TURQUIE : VERITES CACHEES OU MENSONGES VRAIS
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=69029
Publie le : 21-11-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
presente un article traduit le 17 novembre 2012 par Georges Festa
pour le site "Armenian Trends - Mes Armenies", d'après un article en
anglais publie sur le site The Armenian Mirror-Spectator.
Legende photo: Edgar Manas (1875-1964)
Armenian Trends - Mes Armenies
dimanche 18 novembre 2012
Turkey : Hidden Truths or True Lies
Turquie : verites cachees ou mensonges vrais
par Raffi Bedrosyan
The Armenian Mirror-Spectator, 17.11.2012
ISTANBUL - En 1915, tout un peuple fut physiquement efface en l'espace
de deux ans de sa terre ancestrale millenaire, mais comment effacer
les vestiges de ce peuple, ses creations, ses biens, ses traces, son
existence meme de la memoire collective du reste des citoyens au sein
du pays ou, d'ailleurs, de la memoire collective du reste du monde ?
Tout cela representa un defi de taille pour les gouvernements
successifs de la Turquie, une mission essentiellement aboutie pour
quasiment quatre generations, et pourtant, ici et la, les mensonges
vrais ou les verites cachees ressortent avec une frequence croissante,
en particulier ces dernières annees. Dissimuler la verite et les
faits historiques sur 1915 a son propre peuple a constitue la
politique gouvernementale depuis la fondation de la republique de
Turquie en 1923, au moyen de l'endoctrinement du système educatif,
du contrôle des medias et de l'Universite, de la destruction des
edifices et des monuments armeniens, et ainsi de suite. Or les faits,
peut-etre encore secrets en Turquie, meme s'ils sont largement connus a
l'exterieur, sont maintenant devoiles aux masses en Turquie, grâce a
une liberalisation accrue, l'internet, des universitaires pionniers
et des medias " leaders d'opinion ", qui osent evoquer la verite
en Turquie.
Resultat, les citoyens de Turquie, qui n'ont pas ete confrontes a
ces realites quatre generations durant, sont maintenant stupefaits
d'apprendre qu'il exista un peuple appele les Armeniens, lesquels
vecurent en Anatolie durant des milliers d'annees, mais qui disparurent
comme par magie en 1915. Dans cet article, je tenterai de livrer
quelques exemples paradoxaux de ces tentatives pour masquer la verite,
contrairement a ceux qui mettent a nu les verites.
Le deuxième aeroport de Turquie par son etendue, et le plus moderne,
s'appelle l'aeroport international Sabiha Gokcen d'Istanbul, du nom
de la fille adoptive de Mustafa Kemal Ataturk, première femme pilote
en Turquie, une heroïne qui aida a mater la revolte des alevis et
des Kurdes au Dersim en 1936-38, en bombardant les rebelles depuis
son avion. Ses photographies et ses realisations sont exposees, bien
en vue, sur des panneaux de l'aeroport, regardes par des millions
de passagers.
Et pourtant, son histoire comporte aussi un autre versant. Son
veritable nom est Hatun Sebilciyan, une jeune fille originaire de
Bursa [Brousse], devenue orpheline en 1915, adoptee par Mustafa
Kemal Ataturk et qui recut de lui le patronyme de Gokcen [celeste],
après avoir acheve sa formation de pilote. Hrant Dink, editeur d'Agos,
devint une cible de l'Etat profond en Turquie, lorsqu'il revela pour
la première fois cette verite, après avoir interviewe des proches
de Sebilciyan, a son retour du Liban en 2001. Ce fait fut interprete
comme une offense a l'identite turque par les militaires, les medias
et le gouvernement. Autre realite recemment devoilee, le fait que
la population bombardee au Dersim n'etait pas des rebelles, mais
principalement des femmes et des enfants, tandis que les dirigeants
avaient deja ete pendus l'annee precedente, un fait reconnu et
pour lequel le Premier ministre Erdogan a presente des excuses,
essentiellement pour marquer des points politiques contre le parti
au pouvoir a cette epoque, actuellement dans l'opposition. Pour
ajouter encore a ce paradoxe, ces femmes et ces enfants etaient pour
la plupart des descendants des 25 000 Armeniens qui avaient cherche
refuge et trouve où s'abriter auprès des Kurdes alevis du Dersim en
1915. Il n'est pas certain que Sebilciyan/Gokcen savait qu'elle etait
Armenienne ou qu'elle savait que les femmes et les enfants qu'elle
bombardait etaient Armeniens.
