RESCAPES D'UN GENOCIDE : DES EMIGRES DE NULLE PART
http://www.collectifvan.org/article.php?r=0&id=67794
Publie le : 08-10-2012
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - "L'expose porte sur un type
d'immigration, paradoxal en ses termes puisque son lieu de reference
n'existe plus et ne s'inscrit plus dans le monde comme ayant jamais
existe : celui des descendants de rescapes du genocide armenien qui,
abandonnant Constantinople dans les annees 20, debarquèrent a Marseille
en qualite de refugies politiques et de main-d'~\uvre importee, munis
d'un passeport portant la mention " sans retour possible ". Restes
d'une extermination - jusqu'a ce jour non reconnue en tant que telle
par son auteur - que les puissances de l'Entente avaient, en depit
de leurs sympathies envers les Armeniens ou leurs reprobations sans
effets, laisse faireafin de menager leurs interets dans la nouvelle
Turquie kemaliste, les refugies armeniens, violemment expulses d'un
Empire d'Orient dont ils avaient ete les otages mais dont l'Occident,
pour sa part, comptait tirer largement profit, trouvèrent ainsi
refuge dans une terre d'asile dont les alliances avaient obei, comme
il se doit, aux logiques de la Realpolitik. Aussi leur pays desormais
d'accueil n'etait-il pas sans porter quelque responsabilite, ni dans
la catastrophe qui les avait jetes la, ni dans le silence et l'oubli
dont ils y furent l'objet, pendant plus de soixante ans." Le Collectif
VAN vous propose de prendre connaissance du texte "Les immigres,
rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part" de Janine
Altounian, avec les temoignages de Hannah Arendt, Jean Amery, Nigoghos
Sarafian et Theo Angelopoulos. Il avait ete publie dans le numero 7
de la Revue Amnis en 2007 dans le cahier "Histoire de l'immigration,
traces et memoires - Europe-Amerique, XIXe siècle a nos jours".
Amnis
Les immigres, rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part
(Avec les temoignages de Hannah Arendt, Jean Amery, Nigoghos Sarafian
et Theo Angelopoulos)
Janine Altounian
A partir d'une experience qui m'est familière, j'aimerais evoquer
ici la situation particulière d'immigration que constitue celle des
rescapes du genocide armenien perpetre en 1915 dans l'Empire Ottoman
par le gouvernement Jeunes Turcs, situation qui ne relève guère d'une
emigration a proprement parler, puisque le pays auquel les survivants
purent echapper fut le theâtre d'une extermination niee en tant que
telle par l'actuelle Turquie. Cette evocation mettra avant tout en
lumière ce qui s'est psychiquement transmis aux heritiers de cet exil
violent et paradoxal en ses termes, puisque son lieu de reference
n'existe plus et ne s'inscrit plus dans le monde comme ayant jamais
existe.
Comment parler a l'autre quand le fantasme du retour ne parle plus ?
Pour aborder cette question nous prendrons comme point de depart celle
du psychanalyste Winnicott qui, a l'interrogation : " Que voit le bebe
quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? ", apporte la
reponse eloquente : " Generalement, ce qu'il voit, c'est lui-meme "1.
Nous appuyant sur cette assertion eclairante nous pourrions a notre
tour poser la question qui s'enoncerait a peu près ainsi : de quoi
herite un enfant lorsque, dans ce miroir que lui presentent la
mère et son environnement, il voit un lieu d'origine irradiant une
epouvante devastatrice auquel elle a echappe de justesse, un gouffre
focal qu'elle doit constamment fuir et ecarter de sa pensee ? De
quoi herite-t-il lorsqu'il y percoit l'experience d'une survivante
qui disqualifie par son regard les objets d'un monde devenu pour
elle non pertinent mais que lui devrait, pour son propre compte,
apprendre a desirer ?
Le clivage constitutif transmis a l'enfant entre, au depart de sa
genealogie, un lieu barre a la representation parce que proprement
invivable ou eteint et, a l'arrivee, ce lieu de l'immigration qu'il
lui faudra, tel le Petit Poucet, affronter seul, sans l'etayage
des bonnes illusions transitionnelles2, contribue, tout autant que
l'arrachement dont il est cense etre le fruit, a l'impasse subjective
que traduirait une autre question, variante de la première : comment
parler a l'autre quand, dans l'image refletee par la mère et son
environnement, le fantasme du retour ne parle plus ?
Pour suivre ce mouvement conduisant d'un depart traumatique a une
arrivee angoissante, nous rappellerons au prealable quelques donnees
historiques de la situation particulière d'exil ici etudiee, en les
eclairant des analyses faites par Hannah Arendt dans ses travaux sur "
La "nation des minorites" et les peuples sans Etat "3. Après quoi nous
evoquerons les consequences psychiques d'un tel heritage où s'exerce un
empietement4 familial violent, sceau d'une fracture inintegrable par
le parent survivant qui, impuissant a affronter un travail de deuil
et de separation, ne peut reinvestir son existence qu'en y deleguant
un faux self de circonstance. " Il n'y a pas de "nouveau pays natal",
ecrit Jean Amery5, le pays natal est le territoire de l'enfance et
de la jeunesse. Qui l'a perdu reste un etre perdu "6.
n tel etat des lieux ou plutôt des non-lieux, etabli en 1966 par
cet ancien detenu des camps nazis, qui y survecut mais resta a
jamais spolie de toute patrie au monde, nous servira alors de repère
paradigmatique. Dans son essai au titre provoquant " En quelle quantite
l'homme a-t-il besoin de pays natal ? "7 - question a laquelle il
repond : " Il en a d'autant plus besoin qu'il peut moins en emporter
avec soi "8 - le philosophe s'explique en ces termes :
Etant un homme sans pays natal et qualifie en cela, je recuse la
distinction entre pays natal et patrie [...] Qui n'a pas de patrie,
c'est-a-dire, pas d'asile dans un corps social autonome representant
une unite etatique independante, n'a egalement [...] pas de pays natal
[...] Je crois avoir appris comment le pays natal cesse de l'etre
dès qu'il n'est pas egalement, en meme temps, patrie9.
Être expulse d'un lieu inexistant
Voici donc brièvement quelques rappels historiques des origines
de la première immigration importante des Armeniens en France10 :
abandonnant Constantinople dans les annees 20, les survivants du
genocide armenien gagnèrent Paris via la Bulgarie, la Grèce, la Syrie,
le Liban, peut-etre une brève escale a Marseille et virent le jour se
lever sur notre Ville lumière au moment où leur arrivee a la gare de
Lyon marquait leur premier contact avec elle. Debarquant a la fois
en qualite de refugies politiques et de main-d'~\uvre importee,
munis du titre Nansen et d'un passeport portant la mention sans
retour possible, ces apatrides, prives de citoyennete, se sentaient
definitivement premunis contre tout mal du pays, ce qui, en revanche,
les acculait a un espoir obstine en la France dont ils foulaient
anxieusement le sol. N'avait-elle pas ete dans leur imaginaire une
figure emancipatrice bien qu'elle les eût abandonnes par deux fois ?
1. Elle leur avait promis une Cilicie armenienne sous protectorat
francais mais, voulant se reconcilier avec la Turquie alliee, lors
de la Grande Guerre, des puissances centrales contre les pays de
l'Entente, elle avait evacue en 1921 ce dernier repli des cohortes
de refugies, tandis que l'Armenie du Caucase abandonnee, elle, par
les Allies etait sovietisee.
