L'Express, France
25 Avril 2012
1915 L'honneur des "Justes"
Dans l'Empire ottoman, certains se sont opposés au génocide des
Arméniens. Leur action sort aujourd'hui de l'oubli et pourrait
contribuer à faire évoluer la société. Pour que soit enfin reconnu un
événement occulté par la mémoire collective.
Année après année, le tabou sur les massacres d'Arméniens perpétrés
sur ordre des Jeunes-Turcs au pouvoir en 1915, se lève en Turquie. De
nombreuses publications ont paru sur le sujet. Des intellectuels ont
lancé une campagne en faveur d'une demande de "pardon" aux Arméniens.
Et, le 24 avril, jour anniversaire du début du génocide de 1915, fait
désormais l'objet de commémorations en plein coeur d'Istanbul.
Certes, le pays est encore loin d'un véritable questionnement sur son
histoire. La majorité de la population ignore toujours ce qui s'est
réellement passé à l'époque et préfère croire, selon l'expression
consacrée, que ses "ancêtres n'ont pu commettre un tel crime". De
nombreux boulevards, places et écoles portent encore le nom de
responsables des massacres. Et la politique officielle d'Ankara
persiste dans le déni.
Dès 1915, pourtant, dans l'Empire ottoman, des voix s'étaient élevées
pour dénoncer ce crime contre l'humanité. Des dizaines de hauts
fonctionnaires, d'élus, de chefs religieux et de tribus, et un nombre
d'anonymes que l'on ne peut évaluer s'étaient opposés aux ordres et
refusé de déporter ou de massacrer les Arméniens. Au risque de perdre
leur poste ou, pour certains, leur vie. Celal Bey, gouverneur de
Konya, fut démis de ses fonctions parce qu'il avait empêché le départ
des convois de déportés ; Hüseyin Nesimi, sous-préfet de Lice (sud-est
du pays), fut assassiné par des soldats dépêchés par le préfet de
Diyarbakir car il avait refusé de faire exécuter ses administrés ;
Mustafa Aga, maire de Malatya (Anatolie), fut tué par son propre fils,
qui n'avait pas supporté que son père vienne en aide aux "mécréants".
"Briser l'enfermement encouragé par l'Etat"
Tombée dans l'oubli, l'histoire de ces "Justes" pourrait, cependant,
jouer un rôle crucial pour la société turque dans sa confrontation
avec sa propre histoire. "Un des obstacles majeurs pour les Turcs est
la difficulté d'admettre que leurs grands-parents aient pu commettre
ces atrocités, explique Rober Koptas, rédacteur en chef d'Agos,
hebdomadaire publié en arménien et en turc. Derrière le mot
"génocide", ils entendent une accusation collective les visant tous,
alors ils se retranchent derrière une position défensive. Rappeler
l'histoire des Justes, c'est briser l'enfermement encouragé par
l'Etat. Les simples citoyens pourront ainsi voir que les responsables
du génocide appartiennent à une époque et à une idéologie précises. Au
lieu de vénérer les coupables, chacun pourra s'approprier des figures
positives."
Fondé par Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie assassiné en
2007 par un ultranationaliste, Agos publie régulièrement des articles
sur les Justes. "Hrant Dink a été un des premiers à chercher un
nouveau langage afin qu'un plus grand nombre de ses concitoyens
puissent comprendre ce qui s'est passé en 1915, souligne Rober Koptas.
L'histoire des Justes permet de l'établir." Sans pour autant effacer
les responsabilités ni soulager les consciences. "Parler des
survivants ne minimise pas la catastrophe. estime Betül Tanbay, de la
Fondation Hrant-Dink. Mais ces histoires permettent de mieux la
comprendre." Créée après l'assassinat du journaliste, la fondation
soutient de-puis 2010 les recherches universi-taires sur les Justes.
Et prend posi- tion. "Les noms de responsables du génocide, comme
Talaat Pacha, ne doivent plus apparaître sur les boulevards", juge
Betül Tanbay.
Journaliste à Radikal, Oral Calislar est un des rares chroniqueurs à
consacrer ses colonnes à ce sujet. "Nous avons été élevés dans
l'illusion d'une histoire nationale sans tache, dit-il. Nous
comprenons maintenant que c'était un mensonge." Pour lui, la Turquie
est sur la bonne voie : "30 000 pétitionnaires pour la "demande de
pardon'', c'est une révolution, ici."
