Le Monde Diplomatique
26 janvier 2012
Les ratés de la réconciliation turco-arménienne
Tandis qu'en France le génocide arménien est instrumentalisé dans la
campagne électorale, la Turquie refuse de ratifier les « protocoles »
signés avec Erevan en 2009 (1) pour normaliser les relations
diplomatiques entre les deux pays et ouvrir la frontière commune,
exigeant des concessions supplémentaires.
par Vicken Cheterian, jeudi 26 janvier 2012
Pour visiter le musée du génocide à Erevan, il faut se rendre au nord
de la capitale arménienne et monter sur la colline de Tsitsernakaberd.
L'effort physique nécessaire à cette ascension rappelle la détresse de
milliers de citoyens ottomans d'origine arménienne, forcés par leur
pays à fuir dans le désert syrien, mourant de faim, d'épuisement ou
assassinés. Au sommet de la colline se trouve une stèle de 44 mètres
de haut qui s'élance vers le ciel, comme pour réclamer justice. Juste
à côté, un monument circulaire formé de douze dalles de basalte
protège la flamme éternelle du souvenir.
Le jour de l'anniversaire du génocide arménien, le 24 avril, des
milliers de personnes montent à Tsitsernakaberd et vont déposer une
fleur devant le monument avant de redescendre par l'autre versant de
la colline. Là, quand il fait beau, les visiteurs ont une vue
magnifique sur le mont Ararat, avec ses neiges éternelles comme
suspendues au ciel. Les Arméniens peuvent bien contempler Ararat, leur
symbole national : il demeure hors d'atteinte, car il est situé de
l'autre côté de la frontière avec la Turquie. Longue de trois cents
kilomètres, passant à seulement quarante kilomètres du centre
d'Erevan, elle est la dernière frontière fermée de la guerre froide.
A Tsitsernakaberd, M. Hayk Demoyan, le directeur du musée du génocide,
nous reçoit. « Ce musée ne raconte pas seulement l'histoire du peuple
arménien, mais également celle du peuple turc. J'espérais qu'avec la
normalisation des relations, les visiteurs turcs viendraient en masse.
» Je voulais en apprendre plus d'un homme qui a suivi les pourparlers
diplomatiques de ces trois dernières années en vue de normaliser les
relations entre l'Arménie et la Turquie. Pourquoi ces efforts ont-ils
échoué ? « La communauté internationale, en particulier les
Etats-Unis, n'ont pas assez fait pression sur la Turquie pour que la
frontière soit rouverte, répondit-il. A présent, le processus est dans
l'impasse. »
La source des difficultés entre les deux pays remonte à la première
guerre mondiale, quand le gouvernement ottoman déporta en masse ses
citoyens arméniens de leurs villes et de leurs villages, décimant la
population arménienne de l'empire. Pourtant, au début des années 1990,
lorsque l'Arménie obtint son indépendance de l'Union soviétique en
crise, il semblait y avoir une chance d'en finir avec l'ancien
antagonisme et de normaliser les relations. Erevan tentait alors
d'échapper à l'influence de Moscou, et le nouveau gouvernement chercha
à établir des relations normales avec Ankara, sans conditions
préalables.
Mais le conflit armé du Haut-Karabagh fut un obstacle majeur (2). Le
gouvernement turc adopta la position de l'Azerbaïdjan dans cette
guerre et exigea de la partie arménienne qu'elle accède à ses
revendications politiques. Au moment de l'accession de l'Arménie à
l'indépendance, Ankara refusa l'établissement de relations
diplomatiques et se joignit à Bakou en 1993 pour imposer un blocus
économique à une Arménie enclavée, afin de l'obliger à abandonner son
soutien aux Arméniens du Haut-Karabagh dans leur lutte pour
l'autodétermination.
La guerre de 2008 entre la Russie et la Géorgie modifia la carte
géopolitique. Ankara estima alors qu'il fallait corriger les erreurs
de sa politique dans le Caucase. Le 8 septembre 2008, le président
turc Abdullah Gül se rendit en Arménie à l'occasion d'un match de
qualification pour la coupe du monde de football, multipliant les
rencontres entre diplomates arméniens et turcs afin de discuter des
mesures à prendre pour normaliser les relations et ouvrir la frontière
commune.
En fait, des négociations secrètes avaient déjà commencé en 2007, avec
la médiation du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE)
suisse, et une série de réunions avaient déjà eu lieu à Berne.