2. Elle avait consenti au traite de Lausanne de 1923, a la disparition
pure et simple de l'Armenie qui pourtant avait ete reconnue et
delimitee trois ans auparavant par le traite de Sèvres.
Restes d'une extermination - jusqu'a ce jour non reconnue en
tant que telle par son auteur - que les puissances de l'Entente
avaient, en depit de leurs sympathies envers les Armeniens ou leurs
reprobations sans effets, laisse faireafin de menager leurs interets
dans la nouvelle Turquie kemaliste, les refugies armeniens, violemment
expulses d'un Empire d'Orient dont ils avaient ete les otages mais dont
l'Occident, pour sa part, comptait tirer largement profit, trouvèrent
ainsi refuge dans une terre d'asile dont les alliances avaient obei,
comme il se doit, aux logiques de la Realpolitik. Aussi leur pays
desormais d'accueil n'etait-il pas sans porter quelque responsabilite,
ni dans la catastrophe qui les avait jetes la, ni dans le silence et
l'oubli dont ils y furent l'objet, pendant plus de soixante ans11.
Ce resume succinct de la dispersion mondiale des Armeniens restes en
vie et en charge d'un million et demi de leurs morts aura certes permis
de reconnaître, dans notre actualite, les processus diplomatiques où
se combinent et s'agencent, sans contradiction aucune, la liquidation
des uns et le benefice des autres. Quel peut etre, alors, le rapport
au monde d'un survivant a une telle combinaison meurtrière ? Cette
question qui inspire notre reflexion sur une immigration, dont
celle des Armeniens ne figure ici qu'a titre de paradigme d'autres
immigrations d'emigres de pays rayes des cartes, concerne, de nos
jours et a l'echelle mondiale, un nombre de plus en plus croissant
d'etres humains, heritiers d'epaves echouees de cataclysmes politiques
varies, livres au bon vouloir hospitalier de leurs pays hôtes. Les
enonces d'Amery qui vont suivre porteront tous precisement sur cette
rupture absolue des liens sociaux et psychiques avec le monde des
autres chez des rescapes, miraculeusement transplantes d'une partie
du monde exterminateur a cette autre partie, laquelle, ayant ferme
les yeux sur l'extermination des leurs, voire en toute complicite,
leur offre, dans l'ambiguïte d'un après coup, un lieu où il leur
devient paradoxalement possible de rester democratiquement vivants
! " Les refugies allant de pays en pays representent l'avant-garde
de leurs peuples s'ils conservent leur identite "12, ecrivait Hannah
Arendt en 1943.
On se demandera pourtant ce qui reste d'une identite exilee d'un
territoire, où l'on ne peut que mourir, a celui où l'on ne peut que
survivre puisque la mutilation qui affecte l'identite desdits refugies
ne fait que refleter, en leurs objets internes, sa radiation pure
et simple du monde exterieur partage avec les autres. La remarque de
Jean Amery : " Je ne pouvais pas me definir avec precision puisqu'on
m'avait bel et bien confisque mon passe et mon origine "13 rejoint
du reste celle qu'Hannah Arendt fera elle-meme huit ans plus tard :
La perte de leur citoyennete ne privait pas seulement les gens de
protection, mais elle leur ôtait egalement toute identite nettement
etablie, officiellement reconnue ; leurs efforts incessants, fievreux,
pour obtenir au moins un acte de naissance du pays qui les avait
denationalises en etaient le plus pur symbole14.
Hannah Arendt denonce ainsi l'inadequation et l'incompetence des Droits
de l'Homme et de la Societe des Nations face aux vagues d'apatrides -
sept a huit cent mille pour les seuls Armeniens - qui se deversent
en Europe après la Première Guerre mondiale : " Les traites de 1920
concernant les minorites etaient deja perimes lorsqu'ils entrèrent en
vigueur parce que les apatrides n'y avaient pas ete prevus "15. Elle
ne manque pas de declarer a leur sujet :
La première perte que les " sans droits " ont subie a ete la perte de
leur residence, ce qui voulait dire la perte de toute la trame sociale
dans laquelle ils etaient nes et dans laquelle ils s'etaient amenage
une place distincte dans le monde [...] Ce qui est sans precedent ce
n'est pas la perte de residence c'est l'impossibilite d'en retrouver
une [...] Personne ne s'etait rendu compte que le genre humain,
[...] avait atteint le stade où quiconque etait exclu de l'une de
ses communautes fermees [...] se trouvait du meme coup exclu de la
famille des nations.16
C'est très exactement la perte de cette " trame sociale dans laquelle
ils etaient nes et dans laquelle ils s'etaient amenage une place
distincte dans le monde " dont va temoigner Jean Amery.
En conclusion et illustration de ce bref rappel historique, je
presenterai au lecteur un de ces passeports de nos rescapes sur
lesquels etait appose le stigmate " Retour interdit". Les resistances
farouches qu'il me fallut surmonter pour rechercher auprès des
anciens un tel document17 et l'exhiber ici m'ont fait comprendre que
la fletrissure de ces mots representait, a mes yeux, l'inscription
emblematique de ce que pouvait bien reflechir, pour l'enfant de notre
sollicitude, le regard de la mère : l'obturation de son ailleurs, le
deracinement de sa presence a lui, son impuissance a l'introduire dans
le monde des autres, c'est-a-dire a le mettre reellement au monde18.
J'ai tenu a exhumer de leur crypte les lieux de la douleur psychique,
en visualisant egalement, a l'aide de ces deux cartes : premièrement,
les regions de peuplement armenien en 1914.
Deuxièmement, a titre indicatif, l'itineraire de deportation dont, par
exemple, l'un de ces rescapes - il s'agit en l'occurrence ici de mon
père - emportait le souvenir lorsqu'il s'embarquait a Constantinople
pour Marseille19.
Disparition du pays natal et de la representation de soi dans l'espace
Si l'on se laisse donc guider par la lecture d'Amery on constate que,
lors d'un tel exil, l'impossibilite a se referer a un pays natal
encore vivant, infiltre de ses effets la vie psychique au double
niveau spatio-temporel, l'effondrement des referents symboliques de
l'existence s'exercant toujours en ces deux directions :
Mais nous, nous n'avions pas perdu le pays, au contraire il nous
fallait reconnaître que jamais il n'avait ete en notre possession.
Tout ce qui etait en rapport avec ce pays et ses hommes avait ete
pour nous un malentendu pour la vie20.
Un semblable exil en heritage va reconduire alors, dans sa transmission
generationnelle, la rupture qui a desapproprie les individus de leur
place simultanement dans le temps et dans l'espace des autres : "
Il n'y a pas de retour parce que refaire son entree dans un espace
ne sera jamais regagner egalement le temps perdu "21.
L'eradication territoriale et symbolique, au sein des referents
politico-culturels des lieux de la survie, de ce que fut le
terreau de leur civilisation, expatrient les survivants des espaces
transsubjectifs22 d'une communication avec le monde en tant que ce
qu'ils ont ete et ce qu'ils sont.
