PIETRO KUCIUKIAN : REFLEXIONS SUR LE NEGATIONNISME
Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
Publie le : 10-05-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information traduite par Georges Festa et publiee
sur le site 'Armenian Trends - Mes Armenies' le 2 mai 2011.
Concernant la proposition Pacifici pour une loi qui reprime le
negationnisme (1), Stefano Levi Della Torre ecrit : " La faussete
par voie legislative suppose une verite par voie legislative ; il
s'agit la d'un thème familier aux inquisitions et aux totalitarismes
et desagreable pour la democratie et pour la recherche scientifique
[...] Impossible de deleguer a une loi un combat culturel. " (2)
Argumentation de la plus haute importance qui, outre le fait que
j'y adhère totalement, marque l'articulation et la complexite du
debat interne a la communaute juive et temoigne de la richesse des
reflexions menees sur le thème de la memoire de la Shoah. Le combat
contre le negationnisme doit etre mene sur le terrain de la recherche
et de la culture. Les institutions, Etats et gouvernements, demeurent
rarement fidèles aux principes de la democratie en tant que telle et
aux choix constitutionnels, et tendent a tomber dans des compromis
(exemple emblematique, les alliances des gouvernements avec les
partis xenophobes et les groupes racistes) sur la base des exigences
du moment present ; dans d'autres cas, elles tendent a utiliser les
tragedies des peuples afin de legitimer leur passe ou leur present
ou pour des interets economiques.
Signalons a ce sujet, mis a part quelques exceptions, la tendance a
faiblement reagir et au peu d' " activisme " du monde de la culture et
de la recherche au sens large, mais aussi des communautes a travers le
monde. Une juste " colère ", qui par ailleurs, comme le note Salvatore
Natoli (3), manifeste une " intolerance par rapport au mal " et une
" indignation active, une revolte contre la negation des faits et la
reecriture de l'histoire de la part d'individus et de gouvernements :
tel est le devoir auquel nous sommes tous appeles.
Quelle efficacite peut avoir un combat anti-negationniste mene
" par voie legislative " ? Une première reponse est fournie dans
l'argumentaire qui precède. Mais je crois utile d'operer certaines
distinctions entre le negationnisme emanant d'individus isoles, le
negationnisme emanant de personnes influentes et le negationnisme
emanant des Etats et des gouvernements :
1. Une loi qui reprime le negationnisme individuel de tout un chacun
irait a l'encontre de la liberte personnelle et serait nuisible a
la democratie. Le negationnisme individuel peut etre combattu non
par la censure, mais par la culture, l'education. Hrant Dink, le
journaliste turco-armenien assassine par un fanatique nationaliste
a Istanbul en 2007, avait declare : " Ils sont fils de l'ignorance
; ils nient le genocide parce qu'ils n'en savent rien. [...] Le
brouillard qui entoure leur education depuis leur plus jeune âge en
fait des assassins potentiels. " Tel est le cas des nationalistes
turcs ou des kamikazes d'Al-Qaida, formes par des enseignements
negationnistes et fondamentalistes, partant victimes d'un abus, comme
le relève Yves Ternon. Ce qui est arrive a Varallo Sesia, lorsqu'un
jeune Turc, residant en Italie, de bonne foi, se sentant offense
par la position pro-Armeniens des Italiens, a tente de detruire les
panneaux d'une exposition sur le genocide, confirme l'inutilite de
l'anti-negationnisme par voie legislative.
2. Dans le cas du negationnisme emanant de personnes influentes,
d'historiens ou d'ecrivains tels que John Irving et Robert Faurisson,
Justin McCarthy ou d'autres, la question est plus complexe. Louis
Brandeis, avocat et juriste americain, membre de la Cour Supreme des
Etats-Unis de 1916 a 1939, dont la memoire est liee a un profond
engagement dans les thematiques sociales et a sa contribution
au niveau juridique, dans le domaine du " droit a la vie privee
[privacy] " et de la defense de la liberte de parole et d'opinion,
s'est ainsi prononce sur la valeur de la liberte d'expression : "
Il est des situations dans lesquelles l'on peut interdire un debat :
lorsque existent des risques imminents ou menacants. "
Pensons a la possibilite qu'une personne influente manifeste sa
facon de pensee negationniste lors d'une reunion ou d'une assemblee,
provoquant une incitation a la haine raciale ou a la violence, avec
des consequences possibles sur la securite des personnes ; ou bien
que ces manifestations d'opinion soient exprimees lors de moments
historiques critiques pour les relations entre Etats et gouvernements.