La ville antique d'Ani, près de Kars, situee precisement a la frontière
avec l'Armenie, separee par l'Akhourian, est connue comme la "
ville aux mille et une eglises. " Il s'agit de l'ancienne capitale
du royaume armenien des Bagratides, avec une presence armenienne
continue du 5ème au 17ème siècle. Elle connut ses jours de gloire aux
10ème et 11ème siècles, lorsqu'elle devint une porte d'entree vitale
sur la Route de la soie et que sa population grandissante de 100 000
habitants depassait meme alors celle de Constantinople. L'essentiel
des edifices et des eglises sont maintenant detruits, mais la
principale cathedrale d'Ani, l'eglise Dikran Honents, l'eglise Sourp
Prgitch [Saint-Sauveur] et les murailles de la ville sont toujours
debout avec leurs inscriptions armeniennes nettement visibles,
sculptees dans la pierre sur la plupart des murs. Après des annees
de negligence et/ou d'exercices de tirs de la part de l'armee turque
sur les edifices subsistants d'Ani, l'actuel gouvernement turc a
ouvert Ani aux touristes et a entrepris des travaux preliminaires de
restauration. Neanmoins, pas un seul mot au sujet des Armeniens ne
figure dans les descriptions historiques et les guides touristiques
turcs sur Ani. Les eglises et les bâtiments encore debout sont
attribues aux Georgiens ou aux Seldjoukides. Le nom meme d'Ani s'epèle
maintenant avec un I sans le point, signifiant " memoire " en turc,
afin que le lien d'Ani avec les Armeniens disparaisse. La politique
de deni et la paranoïa liee aux evenements de 1915 s'etendent au
point que meme la presence armenienne a Ani est niee.
Le musee de Kars expose des artefacts historiques collectes dans cette
region. On y trouve des portes d'eglise en bois sculpte, des pierres
tombales, des tapis et des coffres de mariage. Ainsi que des notices
expliquant que les objets anciens proviennent de l'Ourartou et les plus
recents des Russes ou des Georgiens. Et pourtant, tous ces artefacts
possèdent des caractères armeniens nettement visibles, sculptes dans
le bois ou la pierre, ou tisses a l'interieur de l'etoffe. La encore,
la paranoïa atteint a ses limites extremes, mais ne saurait abuser
que les quelques Turcs incapables de reconnaître l'alphabet armenien.
L'eglise Sainte-Croix, sur l'île d'Akhtamar, date de l'an 921 après
J.-C., bâtie par le souverain armenien Gaguik Ier, ainsi qu'un palais
et d'autres edifices sur cette île. Des pretres armeniens vecurent la
sans interruption jusqu'en 1915. Tous les bâtiments presents sur l'île
furent deliberement detruits par l'armee turque entre les annees 1920
et 1950, tandis que le bâtiment de l'eglise Sainte-Croix ne fut epargne
que grâce a l'intervention du grand ecrivain kurde Yachar Kemal.
Le gouvernement turc actuel a decide de restaurer l'eglise en en
faisant un musee public en 2007. D'admirables inscriptions en armenien
sont sculptees sur tous les murs de l'eglise, a l'interieur comme a
l'exterieur, et pourtant pas un mot dans les plaques descriptives ou
les guides de voyage n'indique qu'il s'agit d'une eglise armenienne.
Meme le nom de l'île a ete change en Akdamar, qui signifie "
veine blanche " en turc, afin que le lien d'Akhtamar avec l'Armenie
disparaisse. Pourquoi cette peur, cette paranoïa ? Comment tout cela
peut-il convaincre quiconque en Turquie ou a l'etranger qu'il ne
s'agit pas d'une eglise armenienne ?