L'enchaînement des contacts diplomatiques aboutit à la signature à
Zurich de deux « protocoles », le 10 octobre 2009 ; le premier
consacré à l'établissement de relations diplomatiques, le second à
l'ouverture des frontières. Des membres éminents de la scène politique
internationale, tels la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton
ou le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov,
assistèrent à la cérémonie organisée par Mme Micheline Calmy-Rey, chef
du DFAE.
Tatul Hakobyan, un chercheur basé à Erevan qui termine actuellement un
livre sur les relations turco-arméniennes, remarque : « L'ironie de la
situation est que, durant la guerre froide, cette frontière n'était
pas aussi hermétique qu'aujourd'hui. Des trains réguliers circulaient
entre Kars et Leninakan [aujourd'hui Gumri]. » M. Hakobyan a une autre
interprétation des causes de l'échec : « Les attentes des uns et des
autres étaient basées sur des calculs erronés. Du côté arménien, on
pensait qu'il était possible de changer le statu quo dans les
relations turco-arméniennes sans changer celui sur le Haut-Karabagh.
La Turquie s'est pour sa part trompée en croyant que le dialogue avec
l'Arménie conduirait à des concessions concernant le Haut-Karabagh. Et
la communauté internationale n'a pas prêté attention aux détails. »
Cela apparut clairement durant la cérémonie de signature des
protocoles. Le processus n'allait pas tarder à échouer, dans la mesure
où la partie turque s'apprêtait à faire une déclaration officielle
dans laquelle elle liait les protocoles aux négociations sur le
Haut-Karabagh. La délégation arménienne refusa alors de prendre part à
la cérémonie. Finalement, il n'y eut pas de déclaration.
Conséquences imprévues
Au début du processus, les présidents arménien et turc ont pris des
risques pour la paix. Le président arménien Serge Sarkissian, déjà
éprouvé par une opposition puissante qui contestait la légitimité de
son élection, prit des risques supplémentaires en engageant un
dialogue avec la Turquie, ce qui suscita la colère du parti
Dashnaktsutyun, très populaire dans la diaspora, l'amenant à quitter
la coalition gouvernementale. La signature des protocoles créa
également une scission entre Erevan et les communautés arméniennes
vivant à l'étranger. Le président arménien en fit l'amère expérience
au cours de sa tournée dans les communautés de la diaspora, juste
avant la signature des protocoles à Zurich : à Paris, Los Angeles et
Beyrouth, il dut affronter des manifestants d'autant plus furieux que,
dans l'accord, les questions d'histoire (et donc celle du génocide)
avaient été reléguées au travail d'une sous-commission.
La politique de rapprochement avec l'Arménie de la diplomatie turque
avait également pour objectif d'alléger les tensions dans le Caucase,
en particulier le Haut-Karabagh. Ankara pensait qu'en améliorant ses
relations avec Erevan, il faciliterait le processus de négociation
entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Au lieu de cela, il fut confronté à
une réaction violente de la part de l'Azerbaïdjan, qui considéra le
rapprochement avec Erevan comme une trahison. Bakou menaça de
suspendre ses relations avec Ankara et d'annuler les accords prévus
sur les hydrocarbures. En conséquence, le gouvernement turc insista
pour que l'Arménie « bouge » sur la question du Haut-Karabagh afin que
les deux protocoles puissent être ratifiés par le Parlement turc. Il
ne se contentait pas de demander des concessions supplémentaires non
prévues par les protocoles, mais revenait purement et simplement au
statu quo ante : les relations turco-arméniennes ne peuvent pas
s'améliorer tant que l'Arménie ne cède pas aux revendications de
l'Azerbaïdjan sur le conflit du Haut-Karabagh.
L'Arménie et la Turquie se sont engagées dans la négociation sans en
évaluer les risques et les conséquences. Le pire est la déception. «
L'échec des négociations arméno-turques va durcir la position
arménienne dans les négociations sur le Haut-Karabagh », prédit M. Ara
Tadevosyan, directeur de l'agence de presse Media Max à Erevan. De
plus, ce qui a commencé par des initiatives personnelles et dans la
confiance s'achève dans la méfiance. Le gouvernement arménien est déçu
par son homologue turc : il a déjà payé le prix fort au plan politique
en signant les deux protocoles, et il lui est demandé de faire encore
des concessions sur le Haut-Karabagh. Cette déception va radicaliser
la position d'Erevan par rapport à la Turquie, trois ans seulement
avant le centenaire du génocide arménien, en 2015.
(1) « Vers une normalisation des relations turco-arméniennes ? »,
La valise diplomatique, 9 octobre 2009.
(2) Lire Jean Gueyras, « Impossible troc entre Arménie et Azerbaïdjan
», Le Monde diplomatique, mars 2001.