Une limitation temporaire et circonscrite de la liberte de parole
pourrait etre en fin de compte l'unique option possible pour preserver
la cohabitation democratique.
3. Le cas du negationnisme emanant des Etats et des gouvernements est
different. C'est le cas, pour ne citer que quelques exemples, de la
Turquie pour le genocide armenien ou de l'Iran pour la Shoah. Est-il
possible de supposer l'approbation d'une loi supranationale visant
a atteindre les representants des gouvernements responsables d'actes
ou d'expressions publiques de negationnisme ?
Concernant cette question, je voudrais evoquer certaines situations
problematiques, consequence directe du negationnisme des Etats et
des gouvernements :
- au Musee Archeologique de Milan, en 1995, au lendemain de
l'inauguration de l'exposition qui montrait les photographies de
l'officier allemand Armin T. Wegner, temoin oculaire du genocide des
Armeniens dans les deserts de Mesopotamie, le consul de Turquie a
Milan, en l'absence du directeur, est parvenu a la faire fermer. Un
jour plus tard, l'exposition fut rouverte suite a l'intervention du
maire ;
- en 1996, les restes d'Enver Pacha, un des triumvirs du gouvernement
des Jeunes-Turcs responsable du genocide, furent transferes depuis
l'Asie Centrale et emmenes en Turquie pour y etre honores et, recemment
encore, ont ete eriges des monuments en souvenir des bourreaux,
qui ont suscite des reactions assez vives au sein de la communaute
armenienne dans la mère patrie et en diaspora ;
- a Lyon, en 2008, un groupe nourri de representants des Loups Gris
turcs (parti extremiste du MHP) est intervenu afin d'empecher la
commemoration du genocide armenien du 24 Avril ; des affrontements
et des echauffourees en ont resulte ;
- Ahmadinejad, en Iran, continue de nier la Shoah. Il a organise
un congrès international sur le thème de la Shoah afin d'obtenir le
soutien des milieux universitaires pour sa position negationniste. Vu
les rapports internationaux difficiles entre les Etats, de tels
choix apparaissent en substance provocateurs et plutôt risques, en
particulier lorsqu'on a a c~\ur l'objectif de la paix dans les zones
de conflits en cours ou " en suspens ".
Il emerge clairement de ces exemples que nous nous trouvons face
au negationnisme en tant que mensonge, deliberement porte en avant
par un Etat sur la base d'exigences du present, et face a la mise
en ~\uvre d'un abus a l'egard de ceux auxquels il n'est pas donne
de connaître la verite historique, un negationnisme qui a eu et qui
continue d'avoir de lourdes consequences sur les communautes qui ont
subi le crime de genocide et sur les descendants des survivants qui
ne peuvent accorder de sepulture a leurs morts.
Certains Etats, exploitant de facon cynique et instrumentale la
faiblesse de leurs propres citoyens, leur ignorance et leur bonne foi,
reecrivent l'histoire en falsifiant les faits et nient la realite
criminelle des persecutions et de l'extermination de generations
entières ; ils sèment la culture de la haine et de la peur de l'autre,
contraignant les peuples a grandir au sein des fondamentalismes,
des radicalisations de la pensee, des extremismes : a ce propos,
ne devrions-nous pas nous souvenir que nous nous trouvons, une
fois de plus, face a des regimes totalitaires et oppressifs, a des
niveaux divers, et que cela constitue une attaque violente contre la
democratie ?