A Istanbul, presque tous les edifices historiques d'importance, datant
du 17ème au 20ème siècle, tels que les palais imperiaux ottomans,
les mosquees, les casernes, les universites, les ecoles ou les
fontaines furent bâtis par des Armeniens. Sous l'egide de la celèbre
famille Balian, architectes des sultans durant plusieurs generations,
des equipes de negociants et d'artisans armeniens furent impliques
dans tous les aspects de ces projets officiels de construction, dont
la maconnerie en pierre, la production et la pose de tuiles et de
mosaïques, la plomberie, les fondations, la verrerie et le travail du
metal. Et pourtant, il y a encore dix ans, les guides officiels dans
les palais affirmaient aux touristes que des entrepreneurs italiens
denommes Balianis, furent les bâtisseurs de ces edifices. De meme,
au moins un quart des bâtiments situes dans le quartier historique
de Pera, le long de la grande rue appelee Istiklal Caddesi, fut
soit construit par des architectes armeniens ou appartenait a des
Armeniens. Des millions de citoyens d'Istanbul et de touristes vivent,
travaillent et jouent dans ces edifices, sans realiser leur lien
historique avec les Armeniens. Il y a deux ans, lorsqu'un ouvrage sur
les architectes armeniens d'Istanbul fut publie par la Fondation Hrant
Dink, suivi d'une exposition montrant des photographies des edifices
crees par les Armeniens, ce fut comme une revolution, suscitant
protestations et stupefaction dans les medias et le grand public.
La politique gouvernementale d'amnesie forcee quant a la presence
armenienne avant 1915 s'etend au-dela des architectes et des
bâtisseurs. Des Armeniens occupèrent des postes ministeriels dans
l'empire ottoman du debut du 19ème siècle jusqu'en 1915, en charge
de ministères cle tels que les Finances, l'Armement, la Monnaie,
les Travaux publics, les Douanes et la Poste, tandis que des dizaines
de milliers d'Armeniens travaillaient dans la bureaucratie, l'armee
et les hôpitaux civils. Non seulement leur contribution positive,
mais leur existence meme furent dissimulees par le gouvernement,
avec pour consequence que la population turque en general n'a que
recemment commence a realiser le rôle important joue par les Armeniens
dans le secteur public ottoman. Evidemment, les apports des Armeniens
dans le secteur prive sont totalement et deliberement caches, puisque
tous leurs biens et avoirs, comme les fermes, les usines, les mines,
les entrepôts, les commerces, les vergers et les bâtiments furent
pilles et accapares par les dirigeants turcs/kurdes et le grand
public en 1915. En fait, le fondement meme des secteurs prive et
public de l'economie et de l'industrie turques, les debuts de maints
industriels et entreprises prospères sont entièrement bases sur des
biens armeniens spolies, constituant ainsi un aspect comprehensible
de la politique negationniste.
Les contributions positives des Armeniens durant la periode
republicaine turque continuent elles aussi d'etre dissimulees.
L'introduction de l'alphabet latin et la conversion du turc ottoman
au turc moderne fut mise en ~\uvre par un linguiste armenien, le
professeur Agop Martayan. En temoignage de reconnaissance, Kemal
Ataturk lui attribua le patronyme de Dilacar, signifiant " celui qui
ouvre le langage. " Dans tous les manuels scolaires, il est designe
comme A. Dilacar, sans que jamais son prenom Agop ne soit prononce.
Lorsqu'il deceda en 1978, les medias turcs publièrent sa necrologie
sous le nom d'Adil Acar, turcisant encore le patronyme qui lui avait
ete donne.
Autre exemple de verite cachee, le cas du musicien armenien Edgar
Manas, le compositeur de l'hymne national turc, un fait qui n'est
connu que de quelques Armeniens et totalement passe sous silence par
les Turcs (1).
Pourquoi cette peur, cette paranoïa aboutissant a un deni complet ?