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2012-01-26-turquie-armenie
26 janvier 2012
Les ratés de la réconciliation turco-arménienne
Tandis qu'en France le génocide arménien est instrumentalisé dans la
campagne électorale, la Turquie refuse de ratifier les « protocoles »
signés avec Erevan en 2009 (1) pour normaliser les relations
diplomatiques entre les deux pays et ouvrir la frontière commune,
exigeant des concessions supplémentaires.
par Vicken Cheterian, jeudi 26 janvier 2012
Pour visiter le musée du génocide à Erevan, il faut se rendre au nord
de la capitale arménienne et monter sur la colline de Tsitsernakaberd.
L'effort physique nécessaire à cette ascension rappelle la détresse de
milliers de citoyens ottomans d'origine arménienne, forcés par leur
pays à fuir dans le désert syrien, mourant de faim, d'épuisement ou
assassinés. Au sommet de la colline se trouve une stèle de 44 mètres
de haut qui s'élance vers le ciel, comme pour réclamer justice. Juste
à côté, un monument circulaire formé de douze dalles de basalte
protège la flamme éternelle du souvenir.
Le jour de l'anniversaire du génocide arménien, le 24 avril, des
milliers de personnes montent à Tsitsernakaberd et vont déposer une
fleur devant le monument avant de redescendre par l'autre versant de
la colline. Là, quand il fait beau, les visiteurs ont une vue
magnifique sur le mont Ararat, avec ses neiges éternelles comme
suspendues au ciel. Les Arméniens peuvent bien contempler Ararat, leur
symbole national : il demeure hors d'atteinte, car il est situé de
l'autre côté de la frontière avec la Turquie. Longue de trois cents
kilomètres, passant à seulement quarante kilomètres du centre
d'Erevan, elle est la dernière frontière fermée de la guerre froide.
A Tsitsernakaberd, M. Hayk Demoyan, le directeur du musée du génocide,
nous reçoit. « Ce musée ne raconte pas seulement l'histoire du peuple
arménien, mais également celle du peuple turc. J'espérais qu'avec la
normalisation des relations, les visiteurs turcs viendraient en masse.
» Je voulais en apprendre plus d'un homme qui a suivi les pourparlers
diplomatiques de ces trois dernières années en vue de normaliser les
relations entre l'Arménie et la Turquie. Pourquoi ces efforts ont-ils
échoué ? « La communauté internationale, en particulier les
Etats-Unis, n'ont pas assez fait pression sur la Turquie pour que la
frontière soit rouverte, répondit-il. A présent, le processus est dans
l'impasse. »
La source des difficultés entre les deux pays remonte à la première
guerre mondiale, quand le gouvernement ottoman déporta en masse ses
citoyens arméniens de leurs villes et de leurs villages, décimant la
population arménienne de l'empire. Pourtant, au début des années 1990,
lorsque l'Arménie obtint son indépendance de l'Union soviétique en
crise, il semblait y avoir une chance d'en finir avec l'ancien
antagonisme et de normaliser les relations. Erevan tentait alors
d'échapper à l'influence de Moscou, et le nouveau gouvernement chercha
à établir des relations normales avec Ankara, sans conditions
préalables.
Mais le conflit armé du Haut-Karabagh fut un obstacle majeur (2). Le
gouvernement turc adopta la position de l'Azerbaïdjan dans cette
guerre et exigea de la partie arménienne qu'elle accède à ses
revendications politiques. Au moment de l'accession de l'Arménie à
l'indépendance, Ankara refusa l'établissement de relations
diplomatiques et se joignit à Bakou en 1993 pour imposer un blocus
économique à une Arménie enclavée, afin de l'obliger à abandonner son
soutien aux Arméniens du Haut-Karabagh dans leur lutte pour
l'autodétermination.
La guerre de 2008 entre la Russie et la Géorgie modifia la carte
géopolitique. Ankara estima alors qu'il fallait corriger les erreurs
de sa politique dans le Caucase. Le 8 septembre 2008, le président
turc Abdullah Gül se rendit en Arménie à l'occasion d'un match de
qualification pour la coupe du monde de football, multipliant les
rencontres entre diplomates arméniens et turcs afin de discuter des
mesures à prendre pour normaliser les relations et ouvrir la frontière
commune.
En fait, des négociations secrètes avaient déjà commencé en 2007, avec
la médiation du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE)
suisse, et une série de réunions avaient déjà eu lieu à Berne.