La verite historique est niee et, s'il est vrai que l'on se trompe
en soumettant a la justice des argumentations historiographiques,
parce que l'on entre alors sur un terrain difficile et delicat
(comme l'a note Simonetta Fiori au sujet de la Decision cadre sur le
thème des negationnismes du 28 novembre 2008, adoptee par l'Union
Europeenne) (4), il est vrai aussi qu'une declaration precise,
immediate et unitaire, qui emanerait des plus hautes instances de
l'Union Europeenne, de l'ONU, des associations qui luttent pour les
droits de l'homme a travers le monde, une declaration qui aurait la
plus grande diffusion, une declaration reiteree face a la negation
reiteree, une declaration qui serait aussi un appel a tous les hommes
de bonne volonte, pourrait constituer une contribution decisive a un
possible changement de cap et servir de base a l'elaboration d'une
loi partagee et efficace, capable de depasser les nationalismes et
les questions de denomination.
Il ne s'agit pas de reprimer les opinions, ni d'instituer par voie
legislative ce qui est historiquement avere, en usurpant le terrain
des historiens ; il s'agit de faire emerger une question morale a
des fins morales : sanctionner publiquement et d'un commun accord,
de manière energique, le negationnisme des Etats et des gouvernements
qui constitue un mensonge au niveau le plus eleve. Une parole commune,
empreinte d'une forte " universalite ", car expression de la conscience
nouvelle des droits de l'homme issue des boucheries des guerres,
confèrerait une vigueur nouvelle a l'autorite des temoins, dont la
parole s'affaiblit d'autant plus qu'elle n'est progressivement plus
ecoutee. Le negationnisme des Etats et des gouvernements ne se combat
pas, comme l'a observe Yves Ternon, par une loi nationale, mais par
une loi supranationale : une loi " anti-negationniste " qu'il convient
de soumettre a l'ONU, comparable a la Convention pour la prevention et
la repression du crime de genocide, approuvee par l'Assemblee Generale
le 9 decembre 1948, pierre angulaire afin de s'ouvrir a l'espoir d'une
histoire qui ne soit plus marquee par la violence politique de masse,
ni par des operations de purification ethnique.
Dans le cas armenien, la negation du genocide, construite dans le
contexte de sa mise en ~\uvre, a provoque le silence des premières
generations, un retard historiographique et, comme l'a note Catherine
Coquio, " la difficulte pour la litterature armenienne de se constituer
en pensee temoin et critique de l'evenement ".
Relevons cependant que, recemment, l'on observe une realite
differente : face au negationnisme obstine du gouvernement turc,
les deuxièmes et troisièmes generations dans la mère patrie et en
diaspora se sont regroupees, ont manifeste un nouvel elan afin de
s'opposer a la negation des faits ; la memoire, renforcee par le
negationnisme, est devenue un instrument de construction identitaire ;
les temoignages se sont multiplies, recueillis et partages par des non
Armeniens ; un interet renouvele s'est diffuse parmi les historiens
de profession et, aux côtes du recit du Metz Yeghern, la Grande
Catastrophe, l'on assiste aujourd'hui a un reexamen de l'histoire et
de la culture armenienne. Les memoires individuelles des souffrances
sont devenues une memoire historique partagee. Le recouvrement de
la verite historique, accompli par les Armeniens pour eux-memes,
que partagent tant de non Armeniens dans les pays de la diaspora et,
meme si cela est encore fragile, aussi en Turquie, aide a surmonter
la fracture que le genocide cree dans l'histoire des peuples.
En conclusion, j'avance l'hypothèse, un brin provocatrice, que
la Turquie, ayant elimine avec les Armeniens, les Grecs et autres
minorites, la part la plus europeenne de sa realite ethnique, s'est
dirigee vers une sorte de " suicide politique " (comme il en est
advenu de l'Allemagne hitlerienne laquelle, via la destruction des
Juifs, a detruit la culture, la science, la litterature, la poesie,
la musique, l'art aux niveaux les plus hauts).
Si tout cela n'etait pas arrive, la Turquie aurait pu etre aujourd'hui,
depuis longtemps, dans l'Union Europeenne.
De meme, le negationnisme obstine des gouvernements turcs, comme je
l'ai deja souligne, n'a rien fait d'autre que fortifier la memoire des
Armeniens, rassembler la diaspora dans le monde entier (sept millions)
et l'arrimer solidement a la mère patrie (trois millions).
