Le Temps
Samedi 24 Août 2013
Sergueï Paradjanov, rouge comme la vie
Poète des toiles, le grand cinéaste géorgien a été victime de la main
de fer soviétique. Accusé d'anticommunisme, de trafic d'icônes, il est
condamné à 5 ans de travaux forcés. Un coffret réunit aujourd'hui ses
quatre longs métrages, autant de chefs-d'oeuvre
Par Antoine Duplan
Rouge, comme la grenade, le motif emblématique du cinéma de Sergueï
Paradjanov. Rouge comme le sang... Le premier plan de Sayat Nova
montre des fruits saignant dans de la gaze, ambivalence de la vitalité
et de la blessure. «Je suis l'homme dont la vie et l'art sont la
torture», disait Sayat Nova. Le film qui porte son nom (alias «Couleur
de la grenade») ne prétend pas être une biographie du poète arménien
(1712-1795), mais une traduction cinématographique de ses images.
Truites tressautant à l'air libre. Livres mis à sécher. Riches tapis
qu'on traîne parmi des habitations tumulaires. Une femme nue, le sein
droit caché par un coquillage. Un baladin présentant face à la caméra
des objets et des matières: la plume de paon et la nacre, le corail et
le safran, l'oud et le crne humain... Ces théories de symboles
permettent de pénétrer le sens d'un vers comme «Je suis un rossignol
en pays étranger et toi tu es ma cage dorée».
La mort du poète atteint des sommets d'étrangeté symbolique. A côté
d'une soutane noire étendue bras en croix, il s'est allongé, vêtu de
blanc, parmi les cierges. Une demi-douzaine de poulets décapités
viennent s'ébrouer, plumes et sang sur les flammes. Le poète suit les
anges dans l'au-delà, une longue bande de terre sèche entre les
labours. «Je ne serai plus là, mais rien de moi ne sera perdu.»
Sergueï Paradjanov (1924-1990) n'est plus là, mais ses quatre longs
métrages, réunis en coffret, témoignent de son génie singulier. Et du
sombre destin que le cinéaste géorgien endura.
Avec Les Chevaux de feu (alias Les Ombres de nos ancêtres oubliés),
Roméo et Juliette en terre gutsule, Paradjanov signe un éblouissant
manifeste d'un art poétique exprimant la puissance des sentiments et
des éléments. Ce premier long métrage lui vaut d'être arrêté en 1968
pour «nationalisme ukrainien». Le scénario de Sayat Nova semble
inoffensif. Pourtant la censure se déchaîne contre le film. Il est
attaqué pour «formalisme excessif», «antisoviétisme latent», «culte
excessif du passé». Accusé de trafic d'icônes, de marché noir,
d'homosexualité, etc., Paradjanov est condamné à 5 ans de travaux
forcés. Cette peine suscite un tollé en Occident. Cinéastes
(Antonioni, Buñuel, Fellini, Godard...) et écrivains (Aragon, John
Updike...) lancent des pétitions. La pression internationale se
traduit par un adoucissement de peine pour le poète. Mais ce n'est
qu'en 1982 qu'il est définitivement libéré. Epuisé, malade, il trouve
la ressource de tourner deux derniers chefs-d'oeuvre.
Dédié à la mémoire des guerriers de Géorgie, La Légende de la
Forteresse de Souram nousemmène au Moyen Age, autour d'un chteau qui
s'effondre tant qu'on n'y a pas emmuré un jeune homme. Achik Kerib.
Conte d'un poète amoureux, évoque les 1001 jours dont dispose un
pauvre ménestrel pour faire fortune.
Paradjanov refusait le principe de narrativité inhérent au cinéma. Ses
films se composent de tableaux fascinants, déconcertants, à
l'intérieur desquels des ellipses ressemblant à de faux raccords
suggèrent le passage des saisons de la vie. Il compose des plans
somptueux dont le symbolisme souvent hermé - tique n'empêche pas
l'émerveillement. Voir ce plan d'un bivouac, un paysage nimbé d'or
dans lequel des mamelons herbeux font écho à la bosse laineuse de
trois chameaux paisibles, ou ce funambule bondissant sur sa corde
au-dessus de voilures bleues ondulant comme la mer sous le vent.
Des intertitres annoncent les chapitres de ces films qui se lisent
comme des poèmes. Des plans fixes sur un détail de statuaire, le motif
d'un tapis ou une composition harmonieuse (un sabre couché en travers
d'une corbeille pleine de fruits rouges posés sur du blé) ouvrent
d'innombrables portes vers d'autres histoires.