Cela va au-dela du deni des faits historiques de 1915. Il s'agit ici
d'un deni de l'existence de tout un peuple dans ce pays. A-t-on peur
pour les avoirs et les biens des Armeniens abandonnes ? Serait-ce
l'argument simpliste selon lequel, si les Armeniens n'ont jamais vecu
ici, il n'a pu y avoir un genocide ? Mais alors, si les Armeniens
n'ont jamais vecu la, comment se fait-il que des Armeniens aient
massacre la population turque, comme le pretend la version turque
de l'histoire officielle ? Plutôt que de speculer sur les reponses
a ces questions, j'aimerais renvoyer aux observations faites par
le recent laureat du prix de la Paix de la Fondation Hrant Dink,
l'eminent professeur kurde Ismail Besikci, qui a declare ce qui suit :
" Les ittihadistes [membres du Comite Union et Progrès] ont imagine un
plan visant a reorganiser l'empire ottoman sur la base d'une identite
ethnique turque. La nationalisation de l'economie ottomane fut une
cible encore plus significative. Or les Grecs, les Armeniens et les
autres populations chretiennes, ainsi que les populations musulmanes,
mais non turques, comme les Kurdes, les populations turques non
musulmanes et les Kurdes, tels que les alevis, opposaient un obstacle
de taille a la mise en ~\uvre de ce projet de turcisation. Ils devaient
se debarrasser des Grecs en les obligeant a s'exiler en Grèce. La
population armenienne devait etre eliminee sous couvert de deportation
forcee vers le desert. Puis, les Kurdes devaient etre assimiles au
sein de l'identite turque et les alevis islamises. La richesse et
les biens immobiliers des Grecs contraints a l'exil et des Armeniens
morts via le genocide, devaient etre confisques par les notables
turcs musulmans. Une vaste operation de pillage a grande echelle
se substitua aux biens abandonnes par les Armeniens et les Grecs,
contribuant a ce que l'economie ottomane, puis l'economie turque,
fût nationalisee. Aujourd'hui, la richesse de la haute bourgeoisie a
pour origine les avoirs des Armeniens et des Grecs. Dans les regions
kurdes de la Turquie, la richesse des chefs de tribus kurdes a,
de meme, pour origine les biens des Armeniens et des Syriaques. "
Comme Besikci l'a souligne, il apparaît desormais que la tentative de
transformer une societe anatolienne multiethnique, multireligieuse
et multiculturelle en une nation turque monolithique, mono-ethnique
et a la religion unique, puis de nier ce fait, a echoue. Les verites
cachees quant au sort des populations armenienne et grecque et de
leurs avoirs, ne peuvent plus etre niees, a l'interieur comme a
l'exterieur de la Turquie, en depit des efforts de l'Etat turc.
L'assimilation des Kurdes n'a pas reussi, en depit de tous les
efforts de l'Etat turc. Comme un autre intellectuel kurde l'a fait
justement remarque, durant de nombreuses annees les Turcs ont nie
que les Armeniens aient ete tues sur ces terres et nie aussi que
les Kurdes aient jamais vecu la. A l'exception du gouvernement turc,
un nombre de plus en plus grand de leaders d'opinion dans les medias
et les universites ont commence a reveler les verites cachees et, tôt
ou tard, le peuple de Turquie se mettra lui aussi a realiser que les
faits historiques diffèrent de ceux qui lui sont enseignes par l'Etat.
Comme il devient apparent que les verites cachees ne peuvent l'etre
plus longtemps, le defi pour le gouvernement turc sera de savoir
comment revoir sa position, du deni a l'acceptation des verites, et
comment traiter ces memes verites vis-a-vis de ses propres citoyens,
ainsi que du monde exterieur. Esperons que ce processus s'accomplira
dans le cadre d'un dialogue, de l'instauration d'un corpus commun de
savoir et d'une comprehension mutuelle de tous les parties concernees.
NdT
1. L'Istiklal Marsi [hymne de l'Independance] fut ecrit par le grand
poète turc Mehmet Akif Ersoy en 1921, compose par le musicien turc Zeki
Ungor et orchestre par le maestro d'origine armenienne Edgar Manas.
[Raffi Bedrosyan reside a Toronto. Il est recemment revenu d'un
sejour en Turquie, où il s'est produit dans l'eglise Sourp Giragos,
nouvellement restauree, de Diyarbekir.]