Ouvrir un debat et une comparaison transversale sur le thème du
negationnisme, domaine dans lequel se manifestent des positions
diverses, constitue, dans le champ des reflexions sur les genocides
au 20ème siècle, une opportunite pour operer un elargissement de la
memoire, comme il en a ete lors du passage de l'approfondissement du
mal vers la reflexion sur le bien. La memoire du bien, les figures
exemplaires des Justes, des temoins de verite, des resistants moraux,
entres de plein droit dans la recherche historique, ont renforce
les thèmes classiques de la reflexion sur la Shoah et sur les
genocides du 20ème siècle, eclairant d'une lumière nouvelle l'âge
des totalitarismes.
NdT
1. Allusion a l'article de Riccardo Pacifici, president de la
Communaute Juive de Rome, intitule " Negazionismo, l'appello di
Pacifici : L'Italia adotti una legge per punirlo ", suivi d'une lettre
de R. P., intitulee " Finito il tempo delle ipocrisie ", parus in
La Repubblica, 15/10/2010 - www.repubblica.it 2. Stefano Levi Della
Torre, " Sulla proposta di Riccardo Pacifici per una legge che punisca
il negazionismo ", Rete Eco / Ebrei contro l'occupazione, 05/11/2010 -
http://rete-eco.it/fr/nouvelles/italie/17085-sulla-proposta-di-riccardo-pacifici-per-una-legge-che-punisca-il-negazionismo.html
3. Salvatore Natoli, universitaire, philosophe contemporain, auteur
de nombreux ouvrages sur l'ethique et le neo-paganisme - Wikipedia 4.
http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2008:328:0055:0058:FR:PDF
L'article cite de Simonetta Fiori, " Intervista a Carlo Ginzburg /
La verita non è di stato " [Entretien avec Carlo Ginzburg / La verite
ne relève pas de l'Etat] est paru in La Repubblica, 21/10/2010.
_____________
Source :
http://www.comunitaarmena.it/akhtamar/akhtamar%20numero%20114%20%2824%20aprile%29.pdf
Traduction de l'italien : © Georges Festa - 05.2011 Avec l'aimable
autorisation d'Emanuele Aliprandi, redacteur en chef d'Akhtamar
on line.
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From: A. Papazian
Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
Publie le : 10-05-2011
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
invite a lire cette information traduite par Georges Festa et publiee
sur le site 'Armenian Trends - Mes Armenies' le 2 mai 2011.
Concernant la proposition Pacifici pour une loi qui reprime le
negationnisme (1), Stefano Levi Della Torre ecrit : " La faussete
par voie legislative suppose une verite par voie legislative ; il
s'agit la d'un thème familier aux inquisitions et aux totalitarismes
et desagreable pour la democratie et pour la recherche scientifique
[...] Impossible de deleguer a une loi un combat culturel. " (2)
Argumentation de la plus haute importance qui, outre le fait que
j'y adhère totalement, marque l'articulation et la complexite du
debat interne a la communaute juive et temoigne de la richesse des
reflexions menees sur le thème de la memoire de la Shoah. Le combat
contre le negationnisme doit etre mene sur le terrain de la recherche
et de la culture. Les institutions, Etats et gouvernements, demeurent
rarement fidèles aux principes de la democratie en tant que telle et
aux choix constitutionnels, et tendent a tomber dans des compromis
(exemple emblematique, les alliances des gouvernements avec les
partis xenophobes et les groupes racistes) sur la base des exigences
du moment present ; dans d'autres cas, elles tendent a utiliser les
tragedies des peuples afin de legitimer leur passe ou leur present
ou pour des interets economiques.
Signalons a ce sujet, mis a part quelques exceptions, la tendance a
faiblement reagir et au peu d' " activisme " du monde de la culture et
de la recherche au sens large, mais aussi des communautes a travers le
monde. Une juste " colère ", qui par ailleurs, comme le note Salvatore
Natoli (3), manifeste une " intolerance par rapport au mal " et une
" indignation active, une revolte contre la negation des faits et la
reecriture de l'histoire de la part d'individus et de gouvernements :
tel est le devoir auquel nous sommes tous appeles.