Cette discontinuite - brisant a la fois le temps du sujet et son lien
aux lieux de son insertion initiale dans le monde - est exactement
ce qui differencie les apatrides des exiles, chez qui le fantasme
d'un possible retour est la marque meme d'une continuite psychique
de soi dans l'espace et le temps. C'est bien en fonction de cette
solution de continuite qu'Amery fait clairement la distinction entre
l'exil contraint des Juifs allemands, destitues de leur appartenance,
pour qui la terre d'origine, matrice culturelle engloutie avec ses
habitants, est devenue terre de mise a mort et l'exil volontaire des
Allemands opposants au regime du Troisième Reich, dignes detenteurs,
a leurs yeux, de la veritable Allemagne :
Notre exil n'etait pas [...] comparable a l'auto-bannisement de
ces emigrants qui fuyaient le Troisième Reich uniquement a cause de
leurs opinions [...] Les ecrivains emigres de langue allemande [...]
vivaient dans l'illusion d'etre la voix de la " vraie Allemagne
" qui, dehors, pouvait s'elever bien haut en faveur de la patrie
abattue, mise aux fers du national-socialisme. Rien de tel pour nous,
les anonymes. Aucun jeu avec la vraie Allemagne imaginaire que l'on
aurait emportee avec soi [...] un emigrant fuyant Hitler [travaillait]
a New York [...] a edifier le château fictif de la culture allemande
[...] L'emigrant, pour motifs culturels et vivant en securite, croyait
continuer a tisser la trame du destin d'une nation allemande qui [...]
n'etait terrassee que pour un temps23.
Pour les exiles de la nation allemande, contestataires des imposteurs
qui l'assujettissent actuellement, fuir s'accompagne d'un imaginaire
du retour qui, meme s'il s'avère illusoire, soutient la psyche du
pouvoir nourricier des illusions, ferments d'un sens a recreer.
L'objet ideal internalise reste sauf et continue a garantir l'aire de
la pensee et de la perception de soi. Au contraire, pour les apatrides
que sont devenus les minoritaires survivants a la persecution exercee
par ladite nation, ne plus pouvoir se projeter dans un quelconque
retour puisque tout foyer a ete saccage et ce, dans l'indifference du
monde entier, precipite l'individu dans l'anonymat, oblitère toute
representation de soi et de sa culture en relation avec le monde. "
Un internationalisme culturel ne peut veritablement prosperer
que sur le terrain d'une securite nationale [...] Il faut avoir
un pays natal pour ne pas en avoir besoin [...] Reduit au contenu
[...] fondamental du concept, pays natal veut dire [...] securite
"24, conviction qui rejoint celle que relevait Hannah Arendt chez
les refugies jetes dans la debâcle des annees 20 : " Le peuple
apatride partageait la conviction des minorites que la perte des
droits nationaux etait identique a la perte des droits humains,
que la perte des uns entraînait inevitablement celle des autres. "25
D'ailleurs pour ceux qui furent et finalement restent expulses de
l'espace culturel de leur pays englouti, le discours lui-meme atteste
les zones qui leur sont devenues inhabitables, il est troue de mots
mis hors d'usage, designifies : " lorsque je quittai le dernier de
mes camps de concentration pour retourner chez moi, a Bruxelles où
pourtant je n'avais pas de chez moi. "26
Perte du sentiment de continuite de soi dans le temps
La dechirure qui a ruine chez l'apatride toute visibilite de soi parmi
les autres fait simultanement eclater le sentiment de son etre dans
le temps. C'est ce que revèle, par exemple, la douleur angoissante
de toute nostalgie qui met immediatement a nu l'inanite de son objet :
Je sais bien que je ressentais a l'epoque le mal du pays et du passe
[...] Celui qui vieillit [...] n'est que celui qu'il est. Pourtant il
peut quand meme exister lorsque dans cet " etre " repose, en parfait
equilibre un " ayant ete " [...] Celui qui a ete expulse du Troisième
Reich [...] regarde en arrière [...] et ne s'apercoit nulle part [...]
Leur passe [celui des juifs qui avaient occupe une position sociale]
en tant que phenomène social leur avait ete repris par la societe.27
Le rapt de cet " ayant ete" qui fait imploser l' " etre" des rescapes,
le deni d'existence qui les hypothèque constitue alors l'arrière-fond
implicite sur quoi la famille expatriee elève inconsciemment son
enfant, un manque a etre qui se transmet a lui en sentiment de dette
scellant sa filiation. Decrivant les premières relations constitutives
entre la mère et son nourrisson, Winnicott nous donne les explications
suivantes sur ce qui, chez l'etre humain, contribue au " sentiment
d'etre " :
Aucun sentiment du soi ne peut s'edifier sans s'appuyer sur le
sentiment d'ÊTRE, [...] Ce qui est en jeu ici, c'est une continuite
reelle de generations, a savoir ce qui chez le nouveau-ne [...] est
transmis d'une generation a l'autre par l'intermediaire de l'element
feminin chez l'homme et chez la femme, [...] L'element feminin [...]
est [...] Ce n'est pas la frustration qui est [ici] en cause, mais
la mutilation [...] Ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet
au bebe d'etre, lui aussi, ou bien la mère est incapable d'apporter
cette contribution, auquel cas le bebe doit se developper sans la
capacite d'etre [...] l'identite initiale [...] reclamant un sein
qui est et non un sein qui fait.28
Nous nous hasarderons a avancer ici que tout enfant de ces exiles,
evades de la mort, saura reconnaître dans l'empietement de sa famille
endeuillee et mutilante ce sein qui, melancolique ou non, " fait"
sans jamais " etre". Les traces de la terreur et de l'agrippement
au meme pendant la persecution de tous, traces inscrites dans
l'inconscient groupal et encryptees en lui, le disqualifient dès lors
pour l'affrontement psychique et culturel de l'alterite, car celle-ci
requiert un soubassement narcissique ne prealablement d'un partage
avec les parents de leur " etre" en securite et de leur " ayant ete"
quelque part chez eux. L'insecurite profonde qu'il a, au contraire,
ressentie en eux, avec eux, discredite plutôt l'espace potentiel des
echanges et des plaisirs puisqu'elle est la consequence du meurtre
non sanctionne de qui ils furent, qu'elle raconte justement leur
expropriation du rapport a l'autre, l'autre exterminateur ou l'autre
complice par son silence.
Une anecdote pathetique rapportee par Amery montre comment la
destitution de l'espace transitionnel où l'on " est avec" ses autres,
la repudiation des liens tisses avec les interlocuteurs de ce que
l'on croyait etre sa culture, derobent aux exiles ce temps subjectif
au cours duquel c'est bien evidemment l'assignataire du discours qui
institue le moi :
Dans le camp de Gurs [...] le celèbre poète Alfred Mombert [...] de
soixante-dix ans [...] ecrivit a un ami : [...] " Est-ce que
pareille chose est jamais arrivee a un poète allemand ? " [...] Un
poète allemand ne peut etre qu'un homme qui non seulement ecrit de
la poesie en allemand mais aussi pour les Allemands, a leur demande
expresse [...] Les lecteurs d'alors qui ne protestèrent pas contre sa
deportation ont rendu sa poesie nulle et non avenue [...] Pour etre
celui-ci ou celui-la nous avons besoin de l'assentiment de la societe.
