Causeur, France
8 mai 2013
Arménie : au-delà du génocide
Entretien avec Jean-Pierre Mahé
L'histoire de l'Arménie ne s'est pas, heureusement, arrêtée avec le
génocide de 1915. Mais elle n'a pas non plus commencé avec lui. La
somme publiée par Annie et Jean-Pierre Mahé explore le long passé,
souvent tourmenté, de ce peuple, et explique comment une identité et
une culture qui n'ont jamais vraiment coïncidé avec un territoire,
mais qu'une très antique diaspora a façonnées, ont survécu à travers
les siècles. Reste le trou noir, l'épreuve de la mort de masse, dont
un noyau dur résiste à la compréhension. En effet, si le pays de
l'Arche a connu toutes les invasions depuis l'Antiquité, il a aussi
été, en 1915, le laboratoire de l'entreprise génocidaire moderne.
Cette qualification, admise par la plupart des historiens, a reçu la
sanctification de la loi française en 2001 et 2012.
Cette ingérence politique dans la recherche historique a provoqué la
mobilisation de nombreux historiens, rassemblés par Pierre Nora sous
l'étendard « Liberté pour l'Histoire ». Les entretiens que nous ont
accordés Jean-Pierre Mahé et Pierre Nora explicitent les termes de la
polémique, à défaut de la trancher. Qualifier ou non de « génocide »
les atrocités subies par les Arméniens en Turquie revient, en effet, à
poser la question lancinante des lois mémorielles. Pour Jean-Pierre
Mahé, la loi reste la moins mauvaise des solutions pour lutter contre
le négationnisme d'État turc. Tout en condamnant cette politique du
déni, Pierre Nora redoute que les chercheurs subissent les
conséquences de textes adoptés pour satisfaire des clientèles
électorales. Que l'on penche pour l'un ou l'autre, on conviendra que
la question arménienne dépasse largement l'Arménie.
Propos recueillis par Gil Mihaely et Jérome Leroy
Causeur. Raconter l'histoire de l'Arménie, c'est, selon vous, vouloir
« saisir l'insaisissable ». Si l'identité arménienne a montré un tel
instinct de survie dans l'Histoire, elle doit avoir de solides
fondations...
Jean-Pierre Mahé. C'est exact. Dès les Ve et VIe siècles, les deux
éléments constitutifs d'une identité spécifique, la religion et la
langue, sont là. La langue est connue par son écriture, apparue dès le
Ve siècle. On a longtemps cru que c'était une langue iranienne. On
sait, depuis une trentaine d'années, qu'elle appartient, avec le grec
et l'albanais, à la branche balkanique de l'indo-européen. Les
Arméniens sont un peuple occidental qui est allé très loin en Orient
pour s'enraciner dans le Caucase et en Asie mineure et se retrouver à
la limite de deux civilisations, la Méditerranée et l'océan Indien.
Si les Arméniens ont une langue spécifique, ils partagent leur
religion avec pas mal d'autres peuples...
Oui, mais ils ont très rapidement développé leur manière propre d'être
chrétiens ! Leur conversion officielle date du IVe siècle, peu avant
celle de Constantin, mais les régions méridionales du pays avaient été
pénétrées par le christianisme dès le IIe siècle. Au VIe siècle, ils
prennent leurs distances avec l'empereur byzantin Justinien, qui
voulait obliger toutes les ethnies de l'Empire à célébrer la liturgie
en grec. Ils arrivent à imposer le culte dans leur langue
vernaculaire.
Quels sont, à cette époque, les contours politiques et géographiques
de l'Arménie ?
À l'origine, c'est un pays fragmenté et divisé en cantons, un peu à la
façon suisse, qui correspondent chacun à une vallée soumise à la
famille possédant la terre. Pour mieux se défendre, ces familles se
fédèrent jusqu'à former, petit à petit, une entité gouvernée par un
roi, primus inter pares qui n'a même pas le droit de choisir les
grands officiers du royaume.
[...]