Pour autant, ces avancées ne concernent qu'une partie infime de la
population. "C'est un processus de longue haleine, autant creuser un
puits avec une aiguille", résume Rober Koptas. "Il n'est pas facile de
dire la vérité si vous avez menti pendant quatre-vingt-dix ans,
renchérit Taner Akçam. Surtout si vos héros nationaux risquent d'être
accusés d'assassinat ou de vol. Le premier obstacle à la
reconnaissance du génocide est la continuité entre les élites
ottomanes et celles qui ont fondé la République." Taner Akçam fut un
des premiers historiens turcs à travailler sur le génocide et à oser
cette qualification. Ses travaux publiés dans les années 1990 ont
contribué à desserrer cet étau. Pour lui, les gouvernements successifs
ont entretenu à dessein les peurs en évoquant d'éventuelles demandes
d'indemnités au cas où la Turquie reconnaîtrait officiellement le
génocide. "Il faut trouver un discours qui s'adresse à la conscience
et au coeur des gens, croit-il. L'histoire des "Justes" peut y
contribuer."
Si les efforts des intellectuels et des ONG, qu'accompagne la
démocratisation du pays, ont ouvert le débat, le tournant a été
l'assassinat de Hrant Dink. Célèbre chroniqueur du quotidien Milliyet,
Hasan Cemal fait partie de ceux dont les positions ont été
bouleversées par ce meurtre. "Avec l'assassinat de Hrant, j'ai vu tous
les autres assassins de l'Histoire", résume-t-il. Lui, le petit-fils
de Cemal Pacha, un des membres du triumvirat au pouvoir lors du
génocide, est allé, en septembre 2008, déposer des fleurs au mémorial
du génocide à Erevan. Depuis, il enchaîne les conférences dans le
monde entier et déclare partager la douleur des Arméniens. Ce qui lui
vaut d'être qualifié de "traître" en Turquie. "La névrose qui fut
fatale à Hrant est le produit de cette Histoire que l'on n'a pas pu
regarder en face, affirme-t-il. C'est le même état d'esprit qui a
permis le massacre de Kurdes, d'Alevis ou de Grecs dans le passé.
C'est l'origine de tous nos problèmes d'aujourd'hui."
L'ouverture du débat sur le génocide ne risque-t-elle pas d'être
menacée par les atermoiements d'un gouvernement tenté par l'exaltation
du nationalisme à l'approche du 100e anniversaire du génocide, en 2015
? "Une fois le djinn sorti du flacon, il ne peut plus y rentrer,
affirme Rober Koptas. Nous continuerons à ouvrir une faille dans le
mur et à l'élargir avec patience. Cela vaut la peine, surtout quand je
vois les nouvelles générations, plus prêtes à entendre une autre
version de l'histoire." Burcin Gercek
Lecture humaine
Qui sont les survivants ? C'est à cette douloureuse question que
Laurence Ritter et Max Sivaslian, deux excellents arpenteurs du champ
historique, consacrent un livre poignant. Partis, au fin fond de la
Turquie, à la recherche de ces rescapés du génocide que l'on a forcés
à se convertir à l'islam en 1915, ils ont remonté le cours tumultueux
des existences humaines pour faire parler des fragments de mémoire -
qui en disent long. Des rencontres stupéfiantes, des destins
inimaginables et un silence séculaire enfin brisé. Un précieux
recueil, préfacé par un intellectuel turc, qui ouvre tous les coeurs à
la vérité. C. m.
Ceux QUI ONT DÉSOBÉI
B. G.
On les appelle, en turc, les "Consciencieux". Depuis quelques années,
le terme désigne ceux qui se sont opposés au génocide arménien par
sens éthique ou conviction religieuse. Leur histoire se différencie
des protections intéressées, accordées à des femmes pour leur beauté
et à des enfants adoptés pour servir de main-d'oeuvre ou juste
monnayés. A la différence de ces "faux sauvetages", leurs actes
impliquent une désobéissance, d'autant plus admirable que désespérée.
"Ma situation à Konya ressemblait à celle d'un homme qui se tient au
bord d'une rivière sans avoir aucun moyen de sauver ceux qui sont
emportés par l'eau, écrit dans ses Mémoires Celal Bey, gouverneur de
Konya, qui refusa d'appliquer les ordres de déportation. [...] J'ai
sauvé ceux que je pouvais attraper avec mes mains et mes ongles. Les
autres sont partis sans possibilité de retour." Il a désobéi par
humanisme et patriotisme : "Réunis, nos ennemis du monde entier
n'auraient pas pu nous faire autant de mal."
D'autres "Justes", comme de rares chefs de tribus kurdes, ont caché
leurs voisins arméniens ou les ont aidés à fuir vers la Russie. Les
habitants de Dersim auraient ainsi contribué à ce que 20 000 personnes
soient épargnées. Au total, Hrant Dink estimait à 300 000 le nombre de
personnes sauvées par ces actions.
