Le Monde, France
26 mai 2011 jeudi
Le livre du jour: Récit d'un observateur engagé
Blaise Pascal a écrit : " Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous
espérons de vivre. " La formule vaut pour beaucoup. Pas pour Gérard
Chaliand. Cet homme-là a vécu, vit encore, une dizaine de vies, au
moins : stratège, grand voyageur, explorateur, écrivain, poète,
traducteur, professeur, militant... On en oublie sûrement, tant la vie
de " Chaliand " - comme disent ses amis - compose une vaste fresque
qui se confond avec la seconde moitié du XXe siècle.
On connaît le géopoliticien, spécialiste des conflits asymétriques, de
la guérilla, du terrorisme, familier des guerres d'aujourd'hui
(Afghanistan, Irak), de celles d'hier (conflits liés à la
décolonisation, Vietnam, etc.). Il a écrit sur ces sujets des dizaines
d'ouvrages qui forment une longue réflexion sur la relation que les
hommes entretiennent avec la violence.
Il a enseigné ces questions dans les plus grandes universités et dans
nombre d'académies militaires. Il a renouvelé, avec d'autres, l'art de
l'atlas géostratégique, poursuivant obstinément l'une des missions
qu'il s'est assignées : régler son compte à notre éternel
ethnocentrisme, cette manière de narcissisme qui nous fait voir le
monde tel qu'on le perçoit depuis l'Europe, quand les deux tiers de
l'humanité ne jettent plus qu'un regard distrait sur le Vieux
Continent.
Routard savant
Dans un petit livre bouleversant (Mémoire de ma mémoire, Julliard,
2003), Gérard Chaliand avait déjà livré ce qu'il appelle " la partie
immergée de son histoire " : sa famille originaire de l'Empire ottoman
compte parmi les victimes du génocide arménien.
Cette fois, il se livre plus personnellement. L'enfance parisienne
chez des parents aimés, les premières bourlingues, l'engagement
militant, bref les années de formation, celles qui vont déterminer
trois des passions qui font ce bonhomme hors normes : lire et écrire ;
voyager et être à l'écoute de l'autre ; s'engager sans être dupe.
Gérard Chaliand, écolier médiocre, n'a pas 18 ans quand il quitte la
maison pour découvrir l'Algérie. Nulle révolte familiale ici, juste
l'irrépressible désir d'aller voir ailleurs. Ce besoin-là ne le
quittera plus. Il passe sa vie à voyager. Routard savant, le voyage,
chez lui, n'est pas que déplacement physique : Chaliand, l'érudit,
plonge dans les cultures lointaines.
Cette bougeotte compulsive, il va la mettre au service de ses
engagements militants. Afrique, Proche-Orient, Asie, Amérique latine :
pas un des conflits chauds de la guerre froide, pas une des batailles
de la décolonisation qu'il n'étudie au plus près sur le terrain, avec
les guérillas, maquis et autres rebellions armées de l'époque.
Gérard Chaliand est un observateur engagé affectivement : il est du
côté de ceux qui se révoltent - de la guerre d'indépendance algérienne
aux luttes de libération africaines ; des combats des Kurdes à ceux
des Palestiniens.
Mais il revendique un tiers-mondisme qu'il n'a jamais cru devoir
fondre dans un autre " isme " : communisme, trotskisme, maoïsme. Il
n'a pas salué à Hanoï ce qu'il dénonçait à Prague. Il a cultivé une
lucidité qui l'a tenu à l'écart des égarements militants de nombre
d'intellectuels européens.
Ce premier tome de Mémoires (1935-1979) est un récit d'aventures, pas
un ouvrage politique ou théorique. L'autobiographie, avec ce qu'elle
peut avoir d'impudique, nous fait revisiter ces années de plomb
idéologique, contées par un franc-tireur qui a construit sa vie avec
le souci obsessionnel de préserver sa liberté. Pour pouvoir partir,
encore et toujours.
