La Croix, France
Jeudi 30 Mai 2013
ENQUETE Ces Arméniens que la Turquie voudrait oublier
Une recherche passionnante qui montre combien la mémoire du génocide
reste omniprésente dans la Turquie d'aujourd'hui
par: GAULMYN Isabelle de
La Turquie et le fantôme arménien de Laure Marchand et Guillaume
Perrier. Actes Sud, 218 p., 23 EUR
A Marseille, sur les flancs de la colline du Verduron, les petites
maisons basses, en étages, font penser aux paysages des campagnes de
Turquie. Ici, les réfugiés arméniens, rescapés du génocide, qui
débarquaient dans les années 1920 sur le port, ont reconstruit un bout
d'Anatolie. De la Cité phocéenne, l'ouvrage La Turquie et le fantôme
arménien emmène le lecteur dans une passionnante enquête sur la trace
des communautés arméniennes, d'Istanbul à la frontière irakienne, de
la mer Noire à la Méditerranée.
Laure Marchand et Guillaume Perrier, respectivement journalistes au
Figaro et au Monde, remontent une piste, mais ne remontent pas le
temps. Voilà un livre qui ne parle pas des Arméniens à l'époque du
génocide, mais de la manière dont leur mémoire, et parfois leurs
descendants, affleurent aujourd'hui un peu partout dans le pays.
La thèse des deux auteurs, c'est que dans un pays malade d'un passé
qu'il refuse d'assumer, la composante arménienne est loin d'avoir
disparu, et continue de hanter les mémoires. Elle est dans les oublis
des discours, les destructions de patrimoine, les changements de noms,
les secrets de famille, comme un immense album photo dont on ne
parviendrait pas à masquer les silhouettes Cette quête les mène
jusqu'aux « cryptos arméniens », descendants de femmes sauvées du
génocide par des musulmans qui les ont épousées, et qui, au soir de
leur vie, ont transmis leur lourd secret. Sous la pression de livres,
films, documentaires, le couvercle commence à sauter sur le silence
qui entourait ces « restes de l'épée », terme qui désignait les
survivants: des Turcs demandent le baptême, et retrouvent le chemin de
l'église. Des descendants qui ont eu en une double peine: celle de
devoir nier une partie de leurs racines, et celle de se sentir encore
rejetés par les Arméniens de l'exil, qui refusent de reconnaître ces «
convertis », sauvés par « l'ennemi ».
Les deux journalistes dissèquent les efforts des gouvernements turcs,
dans la perspective d'une intégration européenne, pour renouer avec
l'Arménie voisine, sans pour autant reconnaître les massacres de 1915.
Tout est bon, y compris le football Ils consacrent un beau chapitre
aux « Justes » turcs, ceux qui se sont élevés, au péril de leur vie,
contre le génocide arménien. Plus largement, l'ouvrage, avec une belle
objectivité, rend hommage à ces intellectuels turcs qui se battent
pour sortir leur pays du déni. « Comme nous avons fondé notre
existence sur la disparition d'une autre entité (à l'époque, 30 % de
la population), tout discours sur cette entité provoque en nous de la
peur et de l'effroi », écrit dans une splendide préface l'historien
turc Taner Akçam, pour qui « la difficulté d'aborder le problème
arménien repose sur cette dialectique de l'être et du néant ». À
méditer, à l'heure où, dans les pays voisins que sont la Syrie ou
l'Irak, la question de la survie des minorités chrétiennes est
désormais aussi posée.
Jeudi 30 Mai 2013
ENQUETE Ces Arméniens que la Turquie voudrait oublier
Une recherche passionnante qui montre combien la mémoire du génocide
reste omniprésente dans la Turquie d'aujourd'hui
par: GAULMYN Isabelle de
La Turquie et le fantôme arménien de Laure Marchand et Guillaume
Perrier. Actes Sud, 218 p., 23 EUR
A Marseille, sur les flancs de la colline du Verduron, les petites
maisons basses, en étages, font penser aux paysages des campagnes de
Turquie. Ici, les réfugiés arméniens, rescapés du génocide, qui
débarquaient dans les années 1920 sur le port, ont reconstruit un bout
d'Anatolie. De la Cité phocéenne, l'ouvrage La Turquie et le fantôme
arménien emmène le lecteur dans une passionnante enquête sur la trace
des communautés arméniennes, d'Istanbul à la frontière irakienne, de
la mer Noire à la Méditerranée.
Laure Marchand et Guillaume Perrier, respectivement journalistes au
Figaro et au Monde, remontent une piste, mais ne remontent pas le
temps. Voilà un livre qui ne parle pas des Arméniens à l'époque du
génocide, mais de la manière dont leur mémoire, et parfois leurs
descendants, affleurent aujourd'hui un peu partout dans le pays.
La thèse des deux auteurs, c'est que dans un pays malade d'un passé
qu'il refuse d'assumer, la composante arménienne est loin d'avoir
disparu, et continue de hanter les mémoires. Elle est dans les oublis
des discours, les destructions de patrimoine, les changements de noms,
les secrets de famille, comme un immense album photo dont on ne
parviendrait pas à masquer les silhouettes Cette quête les mène
jusqu'aux « cryptos arméniens », descendants de femmes sauvées du
génocide par des musulmans qui les ont épousées, et qui, au soir de
leur vie, ont transmis leur lourd secret. Sous la pression de livres,
films, documentaires, le couvercle commence à sauter sur le silence
qui entourait ces « restes de l'épée », terme qui désignait les
survivants: des Turcs demandent le baptême, et retrouvent le chemin de
l'église. Des descendants qui ont eu en une double peine: celle de
devoir nier une partie de leurs racines, et celle de se sentir encore
rejetés par les Arméniens de l'exil, qui refusent de reconnaître ces «
convertis », sauvés par « l'ennemi ».
Les deux journalistes dissèquent les efforts des gouvernements turcs,
dans la perspective d'une intégration européenne, pour renouer avec
l'Arménie voisine, sans pour autant reconnaître les massacres de 1915.
Tout est bon, y compris le football Ils consacrent un beau chapitre
aux « Justes » turcs, ceux qui se sont élevés, au péril de leur vie,
contre le génocide arménien. Plus largement, l'ouvrage, avec une belle
objectivité, rend hommage à ces intellectuels turcs qui se battent
pour sortir leur pays du déni. « Comme nous avons fondé notre
existence sur la disparition d'une autre entité (à l'époque, 30 % de
la population), tout discours sur cette entité provoque en nous de la
peur et de l'effroi », écrit dans une splendide préface l'historien
turc Taner Akçam, pour qui « la difficulté d'aborder le problème
arménien repose sur cette dialectique de l'être et du néant ». À
méditer, à l'heure où, dans les pays voisins que sont la Syrie ou
l'Irak, la question de la survie des minorités chrétiennes est
désormais aussi posée.