Quelle efficacite peut avoir un combat anti-negationniste mene
" par voie legislative " ? Une première reponse est fournie dans
l'argumentaire qui precède. Mais je crois utile d'operer certaines
distinctions entre le negationnisme emanant d'individus isoles, le
negationnisme emanant de personnes influentes et le negationnisme
emanant des Etats et des gouvernements :
1. Une loi qui reprime le negationnisme individuel de tout un chacun
irait a l'encontre de la liberte personnelle et serait nuisible a
la democratie. Le negationnisme individuel peut etre combattu non
par la censure, mais par la culture, l'education. Hrant Dink, le
journaliste turco-armenien assassine par un fanatique nationaliste
a Istanbul en 2007, avait declare : " Ils sont fils de l'ignorance
; ils nient le genocide parce qu'ils n'en savent rien. [...] Le
brouillard qui entoure leur education depuis leur plus jeune âge en
fait des assassins potentiels. " Tel est le cas des nationalistes
turcs ou des kamikazes d'Al-Qaida, formes par des enseignements
negationnistes et fondamentalistes, partant victimes d'un abus, comme
le relève Yves Ternon. Ce qui est arrive a Varallo Sesia, lorsqu'un
jeune Turc, residant en Italie, de bonne foi, se sentant offense
par la position pro-Armeniens des Italiens, a tente de detruire les
panneaux d'une exposition sur le genocide, confirme l'inutilite de
l'anti-negationnisme par voie legislative.
2. Dans le cas du negationnisme emanant de personnes influentes,
d'historiens ou d'ecrivains tels que John Irving et Robert Faurisson,
Justin McCarthy ou d'autres, la question est plus complexe. Louis
Brandeis, avocat et juriste americain, membre de la Cour Supreme des
Etats-Unis de 1916 a 1939, dont la memoire est liee a un profond
engagement dans les thematiques sociales et a sa contribution
au niveau juridique, dans le domaine du " droit a la vie privee
[privacy] " et de la defense de la liberte de parole et d'opinion,
s'est ainsi prononce sur la valeur de la liberte d'expression : "
Il est des situations dans lesquelles l'on peut interdire un debat :
lorsque existent des risques imminents ou menacants. "
Pensons a la possibilite qu'une personne influente manifeste sa
facon de pensee negationniste lors d'une reunion ou d'une assemblee,
provoquant une incitation a la haine raciale ou a la violence, avec
des consequences possibles sur la securite des personnes ; ou bien
que ces manifestations d'opinion soient exprimees lors de moments
historiques critiques pour les relations entre Etats et gouvernements.
Une limitation temporaire et circonscrite de la liberte de parole
pourrait etre en fin de compte l'unique option possible pour preserver
la cohabitation democratique.
3. Le cas du negationnisme emanant des Etats et des gouvernements est
different. C'est le cas, pour ne citer que quelques exemples, de la
Turquie pour le genocide armenien ou de l'Iran pour la Shoah. Est-il
possible de supposer l'approbation d'une loi supranationale visant
a atteindre les representants des gouvernements responsables d'actes
ou d'expressions publiques de negationnisme ?
Concernant cette question, je voudrais evoquer certaines situations
problematiques, consequence directe du negationnisme des Etats et
des gouvernements :
- au Musee Archeologique de Milan, en 1995, au lendemain de
l'inauguration de l'exposition qui montrait les photographies de
l'officier allemand Armin T. Wegner, temoin oculaire du genocide des
Armeniens dans les deserts de Mesopotamie, le consul de Turquie a
Milan, en l'absence du directeur, est parvenu a la faire fermer. Un
jour plus tard, l'exposition fut rouverte suite a l'intervention du
maire ;
- en 1996, les restes d'Enver Pacha, un des triumvirs du gouvernement
des Jeunes-Turcs responsable du genocide, furent transferes depuis
l'Asie Centrale et emmenes en Turquie pour y etre honores et, recemment
encore, ont ete eriges des monuments en souvenir des bourreaux,
qui ont suscite des reactions assez vives au sein de la communaute
armenienne dans la mère patrie et en diaspora ;
- a Lyon, en 2008, un groupe nourri de representants des Loups Gris
turcs (parti extremiste du MHP) est intervenu afin d'empecher la
commemoration du genocide armenien du 24 Avril ; des affrontements
et des echauffourees en ont resulte ;
- Ahmadinejad, en Iran, continue de nier la Shoah. Il a organise
un congrès international sur le thème de la Shoah afin d'obtenir le
soutien des milieux universitaires pour sa position negationniste. Vu
les rapports internationaux difficiles entre les Etats, de tels
choix apparaissent en substance provocateurs et plutôt risques, en
particulier lorsqu'on a a c~\ur l'objectif de la paix dans les zones
de conflits en cours ou " en suspens ".