From: A. Papazian
25 Avril 2012
1915 L'honneur des "Justes"
Dans l'Empire ottoman, certains se sont opposés au génocide des
Arméniens. Leur action sort aujourd'hui de l'oubli et pourrait
contribuer à faire évoluer la société. Pour que soit enfin reconnu un
événement occulté par la mémoire collective.
Année après année, le tabou sur les massacres d'Arméniens perpétrés
sur ordre des Jeunes-Turcs au pouvoir en 1915, se lève en Turquie. De
nombreuses publications ont paru sur le sujet. Des intellectuels ont
lancé une campagne en faveur d'une demande de "pardon" aux Arméniens.
Et, le 24 avril, jour anniversaire du début du génocide de 1915, fait
désormais l'objet de commémorations en plein coeur d'Istanbul.
Certes, le pays est encore loin d'un véritable questionnement sur son
histoire. La majorité de la population ignore toujours ce qui s'est
réellement passé à l'époque et préfère croire, selon l'expression
consacrée, que ses "ancêtres n'ont pu commettre un tel crime". De
nombreux boulevards, places et écoles portent encore le nom de
responsables des massacres. Et la politique officielle d'Ankara
persiste dans le déni.
Dès 1915, pourtant, dans l'Empire ottoman, des voix s'étaient élevées
pour dénoncer ce crime contre l'humanité. Des dizaines de hauts
fonctionnaires, d'élus, de chefs religieux et de tribus, et un nombre
d'anonymes que l'on ne peut évaluer s'étaient opposés aux ordres et
refusé de déporter ou de massacrer les Arméniens. Au risque de perdre
leur poste ou, pour certains, leur vie. Celal Bey, gouverneur de
Konya, fut démis de ses fonctions parce qu'il avait empêché le départ
des convois de déportés ; Hüseyin Nesimi, sous-préfet de Lice (sud-est
du pays), fut assassiné par des soldats dépêchés par le préfet de
Diyarbakir car il avait refusé de faire exécuter ses administrés ;
Mustafa Aga, maire de Malatya (Anatolie), fut tué par son propre fils,
qui n'avait pas supporté que son père vienne en aide aux "mécréants".
"Briser l'enfermement encouragé par l'Etat"
Tombée dans l'oubli, l'histoire de ces "Justes" pourrait, cependant,
jouer un rôle crucial pour la société turque dans sa confrontation
avec sa propre histoire. "Un des obstacles majeurs pour les Turcs est
la difficulté d'admettre que leurs grands-parents aient pu commettre
ces atrocités, explique Rober Koptas, rédacteur en chef d'Agos,
hebdomadaire publié en arménien et en turc. Derrière le mot
"génocide", ils entendent une accusation collective les visant tous,
alors ils se retranchent derrière une position défensive. Rappeler
l'histoire des Justes, c'est briser l'enfermement encouragé par
l'Etat. Les simples citoyens pourront ainsi voir que les responsables
du génocide appartiennent à une époque et à une idéologie précises. Au
lieu de vénérer les coupables, chacun pourra s'approprier des figures
positives."
Fondé par Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie assassiné en
2007 par un ultranationaliste, Agos publie régulièrement des articles
sur les Justes. "Hrant Dink a été un des premiers à chercher un
nouveau langage afin qu'un plus grand nombre de ses concitoyens
puissent comprendre ce qui s'est passé en 1915, souligne Rober Koptas.
L'histoire des Justes permet de l'établir." Sans pour autant effacer
les responsabilités ni soulager les consciences. "Parler des
survivants ne minimise pas la catastrophe. estime Betül Tanbay, de la
Fondation Hrant-Dink. Mais ces histoires permettent de mieux la
comprendre." Créée après l'assassinat du journaliste, la fondation
soutient de-puis 2010 les recherches universi-taires sur les Justes.
Et prend posi- tion. "Les noms de responsables du génocide, comme
Talaat Pacha, ne doivent plus apparaître sur les boulevards", juge
Betül Tanbay.
Journaliste à Radikal, Oral Calislar est un des rares chroniqueurs à
consacrer ses colonnes à ce sujet. "Nous avons été élevés dans
l'illusion d'une histoire nationale sans tache, dit-il. Nous
comprenons maintenant que c'était un mensonge." Pour lui, la Turquie
est sur la bonne voie : "30 000 pétitionnaires pour la "demande de
pardon'', c'est une révolution, ici."