_____________
Source : http://www.mirrorspectator.com/pdf/111712.pdf Traduction :
© Georges Festa - 11.2012.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=69029
Publie le : 21-11-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - Le Collectif VAN vous
presente un article traduit le 17 novembre 2012 par Georges Festa
pour le site "Armenian Trends - Mes Armenies", d'après un article en
anglais publie sur le site The Armenian Mirror-Spectator.
Legende photo: Edgar Manas (1875-1964)
Armenian Trends - Mes Armenies
dimanche 18 novembre 2012
Turkey : Hidden Truths or True Lies
Turquie : verites cachees ou mensonges vrais
par Raffi Bedrosyan
The Armenian Mirror-Spectator, 17.11.2012
ISTANBUL - En 1915, tout un peuple fut physiquement efface en l'espace
de deux ans de sa terre ancestrale millenaire, mais comment effacer
les vestiges de ce peuple, ses creations, ses biens, ses traces, son
existence meme de la memoire collective du reste des citoyens au sein
du pays ou, d'ailleurs, de la memoire collective du reste du monde ?
Tout cela representa un defi de taille pour les gouvernements
successifs de la Turquie, une mission essentiellement aboutie pour
quasiment quatre generations, et pourtant, ici et la, les mensonges
vrais ou les verites cachees ressortent avec une frequence croissante,
en particulier ces dernières annees. Dissimuler la verite et les
faits historiques sur 1915 a son propre peuple a constitue la
politique gouvernementale depuis la fondation de la republique de
Turquie en 1923, au moyen de l'endoctrinement du système educatif,
du contrôle des medias et de l'Universite, de la destruction des
edifices et des monuments armeniens, et ainsi de suite. Or les faits,
peut-etre encore secrets en Turquie, meme s'ils sont largement connus a
l'exterieur, sont maintenant devoiles aux masses en Turquie, grâce a
une liberalisation accrue, l'internet, des universitaires pionniers
et des medias " leaders d'opinion ", qui osent evoquer la verite
en Turquie.
Resultat, les citoyens de Turquie, qui n'ont pas ete confrontes a
ces realites quatre generations durant, sont maintenant stupefaits
d'apprendre qu'il exista un peuple appele les Armeniens, lesquels
vecurent en Anatolie durant des milliers d'annees, mais qui disparurent
comme par magie en 1915. Dans cet article, je tenterai de livrer
quelques exemples paradoxaux de ces tentatives pour masquer la verite,
contrairement a ceux qui mettent a nu les verites.
Le deuxième aeroport de Turquie par son etendue, et le plus moderne,
s'appelle l'aeroport international Sabiha Gokcen d'Istanbul, du nom
de la fille adoptive de Mustafa Kemal Ataturk, première femme pilote
en Turquie, une heroïne qui aida a mater la revolte des alevis et
des Kurdes au Dersim en 1936-38, en bombardant les rebelles depuis
son avion. Ses photographies et ses realisations sont exposees, bien
en vue, sur des panneaux de l'aeroport, regardes par des millions
de passagers.
Et pourtant, son histoire comporte aussi un autre versant. Son
veritable nom est Hatun Sebilciyan, une jeune fille originaire de
Bursa [Brousse], devenue orpheline en 1915, adoptee par Mustafa
Kemal Ataturk et qui recut de lui le patronyme de Gokcen [celeste],
après avoir acheve sa formation de pilote. Hrant Dink, editeur d'Agos,
devint une cible de l'Etat profond en Turquie, lorsqu'il revela pour
la première fois cette verite, après avoir interviewe des proches
de Sebilciyan, a son retour du Liban en 2001. Ce fait fut interprete
comme une offense a l'identite turque par les militaires, les medias
et le gouvernement. Autre realite recemment devoilee, le fait que
la population bombardee au Dersim n'etait pas des rebelles, mais
principalement des femmes et des enfants, tandis que les dirigeants
avaient deja ete pendus l'annee precedente, un fait reconnu et
pour lequel le Premier ministre Erdogan a presente des excuses,
essentiellement pour marquer des points politiques contre le parti
au pouvoir a cette epoque, actuellement dans l'opposition. Pour
ajouter encore a ce paradoxe, ces femmes et ces enfants etaient pour
la plupart des descendants des 25 000 Armeniens qui avaient cherche
refuge et trouve où s'abriter auprès des Kurdes alevis du Dersim en
1915. Il n'est pas certain que Sebilciyan/Gokcen savait qu'elle etait
Armenienne ou qu'elle savait que les femmes et les enfants qu'elle
bombardait etaient Armeniens.