Mais quand elle dement que nous l'ayons jamais ete, nous ne l'avons
pas ete non plus. Mombert [...] mourut sans passe [...] On vieillit
mal en exil.29
Il faut remarquer ici que l'expression ungeschehen machen (" rendre
non advenu ")avec laquelle Amery signifie que les Allemands, restes
indifferents a la deportation de leur poète, ont du meme coup annule
qu'il l'ait jamais ete et raye le sens de son existence est celle qui,
chez Freud, designe une des operations psychiques visant a supprimer,
en le soustrayant a la conscience, ce qui eut lieu. Ce qui a ete vise
dans la deportation de Mombert n'est pas seulement un attentat a sa
vie mais a ce qu'elle a ete. L'impossibilite d' " etre ", puisque
nulle part n'apparaît que l'exile " a ete ", se vit consequemment en
lui dans une coupure qui, independamment de l'eventuelle incompetence
linguistique, desarrime son corps du sens et de la parole, comme si
la mise en clandestinite de son existence l'amputait de son elan vers
la vie. C'est donc le " faire " du dechiffrement d'un environnement
etranger qui se substituera a l' " etre " en lien d'identification
avec les autres :
Les premiers jours d'exil [...] Le simple fait de ne pas pouvoir
dechiffrer les visages des hommes etait deja source d'effroi [...] Les
mots [...] etaient une realite sensorielle mais en rien des signes
interpretables [...] Le regard avec lequel l'exile cherche a percer
les signes ne sera jamais spontane, ce sera au contraire un acte
intellectuel lie a un effort coûteux de l'esprit.30
Version plus contrôlee, maîtrisee par le travail " coûteux de
l'esprit" d'une desarticulation psychique a laquelle Hannah Arendt
prete l'expression d'une detresse que toute aïeule exilee pourrait
raconter ou taire a ses petits-enfants :
Nous avons perdu notre foyer, c'est-a-dire la familiarite de notre
vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c'est-a-dire
l'assurance d'etre de quelque utilite en ce monde. Nous avons perdu
notre langue maternelle, c'est-a-dire nos reactions naturelles, la
simplicite des gestes et l'expression spontanee de nos sentiments
[...] nos vies privees ont ete brisees.31
Si ne plus pouvoir retourner en pensee chez soi, parce qu'on y serait
extermine, induit un tabou du contact avec soi-meme et prive en quelque
sorte de ses assises territoriales tout regard de tendresse sur les
nouveaux-nes au monde d'ici, cela produit aussi chez le transfuge
lui-meme une haine de soi :
Le veritable mal du pays n'etait pas de l'apitoiement sur soi mais de
la destruction de soi. Il consistait en un demontage pièce par pièce
de notre passe, ce qui ne pouvait aller sans mepris de soi ni haine
a l'egard du moi perdu [...] La haine de soi couplee avec la haine du
pays faisait mal [...] Ce que notre souhait pressant et notre devoir
social se devait de haïr, se dressait soudain devant nous et voulait
qu'on en ait la nostalgie : un etat impossible et nevrotique qu'aucune
medecine psychanalytique n'est de taille a combattre [...] Notre
retour n'etait pour notre pays natal rien qu'un embarras.32
Un immigre, poète apatride des annees 20 : Nigoghos Sarafian
Pour finir, ce constat de l'impossibilite d'un retour reel et
imaginaire la où il n'existe plus rien nous ramènera en boucle a notre
point de depart, mais cette fois-ci en recourant a l'experience d'un
grand poète du mouvement litteraire armenien de Paris, ne en 1902
a Varna en Bulgarie, installe en France a partir de 1923 au moment
où affluaient les premières vagues d'immigres armeniens, rescapes du
genocide, et mort a Paris en 1972, Nigoghos Sarafian33. Il fut, a son
epoque, assez sacrilège pour denoncer le leurre des appartenances
nationales et entreprendre la demystification du retour au sein
de la mère patrie. Alors que la propagande sovietique34 suscitait,
dans les annees 1946-1948, l'engouement et le rapatriement de 7000
Armeniens de France - qui, après une amère deception, interviendront
lors du voyage de Christian Pineau en 1957 a Erevan, pour obtenir
une autorisation a quitter le " paradis socialiste " et retourneront
presque tous aux lieux regrettes de leur dispersion -, il ecrivait :
Je regarde [...] la Tour Eiffel [...] mes compatriotes la delaissent
pour retourner au pays [...] Mais [...] ce qui est clair pour moi en
cet instant, c'est qu'une ville marâtre et etrangère est plus desirable
que son propre pays où l'on se sent plus etranger et moins libre35.
Ce mouvement de l'immigre qui passe outre au mirage tentateur d'un
fantasmatique retour, le surmonte en comprenant que l'ailleurs
se trouve ici meme36 definit en fait, pour Sarafian, sa mission
d'ecrivain :
Quand donc verrai-je l'erection d'une cite de la raison sur les terres
de nos pères [...] Je suis sans gîte et seul, je voudrais avoir une
patrie a la hauteur de mon desir [...] Quand donc vais-je m'atteler
[...] au travail de son erection [...] Quand donc trouverai-je les
mots de verite pour celebrer la venue a la sagesse de mon peuple qui a
souffert, victime depuis des siècles de son propre mystère ? [...] Je
suis seul et persecute par la vie qui me raille, me reduit a rien,
[...] ce rien grandit peu a peu, [...] embrase par le tourment venant
des generations et s'achevant en moi [...] C'est l'heure où [...] le
fantôme [...] me convainc en me presentant la mort comme le seul salut
[...] Il faut rester au contraire et reparer les ponts detruits,
retablir les voies de communication et le règne de la raison.37
Malgre ce retranchement critique a l'ecart du national et d'un chez
soi pretendument desirable, l'ecrivain, qui fuit toute idealisation
inductrice de nostalgies fourvoyantes, n'ignore toutefois nullement
la condition irremediable de son etre eclate et de son heritage en
miettes :
Notre langue sur le point de mourir. Nos valeurs niees par l'etranger,
par la diaspora et meme par notre patrie [...] Une part de la diaspora
sur le point de se dissoudre, l'autre condamnee a aller se dissoudre
dans son propre pays38.
On trouve chez lui la meme desappropriation du temps que celle
rencontree chez Amery : " Je suis passe a travers les annees comme une
ombre, portant en moi la privation, la douleur d'un peuple meprise,
l'attente, la revolte, la crispation, l'espoir du bonheur et je
m'approche de la terre sans avoir vecu "39, la meme amertume a vivre
sans exister qui engendre la haine de soi, le sentiment d'illegitimite
et l'angoisse :
Quelle haine de soi dans cet isolement qui est le mien.40[...] Et
toujours au loin, le drapeau tricolore flotte comme aux jours de
l'enfance. Et toujours flotte l'angoisse.41[...] J'avais tous les
certificats, et pourtant je me demandais si on ne me refuserait pas le
permis de travail. Je craignais qu'un agent de police ne m'arretât et
ne me conduisît en prison sans raison [...] Quelle opinion n'avais-je
pas sur les hommes ! [...] les guerres et une revolution42, charriant
les cadavres et les ruines. Puis notre histoire nationale [...] Quel
chemin [...] a travers l'angoisse !43[...] Seul au bout du monde,
abandonne de tous, je ressemble a un condamne a mort qui ignore son
peche, [...] le vent et le murmure des arbres deviennent [...] aussi
cruels que le bruit du couperet de la guillotine [...] l'homme de la
diaspora vit toute sa tragedie44.
