la
dissimulation pour survivre, les Arméniens restés ou revenus en
Anatolie sont niés de toute part: par la majorité turque, qui, jusqu'à
récemment, ignorait jusqu'à leur existence, et par la diaspora
arménienne, qui tend à les considérer comme perdus pour la cause
nationale.
Les choses ont commencé à changer dans les années 1990, notamment à
partir du journal Agos, créé par le poète Hrant Dink, assassiné en
2007 par un extrémiste. Ecrit en turc et en arménien, l'hebdomadaire
s'est vite taillé une audience dépassant la seule communauté
arménienne d'Istanbul. La discussion sur les événements de 1915 est
devenue envisageable, des historiens, même difficilement, se sont
parlé. Et de plus en plus de Turcs se sont souvenus.
Le Livre de ma grand-mère, où - Fethiye \xC3etin raconte la vie de son
aïeule Heranus, seule survivante de sa fratrie, adoptée par un soldat
turc, devenue Seher la très aimée de sa famille musulmane, a été un
succès retentissant. Aujourd'hui, une production éditoriale importante
est consacrée à l'histoire arménienne, sous tous ses aspects.
Mais les lèvres n'ont pas été totalement débarrassées du ciment qui
les enserre, tant s'en faut. Le nouveau livre que Fethiye \xC3etin
consacre, avec l'anthropologue Ayse Gül Altinay, à d'autres
petits-enfants de survivants témoigne de l'épaisseur des couches de
silence qui entourent encore la mémoire des massacres.
La violence originelle des tueries de 1915 y apparaît rarement au
premier plan, même si certains aïeuls, arméniens ou kurdes, en ont
parlé en termes crus et sans ambiguïté - églises brûlées avec leurs
paroissiens, enfants jetés dans des puits, familles poussées dans un
précipice que borde encore aujourd'hui «la falaise des Arméniens»...
Elle se distingue en abîme de violences plus sournoises, parfois
proprement indicibles, constituées par un silence d'autant plus épais
qu'il s'alimente, autant que de la crainte de mettre sa vie en danger,
de celle de troubler une harmonie familiale souvent bien réelle même
si elle est fondée sur une part de mensonge.
Car ces histoires ne sont pas faites que de cruauté. La générosité et
la compassion s'y mêlent au contraire constamment à la méchanceté et à
l'abus de pouvoir, sans qu'il soit d'ailleurs toujours possible, la
distance aidant, de les différencier.
D'une grand-mère qui n'a jamais rien dit de son passé, comment savoir
si sa survie a résulté du cadeau désintéressé d'un juste ou si elle a
constitué le salaire de l'esclavage sexuel? Peut-on, d'ailleurs, poser
la question exactement en ces termes dans une société où bien peu de
mariages étaient conclus librement?
Une chose, en tout cas, frappe: beaucoup de ces survivants isolés dans
des communautés étrangères apparaissent comme des personnages
lumineux, attentifs aux autres et appréciés loin à la ronde -
peut-être, hasardent quelques petits-enfants, parce qu'il leur fallait
à tout prix se faire accepter.
Les fils de l'identité, dans tout ça, se perdent parfois. Certains en
transmettent en douce un peu à leurs enfants - des noms, des récits,
une conception plus élastique des interdits de l'islam. D'autres au
contraire en remettent sur leur nouvelle appartenance, s'appliquant à
devenir des croyants exemplaires.
Mais même niées, les traces du passé sont partout: dans les ossements
qui affleurent parfois sous le soc des charrues, par cette habitude
bizarre qu'évoquent plusieurs petits-enfants de peindre des oeufs à
Pques, chez ces chasseurs de trésors convaincus de savoir où est
enterré l'«or des Arméniens» ou dans cet étrange village dépourvu de
lieux de culte, ressemblant à un «village d'athées» mais entouré
d'églises désaffectées...