Il emerge clairement de ces exemples que nous nous trouvons face
au negationnisme en tant que mensonge, deliberement porte en avant
par un Etat sur la base d'exigences du present, et face a la mise
en ~\uvre d'un abus a l'egard de ceux auxquels il n'est pas donne
de connaître la verite historique, un negationnisme qui a eu et qui
continue d'avoir de lourdes consequences sur les communautes qui ont
subi le crime de genocide et sur les descendants des survivants qui
ne peuvent accorder de sepulture a leurs morts.
Certains Etats, exploitant de facon cynique et instrumentale la
faiblesse de leurs propres citoyens, leur ignorance et leur bonne foi,
reecrivent l'histoire en falsifiant les faits et nient la realite
criminelle des persecutions et de l'extermination de generations
entières ; ils sèment la culture de la haine et de la peur de l'autre,
contraignant les peuples a grandir au sein des fondamentalismes,
des radicalisations de la pensee, des extremismes : a ce propos,
ne devrions-nous pas nous souvenir que nous nous trouvons, une
fois de plus, face a des regimes totalitaires et oppressifs, a des
niveaux divers, et que cela constitue une attaque violente contre la
democratie ?
La verite historique est niee et, s'il est vrai que l'on se trompe
en soumettant a la justice des argumentations historiographiques,
parce que l'on entre alors sur un terrain difficile et delicat
(comme l'a note Simonetta Fiori au sujet de la Decision cadre sur le
thème des negationnismes du 28 novembre 2008, adoptee par l'Union
Europeenne) (4), il est vrai aussi qu'une declaration precise,
immediate et unitaire, qui emanerait des plus hautes instances de
l'Union Europeenne, de l'ONU, des associations qui luttent pour les
droits de l'homme a travers le monde, une declaration qui aurait la
plus grande diffusion, une declaration reiteree face a la negation
reiteree, une declaration qui serait aussi un appel a tous les hommes
de bonne volonte, pourrait constituer une contribution decisive a un
possible changement de cap et servir de base a l'elaboration d'une
loi partagee et efficace, capable de depasser les nationalismes et
les questions de denomination.
Il ne s'agit pas de reprimer les opinions, ni d'instituer par voie
legislative ce qui est historiquement avere, en usurpant le terrain
des historiens ; il s'agit de faire emerger une question morale a
des fins morales : sanctionner publiquement et d'un commun accord,
de manière energique, le negationnisme des Etats et des gouvernements
qui constitue un mensonge au niveau le plus eleve. Une parole commune,
empreinte d'une forte " universalite ", car expression de la conscience
nouvelle des droits de l'homme issue des boucheries des guerres,
confèrerait une vigueur nouvelle a l'autorite des temoins, dont la
parole s'affaiblit d'autant plus qu'elle n'est progressivement plus
ecoutee. Le negationnisme des Etats et des gouvernements ne se combat
pas, comme l'a observe Yves Ternon, par une loi nationale, mais par
une loi supranationale : une loi " anti-negationniste " qu'il convient
de soumettre a l'ONU, comparable a la Convention pour la prevention et
la repression du crime de genocide, approuvee par l'Assemblee Generale
le 9 decembre 1948, pierre angulaire afin de s'ouvrir a l'espoir d'une
histoire qui ne soit plus marquee par la violence politique de masse,
ni par des operations de purification ethnique.
Dans le cas armenien, la negation du genocide, construite dans le
contexte de sa mise en ~\uvre, a provoque le silence des premières
generations, un retard historiographique et, comme l'a note Catherine
Coquio, " la difficulte pour la litterature armenienne de se constituer
en pensee temoin et critique de l'evenement ".