L'histoire psychique de tout etre comportant toujours l'aspiration
a retourner dans les bras ou le sein maternel, le deuil de cette
aspiration ne peut se faire chez l'immigre-expulse car l'impossible
retour dans le fantasme fait traumatiquement collusion avec
l'impossible retour dans le reel.45
Lire la suite sur le site de l'Amnis :
Les immigres, rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part
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d'immigration, paradoxal en ses termes puisque son lieu de reference
n'existe plus et ne s'inscrit plus dans le monde comme ayant jamais
existe : celui des descendants de rescapes du genocide armenien qui,
abandonnant Constantinople dans les annees 20, debarquèrent a Marseille
en qualite de refugies politiques et de main-d'~\uvre importee, munis
d'un passeport portant la mention " sans retour possible ". Restes
d'une extermination - jusqu'a ce jour non reconnue en tant que telle
par son auteur - que les puissances de l'Entente avaient, en depit
de leurs sympathies envers les Armeniens ou leurs reprobations sans
effets, laisse faireafin de menager leurs interets dans la nouvelle
Turquie kemaliste, les refugies armeniens, violemment expulses d'un
Empire d'Orient dont ils avaient ete les otages mais dont l'Occident,
pour sa part, comptait tirer largement profit, trouvèrent ainsi
refuge dans une terre d'asile dont les alliances avaient obei, comme
il se doit, aux logiques de la Realpolitik. Aussi leur pays desormais
d'accueil n'etait-il pas sans porter quelque responsabilite, ni dans
la catastrophe qui les avait jetes la, ni dans le silence et l'oubli
dont ils y furent l'objet, pendant plus de soixante ans." Le Collectif
VAN vous propose de prendre connaissance du texte "Les immigres,
rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part" de Janine
Altounian, avec les temoignages de Hannah Arendt, Jean Amery, Nigoghos
Sarafian et Theo Angelopoulos. Il avait ete publie dans le numero 7
de la Revue Amnis en 2007 dans le cahier "Histoire de l'immigration,
traces et memoires - Europe-Amerique, XIXe siècle a nos jours".
Amnis
Les immigres, rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part
(Avec les temoignages de Hannah Arendt, Jean Amery, Nigoghos Sarafian
et Theo Angelopoulos)
Janine Altounian
A partir d'une experience qui m'est familière, j'aimerais evoquer
ici la situation particulière d'immigration que constitue celle des
rescapes du genocide armenien perpetre en 1915 dans l'Empire Ottoman
par le gouvernement Jeunes Turcs, situation qui ne relève guère d'une
emigration a proprement parler, puisque le pays auquel les survivants
purent echapper fut le theâtre d'une extermination niee en tant que
telle par l'actuelle Turquie. Cette evocation mettra avant tout en
lumière ce qui s'est psychiquement transmis aux heritiers de cet exil
violent et paradoxal en ses termes, puisque son lieu de reference
n'existe plus et ne s'inscrit plus dans le monde comme ayant jamais
existe.
Comment parler a l'autre quand le fantasme du retour ne parle plus ?
Pour aborder cette question nous prendrons comme point de depart celle
du psychanalyste Winnicott qui, a l'interrogation : " Que voit le bebe
quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? ", apporte la
reponse eloquente : " Generalement, ce qu'il voit, c'est lui-meme "1.
Nous appuyant sur cette assertion eclairante nous pourrions a notre
tour poser la question qui s'enoncerait a peu près ainsi : de quoi
herite un enfant lorsque, dans ce miroir que lui presentent la
mère et son environnement, il voit un lieu d'origine irradiant une
epouvante devastatrice auquel elle a echappe de justesse, un gouffre
focal qu'elle doit constamment fuir et ecarter de sa pensee ? De
quoi herite-t-il lorsqu'il y percoit l'experience d'une survivante
qui disqualifie par son regard les objets d'un monde devenu pour
elle non pertinent mais que lui devrait, pour son propre compte,
apprendre a desirer ?
Le clivage constitutif transmis a l'enfant entre, au depart de sa
genealogie, un lieu barre a la representation parce que proprement
invivable ou eteint et, a l'arrivee, ce lieu de l'immigration qu'il
lui faudra, tel le Petit Poucet, affronter seul, sans l'etayage
des bonnes illusions transitionnelles2, contribue, tout autant que
l'arrachement dont il est cense etre le fruit, a l'impasse subjective
que traduirait une autre question, variante de la première : comment
parler a l'autre quand, dans l'image refletee par la mère et son
environnement, le fantasme du retour ne parle plus ?
Pour suivre ce mouvement conduisant d'un depart traumatique a une
arrivee angoissante, nous rappellerons au prealable quelques donnees
historiques de la situation particulière d'exil ici etudiee, en les
eclairant des analyses faites par Hannah Arendt dans ses travaux sur "
La "nation des minorites" et les peuples sans Etat "3. Après quoi nous
evoquerons les consequences psychiques d'un tel heritage où s'exerce un
empietement4 familial violent, sceau d'une fracture inintegrable par
le parent survivant qui, impuissant a affronter un travail de deuil
et de separation, ne peut reinvestir son existence qu'en y deleguant
un faux self de circonstance. " Il n'y a pas de "nouveau pays natal",
ecrit Jean Amery5, le pays natal est le territoire de l'enfance et
de la jeunesse. Qui l'a perdu reste un etre perdu "6.
n tel etat des lieux ou plutôt des non-lieux, etabli en 1966 par
cet ancien detenu des camps nazis, qui y survecut mais resta a
jamais spolie de toute patrie au monde, nous servira alors de repère
paradigmatique. Dans son essai au titre provoquant " En quelle quantite
l'homme a-t-il besoin de pays natal ? "7 - question a laquelle il
repond : " Il en a d'autant plus besoin qu'il peut moins en emporter
avec soi "8 - le philosophe s'explique en ces termes :
Etant un homme sans pays natal et qualifie en cela, je recuse la
distinction entre pays natal et patrie [...] Qui n'a pas de patrie,
c'est-a-dire, pas d'asile dans un corps social autonome representant
une unite etatique independante, n'a egalement [...] pas de pays natal
[...] Je crois avoir appris comment le pays natal cesse de l'etre
dès qu'il n'est pas egalement, en meme temps, patrie9.
Être expulse d'un lieu inexistant
Voici donc brièvement quelques rappels historiques des origines
de la première immigration importante des Armeniens en France10 :
abandonnant Constantinople dans les annees 20, les survivants du
genocide armenien gagnèrent Paris via la Bulgarie, la Grèce, la Syrie,
le Liban, peut-etre une brève escale a Marseille et virent le jour se
lever sur notre Ville lumière au moment où leur arrivee a la gare de
Lyon marquait leur premier contact avec elle. Debarquant a la fois
en qualite de refugies politiques et de main-d'~\uvre importee,
munis du titre Nansen et d'un passeport portant la mention sans
retour possible, ces apatrides, prives de citoyennete, se sentaient
definitivement premunis contre tout mal du pays, ce qui, en revanche,
les acculait a un espoir obstine en la France dont ils foulaient
anxieusement le sol. N'avait-elle pas ete dans leur imaginaire une
figure emancipatrice bien qu'elle les eût abandonnes par deux fois ?
1. Elle leur avait promis une Cilicie armenienne sous protectorat
francais mais, voulant se reconcilier avec la Turquie alliee, lors
de la Grande Guerre, des puissances centrales contre les pays de
l'Entente, elle avait evacue en 1921 ce dernier repli des cohortes
de refugies, tandis que l'Armenie du Caucase abandonnee, elle, par
les Allies etait sovietisee.