S'y ajoute, parfois vigoureusement exprimée, la nostalgie d'une époque
où il était possible de vivre coude à coude sur ces terres
est-anatoliennes que le nationalisme attribue aujourd'hui, suivant les
camps, au Kurdistan, à l'Arménie ou à une Turquie où aucune minorité
n'aurait jamais vécu.
Aux fêtes religieuses, ont entendu certains, on échangeait des cadeaux
- des oeufs à Pques, des parts de mouton à l'Aïd. Les Arméniens,
assurent d'autres, avaient des compétences en matière d'horticulture
et de commerce qui seraient bien utiles à la région aujourd'hui.
Et finalement, cet appel à la tolérance est, lui aussi, identitaire.
Car, comme le dit encore Zerdüst, «nous sommes tous de sangs mêlés,
nous ne pouvons pas nous diviser» - du moins sans que chacun ne doive
amputer une partie de lui-même.
Une vérité qui éclôt très, trop lentement en Turquie. Et qui parfois
semble sérieusement régresser ailleurs.
From: A. Papazian
Vendredi 29 Avril 2011
Kurdes ou Turcs, ils parlent de leurs grands-parents arméniens
Pendant les massacres de 1915, des enfants arméniens ont été adoptés -
ou ravis - par des familles turques, des jeunes femmes ont été mariées
à des musulmans. Leur souvenir a ensuite été enfoui sous le déni
nationaliste. Mais leurs petits-enfants ont commencé à se souvenir. Un
livre bouleversant sur l'oubli et sur la mémoire
Par Sylvie Arsever
Zerdüst, 35 ans, est Kurde et musulman. Lorsqu'on creuse pour édifier
un nouvel immeuble dans son quartier, il n'est pas rare qu'on bute sur
des restes de tombes arméniennes. Sa - grand-mère paternelle et son
- arrière-grand-mère maternelle étaient elles aussi Arméniennes. Dans
son enfance, il fêtait la nouvelle année le 13 janvier, jour où les
orthodoxes célèbrent saint Jacques de Nisibe, en allant chanter chez
les voisins, qui lui donnaient des sucreries. Plusieurs de ces voisins
étaient eux-mêmes des Arméniens, combinant souvent les apparences de
l'islam - plusieurs avaient fait le pèlerinage de La Mecque - et la
foi de leurs ancêtres.
Cela se vivait mais ça ne se disait pas. Il n'existait qu'une réalité
officielle: un peuple turc et fier de l'être, socle en théorie plus
politique qu'ethnique d'une république où la montée du nationalisme a
rapidement condamné les minorités à un silence apeuré: «On nous
cimente les lèvres», dit encore - Zerdüst.
Kurde et Arménien, Arménien et Turc, voire Arménien, Turc et Kurde,
ces identités mixtes ont longtemps été proprement impensables - se
définir comme Kurde était déjà bien assez difficile dans le climat de
guerre civile des années 1980. Contraints au silence et à la
dissimulation pour survivre, les Arméniens restés ou revenus en
Anatolie sont niés de toute part: par la majorité turque, qui, jusqu'à
récemment, ignorait jusqu'à leur existence, et par la diaspora
arménienne, qui tend à les considérer comme perdus pour la cause
nationale.
Les choses ont commencé à changer dans les années 1990, notamment à
partir du journal Agos, créé par le poète Hrant Dink, assassiné en
2007 par un extrémiste. Ecrit en turc et en arménien, l'hebdomadaire
s'est vite taillé une audience dépassant la seule communauté
arménienne d'Istanbul. La discussion sur les événements de 1915 est
devenue envisageable, des historiens, même difficilement, se sont
parlé. Et de plus en plus de Turcs se sont souvenus.
Le Livre de ma grand-mère, où - Fethiye \xC3etin raconte la vie de son
aïeule Heranus, seule survivante de sa fratrie, adoptée par un soldat
turc, devenue Seher la très aimée de sa famille musulmane, a été un
succès retentissant. Aujourd'hui, une production éditoriale importante
est consacrée à l'histoire arménienne, sous tous ses aspects.