La ville antique d'Ani, près de Kars, situee precisement a la frontière
avec l'Armenie, separee par l'Akhourian, est connue comme la "
ville aux mille et une eglises. " Il s'agit de l'ancienne capitale
du royaume armenien des Bagratides, avec une presence armenienne
continue du 5ème au 17ème siècle. Elle connut ses jours de gloire aux
10ème et 11ème siècles, lorsqu'elle devint une porte d'entree vitale
sur la Route de la soie et que sa population grandissante de 100 000
habitants depassait meme alors celle de Constantinople. L'essentiel
des edifices et des eglises sont maintenant detruits, mais la
principale cathedrale d'Ani, l'eglise Dikran Honents, l'eglise Sourp
Prgitch [Saint-Sauveur] et les murailles de la ville sont toujours
debout avec leurs inscriptions armeniennes nettement visibles,
sculptees dans la pierre sur la plupart des murs. Après des annees
de negligence et/ou d'exercices de tirs de la part de l'armee turque
sur les edifices subsistants d'Ani, l'actuel gouvernement turc a
ouvert Ani aux touristes et a entrepris des travaux preliminaires de
restauration. Neanmoins, pas un seul mot au sujet des Armeniens ne
figure dans les descriptions historiques et les guides touristiques
turcs sur Ani. Les eglises et les bâtiments encore debout sont
attribues aux Georgiens ou aux Seldjoukides. Le nom meme d'Ani s'epèle
maintenant avec un I sans le point, signifiant " memoire " en turc,
afin que le lien d'Ani avec les Armeniens disparaisse. La politique
de deni et la paranoïa liee aux evenements de 1915 s'etendent au
point que meme la presence armenienne a Ani est niee.
Le musee de Kars expose des artefacts historiques collectes dans cette
region. On y trouve des portes d'eglise en bois sculpte, des pierres
tombales, des tapis et des coffres de mariage. Ainsi que des notices
expliquant que les objets anciens proviennent de l'Ourartou et les plus
recents des Russes ou des Georgiens. Et pourtant, tous ces artefacts
possèdent des caractères armeniens nettement visibles, sculptes dans
le bois ou la pierre, ou tisses a l'interieur de l'etoffe. La encore,
la paranoïa atteint a ses limites extremes, mais ne saurait abuser
que les quelques Turcs incapables de reconnaître l'alphabet armenien.
L'eglise Sainte-Croix, sur l'île d'Akhtamar, date de l'an 921 après
J.-C., bâtie par le souverain armenien Gaguik Ier, ainsi qu'un palais
et d'autres edifices sur cette île. Des pretres armeniens vecurent la
sans interruption jusqu'en 1915. Tous les bâtiments presents sur l'île
furent deliberement detruits par l'armee turque entre les annees 1920
et 1950, tandis que le bâtiment de l'eglise Sainte-Croix ne fut epargne
que grâce a l'intervention du grand ecrivain kurde Yachar Kemal.
Le gouvernement turc actuel a decide de restaurer l'eglise en en
faisant un musee public en 2007. D'admirables inscriptions en armenien
sont sculptees sur tous les murs de l'eglise, a l'interieur comme a
l'exterieur, et pourtant pas un mot dans les plaques descriptives ou
les guides de voyage n'indique qu'il s'agit d'une eglise armenienne.
Meme le nom de l'île a ete change en Akdamar, qui signifie "
veine blanche " en turc, afin que le lien d'Akhtamar avec l'Armenie
disparaisse. Pourquoi cette peur, cette paranoïa ? Comment tout cela
peut-il convaincre quiconque en Turquie ou a l'etranger qu'il ne
s'agit pas d'une eglise armenienne ?