Pour autant, ces avancées ne concernent qu'une partie infime de la
population. "C'est un processus de longue haleine, autant creuser un
puits avec une aiguille", résume Rober Koptas. "Il n'est pas facile de
dire la vérité si vous avez menti pendant quatre-vingt-dix ans,
renchérit Taner Akçam. Surtout si vos héros nationaux risquent d'être
accusés d'assassinat ou de vol. Le premier obstacle à la
reconnaissance du génocide est la continuité entre les élites
ottomanes et celles qui ont fondé la République." Taner Akçam fut un
des premiers historiens turcs à travailler sur le génocide et à oser
cette qualification. Ses travaux publiés dans les années 1990 ont
contribué à desserrer cet étau. Pour lui, les gouvernements successifs
ont entretenu à dessein les peurs en évoquant d'éventuelles demandes
d'indemnités au cas où la Turquie reconnaîtrait officiellement le
génocide. "Il faut trouver un discours qui s'adresse à la conscience
et au coeur des gens, croit-il. L'histoire des "Justes" peut y
contribuer."
Si les efforts des intellectuels et des ONG, qu'accompagne la
démocratisation du pays, ont ouvert le débat, le tournant a été
l'assassinat de Hrant Dink. Célèbre chroniqueur du quotidien Milliyet,
Hasan Cemal fait partie de ceux dont les positions ont été
bouleversées par ce meurtre. "Avec l'assassinat de Hrant, j'ai vu tous
les autres assassins de l'Histoire", résume-t-il. Lui, le petit-fils
de Cemal Pacha, un des membres du triumvirat au pouvoir lors du
génocide, est allé, en septembre 2008, déposer des fleurs au mémorial
du génocide à Erevan. Depuis, il enchaîne les conférences dans le
monde entier et déclare partager la douleur des Arméniens. Ce qui lui
vaut d'être qualifié de "traître" en Turquie. "La névrose qui fut
fatale à Hrant est le produit de cette Histoire que l'on n'a pas pu
regarder en face, affirme-t-il. C'est le même état d'esprit qui a
permis le massacre de Kurdes, d'Alevis ou de Grecs dans le passé.
C'est l'origine de tous nos problèmes d'aujourd'hui."
L'ouverture du débat sur le génocide ne risque-t-elle pas d'être
menacée par les atermoiements d'un gouvernement tenté par l'exaltation
du nationalisme à l'approche du 100e anniversaire du génocide, en 2015
? "Une fois le djinn sorti du flacon, il ne peut plus y rentrer,
affirme Rober Koptas. Nous continuerons à ouvrir une faille dans le
mur et à l'élargir avec patience. Cela vaut la peine, surtout quand je
vois les nouvelles générations, plus prêtes à entendre une autre
version de l'histoire." Burcin Gercek
Lecture humaine
Qui sont les survivants ? C'est à cette douloureuse question que
Laurence Ritter et Max Sivaslian, deux excellents arpenteurs du champ
historique, consacrent un livre poignant. Partis, au fin fond de la
Turquie, à la recherche de ces rescapés du génocide que l'on a forcés
à se convertir à l'islam en 1915, ils ont remonté le cours tumultueux
des existences humaines pour faire parler des fragments de mémoire -
qui en disent long. Des rencontres stupéfiantes, des destins
inimaginables et un silence séculaire enfin brisé. Un précieux
recueil, préfacé par un intellectuel turc, qui ouvre tous les coeurs à
la vérité. C. m.
Ceux QUI ONT DÉSOBÉI
B. G.
On les appelle, en turc, les "Consciencieux". Depuis quelques années,
le terme désigne ceux qui se sont opposés au génocide arménien par
sens éthique ou conviction religieuse. Leur histoire se différencie
des protections intéressées, accordées à des femmes pour leur beauté
et à des enfants adoptés pour servir de main-d'oeuvre ou juste
monnayés. A la différence de ces "faux sauvetages", leurs actes
impliquent une désobéissance, d'autant plus admirable que désespérée.
"Ma situation à Konya ressemblait à celle d'un homme qui se tient au
bord d'une rivière sans avoir aucun moyen de sauver ceux qui sont
emportés par l'eau, écrit dans ses Mémoires Celal Bey, gouverneur de
Konya, qui refusa d'appliquer les ordres de déportation. [...] J'ai
sauvé ceux que je pouvais attraper avec mes mains et mes ongles. Les
autres sont partis sans possibilité de retour." Il a désobéi par
humanisme et patriotisme : "Réunis, nos ennemis du monde entier
n'auraient pas pu nous faire autant de mal."
D'autres "Justes", comme de rares chefs de tribus kurdes, ont caché
leurs voisins arméniens ou les ont aidés à fuir vers la Russie. Les
habitants de Dersim auraient ainsi contribué à ce que 20 000 personnes
soient épargnées. Au total, Hrant Dink estimait à 300 000 le nombre de
personnes sauvées par ces actions.
From: A. Papazian