Mais les lèvres n'ont pas été totalement débarrassées du ciment qui
les enserre, tant s'en faut. Le nouveau livre que Fethiye \xC3etin
consacre, avec l'anthropologue Ayse Gül Altinay, à d'autres
petits-enfants de survivants témoigne de l'épaisseur des couches de
silence qui entourent encore la mémoire des massacres.
La violence originelle des tueries de 1915 y apparaît rarement au
premier plan, même si certains aïeuls, arméniens ou kurdes, en ont
parlé en termes crus et sans ambiguïté - églises brûlées avec leurs
paroissiens, enfants jetés dans des puits, familles poussées dans un
précipice que borde encore aujourd'hui «la falaise des Arméniens»...
Elle se distingue en abîme de violences plus sournoises, parfois
proprement indicibles, constituées par un silence d'autant plus épais
qu'il s'alimente, autant que de la crainte de mettre sa vie en danger,
de celle de troubler une harmonie familiale souvent bien réelle même
si elle est fondée sur une part de mensonge.
Car ces histoires ne sont pas faites que de cruauté. La générosité et
la compassion s'y mêlent au contraire constamment à la méchanceté et à
l'abus de pouvoir, sans qu'il soit d'ailleurs toujours possible, la
distance aidant, de les différencier.
D'une grand-mère qui n'a jamais rien dit de son passé, comment savoir
si sa survie a résulté du cadeau désintéressé d'un juste ou si elle a
constitué le salaire de l'esclavage sexuel? Peut-on, d'ailleurs, poser
la question exactement en ces termes dans une société où bien peu de
mariages étaient conclus librement?
Une chose, en tout cas, frappe: beaucoup de ces survivants isolés dans
des communautés étrangères apparaissent comme des personnages
lumineux, attentifs aux autres et appréciés loin à la ronde -
peut-être, hasardent quelques petits-enfants, parce qu'il leur fallait
à tout prix se faire accepter.
Les fils de l'identité, dans tout ça, se perdent parfois. Certains en
transmettent en douce un peu à leurs enfants - des noms, des récits,
une conception plus élastique des interdits de l'islam. D'autres au
contraire en remettent sur leur nouvelle appartenance, s'appliquant à
devenir des croyants exemplaires.
Mais même niées, les traces du passé sont partout: dans les ossements
qui affleurent parfois sous le soc des charrues, par cette habitude
bizarre qu'évoquent plusieurs petits-enfants de peindre des oeufs à
Pques, chez ces chasseurs de trésors convaincus de savoir où est
enterré l'«or des Arméniens» ou dans cet étrange village dépourvu de
lieux de culte, ressemblant à un «village d'athées» mais entouré
d'églises désaffectées...
S'y ajoute, parfois vigoureusement exprimée, la nostalgie d'une époque
où il était possible de vivre coude à coude sur ces terres
est-anatoliennes que le nationalisme attribue aujourd'hui, suivant les
camps, au Kurdistan, à l'Arménie ou à une Turquie où aucune minorité
n'aurait jamais vécu.
Aux fêtes religieuses, ont entendu certains, on échangeait des cadeaux
- des oeufs à Pques, des parts de mouton à l'Aïd. Les Arméniens,
assurent d'autres, avaient des compétences en matière d'horticulture
et de commerce qui seraient bien utiles à la région aujourd'hui.
Et finalement, cet appel à la tolérance est, lui aussi, identitaire.
Car, comme le dit encore Zerdüst, «nous sommes tous de sangs mêlés,
nous ne pouvons pas nous diviser» - du moins sans que chacun ne doive
amputer une partie de lui-même.
Une vérité qui éclôt très, trop lentement en Turquie. Et qui parfois
semble sérieusement régresser ailleurs.
From: A. Papazian