A Istanbul, presque tous les edifices historiques d'importance, datant
du 17ème au 20ème siècle, tels que les palais imperiaux ottomans,
les mosquees, les casernes, les universites, les ecoles ou les
fontaines furent bâtis par des Armeniens. Sous l'egide de la celèbre
famille Balian, architectes des sultans durant plusieurs generations,
des equipes de negociants et d'artisans armeniens furent impliques
dans tous les aspects de ces projets officiels de construction, dont
la maconnerie en pierre, la production et la pose de tuiles et de
mosaïques, la plomberie, les fondations, la verrerie et le travail du
metal. Et pourtant, il y a encore dix ans, les guides officiels dans
les palais affirmaient aux touristes que des entrepreneurs italiens
denommes Balianis, furent les bâtisseurs de ces edifices. De meme,
au moins un quart des bâtiments situes dans le quartier historique
de Pera, le long de la grande rue appelee Istiklal Caddesi, fut
soit construit par des architectes armeniens ou appartenait a des
Armeniens. Des millions de citoyens d'Istanbul et de touristes vivent,
travaillent et jouent dans ces edifices, sans realiser leur lien
historique avec les Armeniens. Il y a deux ans, lorsqu'un ouvrage sur
les architectes armeniens d'Istanbul fut publie par la Fondation Hrant
Dink, suivi d'une exposition montrant des photographies des edifices
crees par les Armeniens, ce fut comme une revolution, suscitant
protestations et stupefaction dans les medias et le grand public.
La politique gouvernementale d'amnesie forcee quant a la presence
armenienne avant 1915 s'etend au-dela des architectes et des
bâtisseurs. Des Armeniens occupèrent des postes ministeriels dans
l'empire ottoman du debut du 19ème siècle jusqu'en 1915, en charge
de ministères cle tels que les Finances, l'Armement, la Monnaie,
les Travaux publics, les Douanes et la Poste, tandis que des dizaines
de milliers d'Armeniens travaillaient dans la bureaucratie, l'armee
et les hôpitaux civils. Non seulement leur contribution positive,
mais leur existence meme furent dissimulees par le gouvernement,
avec pour consequence que la population turque en general n'a que
recemment commence a realiser le rôle important joue par les Armeniens
dans le secteur public ottoman. Evidemment, les apports des Armeniens
dans le secteur prive sont totalement et deliberement caches, puisque
tous leurs biens et avoirs, comme les fermes, les usines, les mines,
les entrepôts, les commerces, les vergers et les bâtiments furent
pilles et accapares par les dirigeants turcs/kurdes et le grand
public en 1915. En fait, le fondement meme des secteurs prive et
public de l'economie et de l'industrie turques, les debuts de maints
industriels et entreprises prospères sont entièrement bases sur des
biens armeniens spolies, constituant ainsi un aspect comprehensible
de la politique negationniste.
Les contributions positives des Armeniens durant la periode
republicaine turque continuent elles aussi d'etre dissimulees.
L'introduction de l'alphabet latin et la conversion du turc ottoman
au turc moderne fut mise en ~\uvre par un linguiste armenien, le
professeur Agop Martayan. En temoignage de reconnaissance, Kemal
Ataturk lui attribua le patronyme de Dilacar, signifiant " celui qui
ouvre le langage. " Dans tous les manuels scolaires, il est designe
comme A. Dilacar, sans que jamais son prenom Agop ne soit prononce.
Lorsqu'il deceda en 1978, les medias turcs publièrent sa necrologie
sous le nom d'Adil Acar, turcisant encore le patronyme qui lui avait
ete donne.
Autre exemple de verite cachee, le cas du musicien armenien Edgar
Manas, le compositeur de l'hymne national turc, un fait qui n'est
connu que de quelques Armeniens et totalement passe sous silence par
les Turcs (1).
Pourquoi cette peur, cette paranoïa aboutissant a un deni complet ?