Histoire de l'Arménie des origines à nos jours, Annie et Jean-Pierre
Mahé, Perrin, 2012
http://www.causeur.fr/armenie-genocide-turquie,22423
8 mai 2013
Arménie : au-delà du génocide
Entretien avec Jean-Pierre Mahé
L'histoire de l'Arménie ne s'est pas, heureusement, arrêtée avec le
génocide de 1915. Mais elle n'a pas non plus commencé avec lui. La
somme publiée par Annie et Jean-Pierre Mahé explore le long passé,
souvent tourmenté, de ce peuple, et explique comment une identité et
une culture qui n'ont jamais vraiment coïncidé avec un territoire,
mais qu'une très antique diaspora a façonnées, ont survécu à travers
les siècles. Reste le trou noir, l'épreuve de la mort de masse, dont
un noyau dur résiste à la compréhension. En effet, si le pays de
l'Arche a connu toutes les invasions depuis l'Antiquité, il a aussi
été, en 1915, le laboratoire de l'entreprise génocidaire moderne.
Cette qualification, admise par la plupart des historiens, a reçu la
sanctification de la loi française en 2001 et 2012.
Cette ingérence politique dans la recherche historique a provoqué la
mobilisation de nombreux historiens, rassemblés par Pierre Nora sous
l'étendard « Liberté pour l'Histoire ». Les entretiens que nous ont
accordés Jean-Pierre Mahé et Pierre Nora explicitent les termes de la
polémique, à défaut de la trancher. Qualifier ou non de « génocide »
les atrocités subies par les Arméniens en Turquie revient, en effet, à
poser la question lancinante des lois mémorielles. Pour Jean-Pierre
Mahé, la loi reste la moins mauvaise des solutions pour lutter contre
le négationnisme d'État turc. Tout en condamnant cette politique du
déni, Pierre Nora redoute que les chercheurs subissent les
conséquences de textes adoptés pour satisfaire des clientèles
électorales. Que l'on penche pour l'un ou l'autre, on conviendra que
la question arménienne dépasse largement l'Arménie.
Propos recueillis par Gil Mihaely et Jérome Leroy
Causeur. Raconter l'histoire de l'Arménie, c'est, selon vous, vouloir
« saisir l'insaisissable ». Si l'identité arménienne a montré un tel
instinct de survie dans l'Histoire, elle doit avoir de solides
fondations...
Jean-Pierre Mahé. C'est exact. Dès les Ve et VIe siècles, les deux
éléments constitutifs d'une identité spécifique, la religion et la
langue, sont là. La langue est connue par son écriture, apparue dès le
Ve siècle. On a longtemps cru que c'était une langue iranienne. On
sait, depuis une trentaine d'années, qu'elle appartient, avec le grec
et l'albanais, à la branche balkanique de l'indo-européen. Les
Arméniens sont un peuple occidental qui est allé très loin en Orient
pour s'enraciner dans le Caucase et en Asie mineure et se retrouver à
la limite de deux civilisations, la Méditerranée et l'océan Indien.
Si les Arméniens ont une langue spécifique, ils partagent leur
religion avec pas mal d'autres peuples...
Oui, mais ils ont très rapidement développé leur manière propre d'être
chrétiens ! Leur conversion officielle date du IVe siècle, peu avant
celle de Constantin, mais les régions méridionales du pays avaient été
pénétrées par le christianisme dès le IIe siècle. Au VIe siècle, ils
prennent leurs distances avec l'empereur byzantin Justinien, qui
voulait obliger toutes les ethnies de l'Empire à célébrer la liturgie
en grec. Ils arrivent à imposer le culte dans leur langue
vernaculaire.
Quels sont, à cette époque, les contours politiques et géographiques
de l'Arménie ?
À l'origine, c'est un pays fragmenté et divisé en cantons, un peu à la
façon suisse, qui correspondent chacun à une vallée soumise à la
famille possédant la terre. Pour mieux se défendre, ces familles se
fédèrent jusqu'à former, petit à petit, une entité gouvernée par un
roi, primus inter pares qui n'a même pas le droit de choisir les
grands officiers du royaume.
[...]
Histoire de l'Arménie des origines à nos jours, Annie et Jean-Pierre
Mahé, Perrin, 2012
http://www.causeur.fr/armenie-genocide-turquie,22423