2. Elle avait consenti au traite de Lausanne de 1923, a la disparition
pure et simple de l'Armenie qui pourtant avait ete reconnue et
delimitee trois ans auparavant par le traite de Sèvres.
Restes d'une extermination - jusqu'a ce jour non reconnue en
tant que telle par son auteur - que les puissances de l'Entente
avaient, en depit de leurs sympathies envers les Armeniens ou leurs
reprobations sans effets, laisse faireafin de menager leurs interets
dans la nouvelle Turquie kemaliste, les refugies armeniens, violemment
expulses d'un Empire d'Orient dont ils avaient ete les otages mais dont
l'Occident, pour sa part, comptait tirer largement profit, trouvèrent
ainsi refuge dans une terre d'asile dont les alliances avaient obei,
comme il se doit, aux logiques de la Realpolitik. Aussi leur pays
desormais d'accueil n'etait-il pas sans porter quelque responsabilite,
ni dans la catastrophe qui les avait jetes la, ni dans le silence et
l'oubli dont ils y furent l'objet, pendant plus de soixante ans11.
Ce resume succinct de la dispersion mondiale des Armeniens restes en
vie et en charge d'un million et demi de leurs morts aura certes permis
de reconnaître, dans notre actualite, les processus diplomatiques où
se combinent et s'agencent, sans contradiction aucune, la liquidation
des uns et le benefice des autres. Quel peut etre, alors, le rapport
au monde d'un survivant a une telle combinaison meurtrière ? Cette
question qui inspire notre reflexion sur une immigration, dont
celle des Armeniens ne figure ici qu'a titre de paradigme d'autres
immigrations d'emigres de pays rayes des cartes, concerne, de nos
jours et a l'echelle mondiale, un nombre de plus en plus croissant
d'etres humains, heritiers d'epaves echouees de cataclysmes politiques
varies, livres au bon vouloir hospitalier de leurs pays hôtes. Les
enonces d'Amery qui vont suivre porteront tous precisement sur cette
rupture absolue des liens sociaux et psychiques avec le monde des
autres chez des rescapes, miraculeusement transplantes d'une partie
du monde exterminateur a cette autre partie, laquelle, ayant ferme
les yeux sur l'extermination des leurs, voire en toute complicite,
leur offre, dans l'ambiguïte d'un après coup, un lieu où il leur
devient paradoxalement possible de rester democratiquement vivants
! " Les refugies allant de pays en pays representent l'avant-garde
de leurs peuples s'ils conservent leur identite "12, ecrivait Hannah
Arendt en 1943.
On se demandera pourtant ce qui reste d'une identite exilee d'un
territoire, où l'on ne peut que mourir, a celui où l'on ne peut que
survivre puisque la mutilation qui affecte l'identite desdits refugies
ne fait que refleter, en leurs objets internes, sa radiation pure
et simple du monde exterieur partage avec les autres. La remarque de
Jean Amery : " Je ne pouvais pas me definir avec precision puisqu'on
m'avait bel et bien confisque mon passe et mon origine "13 rejoint
du reste celle qu'Hannah Arendt fera elle-meme huit ans plus tard :
La perte de leur citoyennete ne privait pas seulement les gens de
protection, mais elle leur ôtait egalement toute identite nettement
etablie, officiellement reconnue ; leurs efforts incessants, fievreux,
pour obtenir au moins un acte de naissance du pays qui les avait
denationalises en etaient le plus pur symbole14.
Hannah Arendt denonce ainsi l'inadequation et l'incompetence des Droits
de l'Homme et de la Societe des Nations face aux vagues d'apatrides -
sept a huit cent mille pour les seuls Armeniens - qui se deversent
en Europe après la Première Guerre mondiale : " Les traites de 1920
concernant les minorites etaient deja perimes lorsqu'ils entrèrent en
vigueur parce que les apatrides n'y avaient pas ete prevus "15. Elle
ne manque pas de declarer a leur sujet :
La première perte que les " sans droits " ont subie a ete la perte de
leur residence, ce qui voulait dire la perte de toute la trame sociale
dans laquelle ils etaient nes et dans laquelle ils s'etaient amenage
une place distincte dans le monde [...] Ce qui est sans precedent ce
n'est pas la perte de residence c'est l'impossibilite d'en retrouver
une [...] Personne ne s'etait rendu compte que le genre humain,
[...] avait atteint le stade où quiconque etait exclu de l'une de
ses communautes fermees [...] se trouvait du meme coup exclu de la
famille des nations.16
C'est très exactement la perte de cette " trame sociale dans laquelle
ils etaient nes et dans laquelle ils s'etaient amenage une place
distincte dans le monde " dont va temoigner Jean Amery.
En conclusion et illustration de ce bref rappel historique, je
presenterai au lecteur un de ces passeports de nos rescapes sur
lesquels etait appose le stigmate " Retour interdit". Les resistances
farouches qu'il me fallut surmonter pour rechercher auprès des
anciens un tel document17 et l'exhiber ici m'ont fait comprendre que
la fletrissure de ces mots representait, a mes yeux, l'inscription
emblematique de ce que pouvait bien reflechir, pour l'enfant de notre
sollicitude, le regard de la mère : l'obturation de son ailleurs, le
deracinement de sa presence a lui, son impuissance a l'introduire dans
le monde des autres, c'est-a-dire a le mettre reellement au monde18.
J'ai tenu a exhumer de leur crypte les lieux de la douleur psychique,
en visualisant egalement, a l'aide de ces deux cartes : premièrement,
les regions de peuplement armenien en 1914.
Deuxièmement, a titre indicatif, l'itineraire de deportation dont, par
exemple, l'un de ces rescapes - il s'agit en l'occurrence ici de mon
père - emportait le souvenir lorsqu'il s'embarquait a Constantinople
pour Marseille19.
Disparition du pays natal et de la representation de soi dans l'espace
Si l'on se laisse donc guider par la lecture d'Amery on constate que,
lors d'un tel exil, l'impossibilite a se referer a un pays natal
encore vivant, infiltre de ses effets la vie psychique au double
niveau spatio-temporel, l'effondrement des referents symboliques de
l'existence s'exercant toujours en ces deux directions :
Mais nous, nous n'avions pas perdu le pays, au contraire il nous
fallait reconnaître que jamais il n'avait ete en notre possession.
Tout ce qui etait en rapport avec ce pays et ses hommes avait ete
pour nous un malentendu pour la vie20.
Un semblable exil en heritage va reconduire alors, dans sa transmission
generationnelle, la rupture qui a desapproprie les individus de leur
place simultanement dans le temps et dans l'espace des autres : "
Il n'y a pas de retour parce que refaire son entree dans un espace
ne sera jamais regagner egalement le temps perdu "21.
L'eradication territoriale et symbolique, au sein des referents
politico-culturels des lieux de la survie, de ce que fut le
terreau de leur civilisation, expatrient les survivants des espaces
transsubjectifs22 d'une communication avec le monde en tant que ce
qu'ils ont ete et ce qu'ils sont.