Cela va au-dela du deni des faits historiques de 1915. Il s'agit ici
d'un deni de l'existence de tout un peuple dans ce pays. A-t-on peur
pour les avoirs et les biens des Armeniens abandonnes ? Serait-ce
l'argument simpliste selon lequel, si les Armeniens n'ont jamais vecu
ici, il n'a pu y avoir un genocide ? Mais alors, si les Armeniens
n'ont jamais vecu la, comment se fait-il que des Armeniens aient
massacre la population turque, comme le pretend la version turque
de l'histoire officielle ? Plutôt que de speculer sur les reponses
a ces questions, j'aimerais renvoyer aux observations faites par
le recent laureat du prix de la Paix de la Fondation Hrant Dink,
l'eminent professeur kurde Ismail Besikci, qui a declare ce qui suit :
" Les ittihadistes [membres du Comite Union et Progrès] ont imagine un
plan visant a reorganiser l'empire ottoman sur la base d'une identite
ethnique turque. La nationalisation de l'economie ottomane fut une
cible encore plus significative. Or les Grecs, les Armeniens et les
autres populations chretiennes, ainsi que les populations musulmanes,
mais non turques, comme les Kurdes, les populations turques non
musulmanes et les Kurdes, tels que les alevis, opposaient un obstacle
de taille a la mise en ~\uvre de ce projet de turcisation. Ils devaient
se debarrasser des Grecs en les obligeant a s'exiler en Grèce. La
population armenienne devait etre eliminee sous couvert de deportation
forcee vers le desert. Puis, les Kurdes devaient etre assimiles au
sein de l'identite turque et les alevis islamises. La richesse et
les biens immobiliers des Grecs contraints a l'exil et des Armeniens
morts via le genocide, devaient etre confisques par les notables
turcs musulmans. Une vaste operation de pillage a grande echelle
se substitua aux biens abandonnes par les Armeniens et les Grecs,
contribuant a ce que l'economie ottomane, puis l'economie turque,
fût nationalisee. Aujourd'hui, la richesse de la haute bourgeoisie a
pour origine les avoirs des Armeniens et des Grecs. Dans les regions
kurdes de la Turquie, la richesse des chefs de tribus kurdes a,
de meme, pour origine les biens des Armeniens et des Syriaques. "
Comme Besikci l'a souligne, il apparaît desormais que la tentative de
transformer une societe anatolienne multiethnique, multireligieuse
et multiculturelle en une nation turque monolithique, mono-ethnique
et a la religion unique, puis de nier ce fait, a echoue. Les verites
cachees quant au sort des populations armenienne et grecque et de
leurs avoirs, ne peuvent plus etre niees, a l'interieur comme a
l'exterieur de la Turquie, en depit des efforts de l'Etat turc.
L'assimilation des Kurdes n'a pas reussi, en depit de tous les
efforts de l'Etat turc. Comme un autre intellectuel kurde l'a fait
justement remarque, durant de nombreuses annees les Turcs ont nie
que les Armeniens aient ete tues sur ces terres et nie aussi que
les Kurdes aient jamais vecu la. A l'exception du gouvernement turc,
un nombre de plus en plus grand de leaders d'opinion dans les medias
et les universites ont commence a reveler les verites cachees et, tôt
ou tard, le peuple de Turquie se mettra lui aussi a realiser que les
faits historiques diffèrent de ceux qui lui sont enseignes par l'Etat.
Comme il devient apparent que les verites cachees ne peuvent l'etre
plus longtemps, le defi pour le gouvernement turc sera de savoir
comment revoir sa position, du deni a l'acceptation des verites, et
comment traiter ces memes verites vis-a-vis de ses propres citoyens,
ainsi que du monde exterieur. Esperons que ce processus s'accomplira
dans le cadre d'un dialogue, de l'instauration d'un corpus commun de
savoir et d'une comprehension mutuelle de tous les parties concernees.
NdT
1. L'Istiklal Marsi [hymne de l'Independance] fut ecrit par le grand
poète turc Mehmet Akif Ersoy en 1921, compose par le musicien turc Zeki
Ungor et orchestre par le maestro d'origine armenienne Edgar Manas.
[Raffi Bedrosyan reside a Toronto. Il est recemment revenu d'un
sejour en Turquie, où il s'est produit dans l'eglise Sourp Giragos,
nouvellement restauree, de Diyarbekir.]
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Source : http://www.mirrorspectator.com/pdf/111712.pdf Traduction :
© Georges Festa - 11.2012.
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Source/Lien : Armenian Trends - Mes Armenies