Samedi 24 Août 2013
Sergueï Paradjanov, rouge comme la vie
Poète des toiles, le grand cinéaste géorgien a été victime de la main
de fer soviétique. Accusé d'anticommunisme, de trafic d'icônes, il est
condamné à 5 ans de travaux forcés. Un coffret réunit aujourd'hui ses
quatre longs métrages, autant de chefs-d'oeuvre
Par Antoine Duplan
Rouge, comme la grenade, le motif emblématique du cinéma de Sergueï
Paradjanov. Rouge comme le sang... Le premier plan de Sayat Nova
montre des fruits saignant dans de la gaze, ambivalence de la vitalité
et de la blessure. «Je suis l'homme dont la vie et l'art sont la
torture», disait Sayat Nova. Le film qui porte son nom (alias «Couleur
de la grenade») ne prétend pas être une biographie du poète arménien
(1712-1795), mais une traduction cinématographique de ses images.
Truites tressautant à l'air libre. Livres mis à sécher. Riches tapis
qu'on traîne parmi des habitations tumulaires. Une femme nue, le sein
droit caché par un coquillage. Un baladin présentant face à la caméra
des objets et des matières: la plume de paon et la nacre, le corail et
le safran, l'oud et le crne humain... Ces théories de symboles
permettent de pénétrer le sens d'un vers comme «Je suis un rossignol
en pays étranger et toi tu es ma cage dorée».
La mort du poète atteint des sommets d'étrangeté symbolique. A côté
d'une soutane noire étendue bras en croix, il s'est allongé, vêtu de
blanc, parmi les cierges. Une demi-douzaine de poulets décapités
viennent s'ébrouer, plumes et sang sur les flammes. Le poète suit les
anges dans l'au-delà, une longue bande de terre sèche entre les
labours. «Je ne serai plus là, mais rien de moi ne sera perdu.»
Sergueï Paradjanov (1924-1990) n'est plus là, mais ses quatre longs
métrages, réunis en coffret, témoignent de son génie singulier. Et du
sombre destin que le cinéaste géorgien endura.
Avec Les Chevaux de feu (alias Les Ombres de nos ancêtres oubliés),
Roméo et Juliette en terre gutsule, Paradjanov signe un éblouissant
manifeste d'un art poétique exprimant la puissance des sentiments et
des éléments. Ce premier long métrage lui vaut d'être arrêté en 1968
pour «nationalisme ukrainien». Le scénario de Sayat Nova semble
inoffensif. Pourtant la censure se déchaîne contre le film. Il est
attaqué pour «formalisme excessif», «antisoviétisme latent», «culte
excessif du passé». Accusé de trafic d'icônes, de marché noir,
d'homosexualité, etc., Paradjanov est condamné à 5 ans de travaux
forcés. Cette peine suscite un tollé en Occident. Cinéastes
(Antonioni, Buñuel, Fellini, Godard...) et écrivains (Aragon, John
Updike...) lancent des pétitions. La pression internationale se
traduit par un adoucissement de peine pour le poète. Mais ce n'est
qu'en 1982 qu'il est définitivement libéré. Epuisé, malade, il trouve
la ressource de tourner deux derniers chefs-d'oeuvre.
Dédié à la mémoire des guerriers de Géorgie, La Légende de la
Forteresse de Souram nousemmène au Moyen Age, autour d'un chteau qui
s'effondre tant qu'on n'y a pas emmuré un jeune homme. Achik Kerib.
Conte d'un poète amoureux, évoque les 1001 jours dont dispose un
pauvre ménestrel pour faire fortune.
Paradjanov refusait le principe de narrativité inhérent au cinéma. Ses
films se composent de tableaux fascinants, déconcertants, à
l'intérieur desquels des ellipses ressemblant à de faux raccords
suggèrent le passage des saisons de la vie. Il compose des plans
somptueux dont le symbolisme souvent hermé - tique n'empêche pas
l'émerveillement. Voir ce plan d'un bivouac, un paysage nimbé d'or
dans lequel des mamelons herbeux font écho à la bosse laineuse de
trois chameaux paisibles, ou ce funambule bondissant sur sa corde
au-dessus de voilures bleues ondulant comme la mer sous le vent.
Des intertitres annoncent les chapitres de ces films qui se lisent
comme des poèmes. Des plans fixes sur un détail de statuaire, le motif
d'un tapis ou une composition harmonieuse (un sabre couché en travers
d'une corbeille pleine de fruits rouges posés sur du blé) ouvrent
d'innombrables portes vers d'autres histoires.