Relevons cependant que, recemment, l'on observe une realite
differente : face au negationnisme obstine du gouvernement turc,
les deuxièmes et troisièmes generations dans la mère patrie et en
diaspora se sont regroupees, ont manifeste un nouvel elan afin de
s'opposer a la negation des faits ; la memoire, renforcee par le
negationnisme, est devenue un instrument de construction identitaire ;
les temoignages se sont multiplies, recueillis et partages par des non
Armeniens ; un interet renouvele s'est diffuse parmi les historiens
de profession et, aux côtes du recit du Metz Yeghern, la Grande
Catastrophe, l'on assiste aujourd'hui a un reexamen de l'histoire et
de la culture armenienne. Les memoires individuelles des souffrances
sont devenues une memoire historique partagee. Le recouvrement de
la verite historique, accompli par les Armeniens pour eux-memes,
que partagent tant de non Armeniens dans les pays de la diaspora et,
meme si cela est encore fragile, aussi en Turquie, aide a surmonter
la fracture que le genocide cree dans l'histoire des peuples.
En conclusion, j'avance l'hypothèse, un brin provocatrice, que
la Turquie, ayant elimine avec les Armeniens, les Grecs et autres
minorites, la part la plus europeenne de sa realite ethnique, s'est
dirigee vers une sorte de " suicide politique " (comme il en est
advenu de l'Allemagne hitlerienne laquelle, via la destruction des
Juifs, a detruit la culture, la science, la litterature, la poesie,
la musique, l'art aux niveaux les plus hauts).
Si tout cela n'etait pas arrive, la Turquie aurait pu etre aujourd'hui,
depuis longtemps, dans l'Union Europeenne.
De meme, le negationnisme obstine des gouvernements turcs, comme je
l'ai deja souligne, n'a rien fait d'autre que fortifier la memoire des
Armeniens, rassembler la diaspora dans le monde entier (sept millions)
et l'arrimer solidement a la mère patrie (trois millions).
Ouvrir un debat et une comparaison transversale sur le thème du
negationnisme, domaine dans lequel se manifestent des positions
diverses, constitue, dans le champ des reflexions sur les genocides
au 20ème siècle, une opportunite pour operer un elargissement de la
memoire, comme il en a ete lors du passage de l'approfondissement du
mal vers la reflexion sur le bien. La memoire du bien, les figures
exemplaires des Justes, des temoins de verite, des resistants moraux,
entres de plein droit dans la recherche historique, ont renforce
les thèmes classiques de la reflexion sur la Shoah et sur les
genocides du 20ème siècle, eclairant d'une lumière nouvelle l'âge
des totalitarismes.
NdT
1. Allusion a l'article de Riccardo Pacifici, president de la
Communaute Juive de Rome, intitule " Negazionismo, l'appello di
Pacifici : L'Italia adotti una legge per punirlo ", suivi d'une lettre
de R. P., intitulee " Finito il tempo delle ipocrisie ", parus in
La Repubblica, 15/10/2010 - www.repubblica.it 2. Stefano Levi Della
Torre, " Sulla proposta di Riccardo Pacifici per una legge che punisca
il negazionismo ", Rete Eco / Ebrei contro l'occupazione, 05/11/2010 -
http://rete-eco.it/fr/nouvelles/italie/17085-sulla-proposta-di-riccardo-pacifici-per-una-legge-che-punisca-il-negazionismo.html
3. Salvatore Natoli, universitaire, philosophe contemporain, auteur
de nombreux ouvrages sur l'ethique et le neo-paganisme - Wikipedia 4.
http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2008:328:0055:0058:FR:PDF
L'article cite de Simonetta Fiori, " Intervista a Carlo Ginzburg /
La verita non è di stato " [Entretien avec Carlo Ginzburg / La verite
ne relève pas de l'Etat] est paru in La Repubblica, 21/10/2010.
_____________
Source :
http://www.comunitaarmena.it/akhtamar/akhtamar%20numero%20114%20%2824%20aprile%29.pdf
Traduction de l'italien : © Georges Festa - 05.2011 Avec l'aimable
autorisation d'Emanuele Aliprandi, redacteur en chef d'Akhtamar
on line.
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