Cette discontinuite - brisant a la fois le temps du sujet et son lien
aux lieux de son insertion initiale dans le monde - est exactement
ce qui differencie les apatrides des exiles, chez qui le fantasme
d'un possible retour est la marque meme d'une continuite psychique
de soi dans l'espace et le temps. C'est bien en fonction de cette
solution de continuite qu'Amery fait clairement la distinction entre
l'exil contraint des Juifs allemands, destitues de leur appartenance,
pour qui la terre d'origine, matrice culturelle engloutie avec ses
habitants, est devenue terre de mise a mort et l'exil volontaire des
Allemands opposants au regime du Troisième Reich, dignes detenteurs,
a leurs yeux, de la veritable Allemagne :
Notre exil n'etait pas [...] comparable a l'auto-bannisement de
ces emigrants qui fuyaient le Troisième Reich uniquement a cause de
leurs opinions [...] Les ecrivains emigres de langue allemande [...]
vivaient dans l'illusion d'etre la voix de la " vraie Allemagne
" qui, dehors, pouvait s'elever bien haut en faveur de la patrie
abattue, mise aux fers du national-socialisme. Rien de tel pour nous,
les anonymes. Aucun jeu avec la vraie Allemagne imaginaire que l'on
aurait emportee avec soi [...] un emigrant fuyant Hitler [travaillait]
a New York [...] a edifier le château fictif de la culture allemande
[...] L'emigrant, pour motifs culturels et vivant en securite, croyait
continuer a tisser la trame du destin d'une nation allemande qui [...]
n'etait terrassee que pour un temps23.
Pour les exiles de la nation allemande, contestataires des imposteurs
qui l'assujettissent actuellement, fuir s'accompagne d'un imaginaire
du retour qui, meme s'il s'avère illusoire, soutient la psyche du
pouvoir nourricier des illusions, ferments d'un sens a recreer.
L'objet ideal internalise reste sauf et continue a garantir l'aire de
la pensee et de la perception de soi. Au contraire, pour les apatrides
que sont devenus les minoritaires survivants a la persecution exercee
par ladite nation, ne plus pouvoir se projeter dans un quelconque
retour puisque tout foyer a ete saccage et ce, dans l'indifference du
monde entier, precipite l'individu dans l'anonymat, oblitère toute
representation de soi et de sa culture en relation avec le monde. "
Un internationalisme culturel ne peut veritablement prosperer
que sur le terrain d'une securite nationale [...] Il faut avoir
un pays natal pour ne pas en avoir besoin [...] Reduit au contenu
[...] fondamental du concept, pays natal veut dire [...] securite
"24, conviction qui rejoint celle que relevait Hannah Arendt chez
les refugies jetes dans la debâcle des annees 20 : " Le peuple
apatride partageait la conviction des minorites que la perte des
droits nationaux etait identique a la perte des droits humains,
que la perte des uns entraînait inevitablement celle des autres. "25
D'ailleurs pour ceux qui furent et finalement restent expulses de
l'espace culturel de leur pays englouti, le discours lui-meme atteste
les zones qui leur sont devenues inhabitables, il est troue de mots
mis hors d'usage, designifies : " lorsque je quittai le dernier de
mes camps de concentration pour retourner chez moi, a Bruxelles où
pourtant je n'avais pas de chez moi. "26
Perte du sentiment de continuite de soi dans le temps
La dechirure qui a ruine chez l'apatride toute visibilite de soi parmi
les autres fait simultanement eclater le sentiment de son etre dans
le temps. C'est ce que revèle, par exemple, la douleur angoissante
de toute nostalgie qui met immediatement a nu l'inanite de son objet :
Je sais bien que je ressentais a l'epoque le mal du pays et du passe
[...] Celui qui vieillit [...] n'est que celui qu'il est. Pourtant il
peut quand meme exister lorsque dans cet " etre " repose, en parfait
equilibre un " ayant ete " [...] Celui qui a ete expulse du Troisième
Reich [...] regarde en arrière [...] et ne s'apercoit nulle part [...]
Leur passe [celui des juifs qui avaient occupe une position sociale]
en tant que phenomène social leur avait ete repris par la societe.27
Le rapt de cet " ayant ete" qui fait imploser l' " etre" des rescapes,
le deni d'existence qui les hypothèque constitue alors l'arrière-fond
implicite sur quoi la famille expatriee elève inconsciemment son
enfant, un manque a etre qui se transmet a lui en sentiment de dette
scellant sa filiation. Decrivant les premières relations constitutives
entre la mère et son nourrisson, Winnicott nous donne les explications
suivantes sur ce qui, chez l'etre humain, contribue au " sentiment
d'etre " :
Aucun sentiment du soi ne peut s'edifier sans s'appuyer sur le
sentiment d'ÊTRE, [...] Ce qui est en jeu ici, c'est une continuite
reelle de generations, a savoir ce qui chez le nouveau-ne [...] est
transmis d'une generation a l'autre par l'intermediaire de l'element
feminin chez l'homme et chez la femme, [...] L'element feminin [...]
est [...] Ce n'est pas la frustration qui est [ici] en cause, mais
la mutilation [...] Ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet
au bebe d'etre, lui aussi, ou bien la mère est incapable d'apporter
cette contribution, auquel cas le bebe doit se developper sans la
capacite d'etre [...] l'identite initiale [...] reclamant un sein
qui est et non un sein qui fait.28
Nous nous hasarderons a avancer ici que tout enfant de ces exiles,
evades de la mort, saura reconnaître dans l'empietement de sa famille
endeuillee et mutilante ce sein qui, melancolique ou non, " fait"
sans jamais " etre". Les traces de la terreur et de l'agrippement
au meme pendant la persecution de tous, traces inscrites dans
l'inconscient groupal et encryptees en lui, le disqualifient dès lors
pour l'affrontement psychique et culturel de l'alterite, car celle-ci
requiert un soubassement narcissique ne prealablement d'un partage
avec les parents de leur " etre" en securite et de leur " ayant ete"
quelque part chez eux. L'insecurite profonde qu'il a, au contraire,
ressentie en eux, avec eux, discredite plutôt l'espace potentiel des
echanges et des plaisirs puisqu'elle est la consequence du meurtre
non sanctionne de qui ils furent, qu'elle raconte justement leur
expropriation du rapport a l'autre, l'autre exterminateur ou l'autre
complice par son silence.
Une anecdote pathetique rapportee par Amery montre comment la
destitution de l'espace transitionnel où l'on " est avec" ses autres,
la repudiation des liens tisses avec les interlocuteurs de ce que
l'on croyait etre sa culture, derobent aux exiles ce temps subjectif
au cours duquel c'est bien evidemment l'assignataire du discours qui
institue le moi :
Dans le camp de Gurs [...] le celèbre poète Alfred Mombert [...] de
soixante-dix ans [...] ecrivit a un ami : [...] " Est-ce que
pareille chose est jamais arrivee a un poète allemand ? " [...] Un
poète allemand ne peut etre qu'un homme qui non seulement ecrit de
la poesie en allemand mais aussi pour les Allemands, a leur demande
expresse [...] Les lecteurs d'alors qui ne protestèrent pas contre sa
deportation ont rendu sa poesie nulle et non avenue [...] Pour etre
celui-ci ou celui-la nous avons besoin de l'assentiment de la societe.