L'enchaînement des contacts diplomatiques aboutit à la signature à
Zurich de deux « protocoles », le 10 octobre 2009 ; le premier
consacré à l'établissement de relations diplomatiques, le second à
l'ouverture des frontières. Des membres éminents de la scène politique
internationale, tels la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton
ou le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov,
assistèrent à la cérémonie organisée par Mme Micheline Calmy-Rey, chef
du DFAE.
Tatul Hakobyan, un chercheur basé à Erevan qui termine actuellement un
livre sur les relations turco-arméniennes, remarque : « L'ironie de la
situation est que, durant la guerre froide, cette frontière n'était
pas aussi hermétique qu'aujourd'hui. Des trains réguliers circulaient
entre Kars et Leninakan [aujourd'hui Gumri]. » M. Hakobyan a une autre
interprétation des causes de l'échec : « Les attentes des uns et des
autres étaient basées sur des calculs erronés. Du côté arménien, on
pensait qu'il était possible de changer le statu quo dans les
relations turco-arméniennes sans changer celui sur le Haut-Karabagh.
La Turquie s'est pour sa part trompée en croyant que le dialogue avec
l'Arménie conduirait à des concessions concernant le Haut-Karabagh. Et
la communauté internationale n'a pas prêté attention aux détails. »
Cela apparut clairement durant la cérémonie de signature des
protocoles. Le processus n'allait pas tarder à échouer, dans la mesure
où la partie turque s'apprêtait à faire une déclaration officielle
dans laquelle elle liait les protocoles aux négociations sur le
Haut-Karabagh. La délégation arménienne refusa alors de prendre part à
la cérémonie. Finalement, il n'y eut pas de déclaration.
Conséquences imprévues
Au début du processus, les présidents arménien et turc ont pris des
risques pour la paix. Le président arménien Serge Sarkissian, déjà
éprouvé par une opposition puissante qui contestait la légitimité de
son élection, prit des risques supplémentaires en engageant un
dialogue avec la Turquie, ce qui suscita la colère du parti
Dashnaktsutyun, très populaire dans la diaspora, l'amenant à quitter
la coalition gouvernementale. La signature des protocoles créa
également une scission entre Erevan et les communautés arméniennes
vivant à l'étranger. Le président arménien en fit l'amère expérience
au cours de sa tournée dans les communautés de la diaspora, juste
avant la signature des protocoles à Zurich : à Paris, Los Angeles et
Beyrouth, il dut affronter des manifestants d'autant plus furieux que,
dans l'accord, les questions d'histoire (et donc celle du génocide)
avaient été reléguées au travail d'une sous-commission.
La politique de rapprochement avec l'Arménie de la diplomatie turque
avait également pour objectif d'alléger les tensions dans le Caucase,
en particulier le Haut-Karabagh. Ankara pensait qu'en améliorant ses
relations avec Erevan, il faciliterait le processus de négociation
entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Au lieu de cela, il fut confronté à
une réaction violente de la part de l'Azerbaïdjan, qui considéra le
rapprochement avec Erevan comme une trahison. Bakou menaça de
suspendre ses relations avec Ankara et d'annuler les accords prévus
sur les hydrocarbures. En conséquence, le gouvernement turc insista
pour que l'Arménie « bouge » sur la question du Haut-Karabagh afin que
les deux protocoles puissent être ratifiés par le Parlement turc. Il
ne se contentait pas de demander des concessions supplémentaires non
prévues par les protocoles, mais revenait purement et simplement au
statu quo ante : les relations turco-arméniennes ne peuvent pas
s'améliorer tant que l'Arménie ne cède pas aux revendications de
l'Azerbaïdjan sur le conflit du Haut-Karabagh.
L'Arménie et la Turquie se sont engagées dans la négociation sans en
évaluer les risques et les conséquences. Le pire est la déception. «
L'échec des négociations arméno-turques va durcir la position
arménienne dans les négociations sur le Haut-Karabagh », prédit M. Ara
Tadevosyan, directeur de l'agence de presse Media Max à Erevan. De
plus, ce qui a commencé par des initiatives personnelles et dans la
confiance s'achève dans la méfiance. Le gouvernement arménien est déçu
par son homologue turc : il a déjà payé le prix fort au plan politique
en signant les deux protocoles, et il lui est demandé de faire encore
des concessions sur le Haut-Karabagh. Cette déception va radicaliser
la position d'Erevan par rapport à la Turquie, trois ans seulement
avant le centenaire du génocide arménien, en 2015.
(1) « Vers une normalisation des relations turco-arméniennes ? »,
La valise diplomatique, 9 octobre 2009.
(2) Lire Jean Gueyras, « Impossible troc entre Arménie et Azerbaïdjan
», Le Monde diplomatique, mars 2001.
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2012-01-26-turquie-armenie