Alain Frachon
La Pointe du couteau. Mémoires (1935-1979) Gérard Chaliand Robert
Laffont, 480 p., 23
26 mai 2011 jeudi
Le livre du jour: Récit d'un observateur engagé
Blaise Pascal a écrit : " Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous
espérons de vivre. " La formule vaut pour beaucoup. Pas pour Gérard
Chaliand. Cet homme-là a vécu, vit encore, une dizaine de vies, au
moins : stratège, grand voyageur, explorateur, écrivain, poète,
traducteur, professeur, militant... On en oublie sûrement, tant la vie
de " Chaliand " - comme disent ses amis - compose une vaste fresque
qui se confond avec la seconde moitié du XXe siècle.
On connaît le géopoliticien, spécialiste des conflits asymétriques, de
la guérilla, du terrorisme, familier des guerres d'aujourd'hui
(Afghanistan, Irak), de celles d'hier (conflits liés à la
décolonisation, Vietnam, etc.). Il a écrit sur ces sujets des dizaines
d'ouvrages qui forment une longue réflexion sur la relation que les
hommes entretiennent avec la violence.
Il a enseigné ces questions dans les plus grandes universités et dans
nombre d'académies militaires. Il a renouvelé, avec d'autres, l'art de
l'atlas géostratégique, poursuivant obstinément l'une des missions
qu'il s'est assignées : régler son compte à notre éternel
ethnocentrisme, cette manière de narcissisme qui nous fait voir le
monde tel qu'on le perçoit depuis l'Europe, quand les deux tiers de
l'humanité ne jettent plus qu'un regard distrait sur le Vieux
Continent.
Routard savant
Dans un petit livre bouleversant (Mémoire de ma mémoire, Julliard,
2003), Gérard Chaliand avait déjà livré ce qu'il appelle " la partie
immergée de son histoire " : sa famille originaire de l'Empire ottoman
compte parmi les victimes du génocide arménien.
Cette fois, il se livre plus personnellement. L'enfance parisienne
chez des parents aimés, les premières bourlingues, l'engagement
militant, bref les années de formation, celles qui vont déterminer
trois des passions qui font ce bonhomme hors normes : lire et écrire ;
voyager et être à l'écoute de l'autre ; s'engager sans être dupe.
Gérard Chaliand, écolier médiocre, n'a pas 18 ans quand il quitte la
maison pour découvrir l'Algérie. Nulle révolte familiale ici, juste
l'irrépressible désir d'aller voir ailleurs. Ce besoin-là ne le
quittera plus. Il passe sa vie à voyager. Routard savant, le voyage,
chez lui, n'est pas que déplacement physique : Chaliand, l'érudit,
plonge dans les cultures lointaines.
Cette bougeotte compulsive, il va la mettre au service de ses
engagements militants. Afrique, Proche-Orient, Asie, Amérique latine :
pas un des conflits chauds de la guerre froide, pas une des batailles
de la décolonisation qu'il n'étudie au plus près sur le terrain, avec
les guérillas, maquis et autres rebellions armées de l'époque.
Gérard Chaliand est un observateur engagé affectivement : il est du
côté de ceux qui se révoltent - de la guerre d'indépendance algérienne
aux luttes de libération africaines ; des combats des Kurdes à ceux
des Palestiniens.
Mais il revendique un tiers-mondisme qu'il n'a jamais cru devoir
fondre dans un autre " isme " : communisme, trotskisme, maoïsme. Il
n'a pas salué à Hanoï ce qu'il dénonçait à Prague. Il a cultivé une
lucidité qui l'a tenu à l'écart des égarements militants de nombre
d'intellectuels européens.
Ce premier tome de Mémoires (1935-1979) est un récit d'aventures, pas
un ouvrage politique ou théorique. L'autobiographie, avec ce qu'elle
peut avoir d'impudique, nous fait revisiter ces années de plomb
idéologique, contées par un franc-tireur qui a construit sa vie avec
le souci obsessionnel de préserver sa liberté. Pour pouvoir partir,
encore et toujours.
Alain Frachon
La Pointe du couteau. Mémoires (1935-1979) Gérard Chaliand Robert
Laffont, 480 p., 23