Mais quand elle dement que nous l'ayons jamais ete, nous ne l'avons
pas ete non plus. Mombert [...] mourut sans passe [...] On vieillit
mal en exil.29
Il faut remarquer ici que l'expression ungeschehen machen (" rendre
non advenu ")avec laquelle Amery signifie que les Allemands, restes
indifferents a la deportation de leur poète, ont du meme coup annule
qu'il l'ait jamais ete et raye le sens de son existence est celle qui,
chez Freud, designe une des operations psychiques visant a supprimer,
en le soustrayant a la conscience, ce qui eut lieu. Ce qui a ete vise
dans la deportation de Mombert n'est pas seulement un attentat a sa
vie mais a ce qu'elle a ete. L'impossibilite d' " etre ", puisque
nulle part n'apparaît que l'exile " a ete ", se vit consequemment en
lui dans une coupure qui, independamment de l'eventuelle incompetence
linguistique, desarrime son corps du sens et de la parole, comme si
la mise en clandestinite de son existence l'amputait de son elan vers
la vie. C'est donc le " faire " du dechiffrement d'un environnement
etranger qui se substituera a l' " etre " en lien d'identification
avec les autres :
Les premiers jours d'exil [...] Le simple fait de ne pas pouvoir
dechiffrer les visages des hommes etait deja source d'effroi [...] Les
mots [...] etaient une realite sensorielle mais en rien des signes
interpretables [...] Le regard avec lequel l'exile cherche a percer
les signes ne sera jamais spontane, ce sera au contraire un acte
intellectuel lie a un effort coûteux de l'esprit.30
Version plus contrôlee, maîtrisee par le travail " coûteux de
l'esprit" d'une desarticulation psychique a laquelle Hannah Arendt
prete l'expression d'une detresse que toute aïeule exilee pourrait
raconter ou taire a ses petits-enfants :
Nous avons perdu notre foyer, c'est-a-dire la familiarite de notre
vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c'est-a-dire
l'assurance d'etre de quelque utilite en ce monde. Nous avons perdu
notre langue maternelle, c'est-a-dire nos reactions naturelles, la
simplicite des gestes et l'expression spontanee de nos sentiments
[...] nos vies privees ont ete brisees.31
Si ne plus pouvoir retourner en pensee chez soi, parce qu'on y serait
extermine, induit un tabou du contact avec soi-meme et prive en quelque
sorte de ses assises territoriales tout regard de tendresse sur les
nouveaux-nes au monde d'ici, cela produit aussi chez le transfuge
lui-meme une haine de soi :
Le veritable mal du pays n'etait pas de l'apitoiement sur soi mais de
la destruction de soi. Il consistait en un demontage pièce par pièce
de notre passe, ce qui ne pouvait aller sans mepris de soi ni haine
a l'egard du moi perdu [...] La haine de soi couplee avec la haine du
pays faisait mal [...] Ce que notre souhait pressant et notre devoir
social se devait de haïr, se dressait soudain devant nous et voulait
qu'on en ait la nostalgie : un etat impossible et nevrotique qu'aucune
medecine psychanalytique n'est de taille a combattre [...] Notre
retour n'etait pour notre pays natal rien qu'un embarras.32
Un immigre, poète apatride des annees 20 : Nigoghos Sarafian
Pour finir, ce constat de l'impossibilite d'un retour reel et
imaginaire la où il n'existe plus rien nous ramènera en boucle a notre
point de depart, mais cette fois-ci en recourant a l'experience d'un
grand poète du mouvement litteraire armenien de Paris, ne en 1902
a Varna en Bulgarie, installe en France a partir de 1923 au moment
où affluaient les premières vagues d'immigres armeniens, rescapes du
genocide, et mort a Paris en 1972, Nigoghos Sarafian33. Il fut, a son
epoque, assez sacrilège pour denoncer le leurre des appartenances
nationales et entreprendre la demystification du retour au sein
de la mère patrie. Alors que la propagande sovietique34 suscitait,
dans les annees 1946-1948, l'engouement et le rapatriement de 7000
Armeniens de France - qui, après une amère deception, interviendront
lors du voyage de Christian Pineau en 1957 a Erevan, pour obtenir
une autorisation a quitter le " paradis socialiste " et retourneront
presque tous aux lieux regrettes de leur dispersion -, il ecrivait :
Je regarde [...] la Tour Eiffel [...] mes compatriotes la delaissent
pour retourner au pays [...] Mais [...] ce qui est clair pour moi en
cet instant, c'est qu'une ville marâtre et etrangère est plus desirable
que son propre pays où l'on se sent plus etranger et moins libre35.
Ce mouvement de l'immigre qui passe outre au mirage tentateur d'un
fantasmatique retour, le surmonte en comprenant que l'ailleurs
se trouve ici meme36 definit en fait, pour Sarafian, sa mission
d'ecrivain :
Quand donc verrai-je l'erection d'une cite de la raison sur les terres
de nos pères [...] Je suis sans gîte et seul, je voudrais avoir une
patrie a la hauteur de mon desir [...] Quand donc vais-je m'atteler
[...] au travail de son erection [...] Quand donc trouverai-je les
mots de verite pour celebrer la venue a la sagesse de mon peuple qui a
souffert, victime depuis des siècles de son propre mystère ? [...] Je
suis seul et persecute par la vie qui me raille, me reduit a rien,
[...] ce rien grandit peu a peu, [...] embrase par le tourment venant
des generations et s'achevant en moi [...] C'est l'heure où [...] le
fantôme [...] me convainc en me presentant la mort comme le seul salut
[...] Il faut rester au contraire et reparer les ponts detruits,
retablir les voies de communication et le règne de la raison.37
Malgre ce retranchement critique a l'ecart du national et d'un chez
soi pretendument desirable, l'ecrivain, qui fuit toute idealisation
inductrice de nostalgies fourvoyantes, n'ignore toutefois nullement
la condition irremediable de son etre eclate et de son heritage en
miettes :
Notre langue sur le point de mourir. Nos valeurs niees par l'etranger,
par la diaspora et meme par notre patrie [...] Une part de la diaspora
sur le point de se dissoudre, l'autre condamnee a aller se dissoudre
dans son propre pays38.
On trouve chez lui la meme desappropriation du temps que celle
rencontree chez Amery : " Je suis passe a travers les annees comme une
ombre, portant en moi la privation, la douleur d'un peuple meprise,
l'attente, la revolte, la crispation, l'espoir du bonheur et je
m'approche de la terre sans avoir vecu "39, la meme amertume a vivre
sans exister qui engendre la haine de soi, le sentiment d'illegitimite
et l'angoisse :
Quelle haine de soi dans cet isolement qui est le mien.40[...] Et
toujours au loin, le drapeau tricolore flotte comme aux jours de
l'enfance. Et toujours flotte l'angoisse.41[...] J'avais tous les
certificats, et pourtant je me demandais si on ne me refuserait pas le
permis de travail. Je craignais qu'un agent de police ne m'arretât et
ne me conduisît en prison sans raison [...] Quelle opinion n'avais-je
pas sur les hommes ! [...] les guerres et une revolution42, charriant
les cadavres et les ruines. Puis notre histoire nationale [...] Quel
chemin [...] a travers l'angoisse !43[...] Seul au bout du monde,
abandonne de tous, je ressemble a un condamne a mort qui ignore son
peche, [...] le vent et le murmure des arbres deviennent [...] aussi
cruels que le bruit du couperet de la guillotine [...] l'homme de la
diaspora vit toute sa tragedie44.
L'histoire psychique de tout etre comportant toujours l'aspiration
a retourner dans les bras ou le sein maternel, le deuil de cette
aspiration ne peut se faire chez l'immigre-expulse car l'impossible
retour dans le fantasme fait traumatiquement collusion avec
l'impossible retour dans le reel.45
Lire la suite sur le site de l'Amnis :
Les immigres, rescapes d'un genocide, sont des emigres de nulle part
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