La Croix, France
25 aout 2014
Les petits exercices de mémoire de Melik Ohanian
Le Centre régional d'art contemporain de Sète propose « Stuttering »,
une exposition du sculpteur Melik Ohanian
Plus d'une trentaine d'Ã…`uvres tissent entre elles de subtiles
correspondances. Une divagation poétique sur la distance temporelle ou
spatiale qui change notre appréhension du réel.
Dans la dernière salle de l'exposition de Melik Ohanian au Centre
régional d'art contemporain (Crac) de Sète, un vaste écran au sol
présente en images pixellisées une spectaculaire collision de notre
Voie lactée avec la galaxie d'Andromède. D'après la Nasa, cette
explosion de milliards d'étoiles devrait se produire dans quatre
milliards d'années. L'artiste l'a modélisée par ordinateur pour livrer
ce saut de géant dans le temps et dans l'espace au regard duquel le
destin des hommes et de leur minuscule planète paraît dérisoire.
Depuis le premier étage du Crac, les visiteurs avaient déjà été
invités à contempler cette Å`uvre, de haut, manière d'insister sur les
différents points de vue qui modifient la perception d'un même
phénomène.
Ce thème revient comme un leitmotiv tout le long du parcours imaginé
par l'artiste, en lien avec le commissaire indépendant Ami Barak. Par
exemple, dans ces photographies du jardin botanique de Palerme,
d'abord mises au point sur le premier plan, puis sur le lointain, qui
alternent dans des caissons lumineux à un rythme rapide. Leur
Stuttering (bégaiement) a donné son titre à l'exposition.
Petit-fils d'immigrés arméniens
Au fil des salles, plus d'une trentaine d'Ã…`uvres tissent entre elles
de subtiles correspondances. Des souvenirs personnels de l'artiste se
mêlent à la grande Histoire et à des faits divers énigmatiques. Et de
« fréquents clins d'Å`il à l'art cinématographique nous rappellent
qu'il est né Ã Lyon, la ville des frères Lumière », observe Noëlle
Tissier, la directrice du Crac. Petit-fils d'immigrés arméniens ayant
fui le génocide, Melik Ohanian évoque ce drame dans Concrete Tears,
3451, 3 451 larmes de béton suspendues dans l'air correspondant au
nombre de kilomètres séparant Erevan et la France.
Il a aussi glissé dans l'espace Red Memory des photographies de Rajak
Ohanian, son père, imprimées sur des films transparents rouges, comme
des filtres conditionnant encore son propre regard. Un hommage à la
lueur pourpre du laboratoire paternel qui l'impressionnait enfant.
Réflexions sur le passage du temps et la mémoire
Non loin de ces Å`uvres, les Girls of Chilwell (« Les Filles de Gilwell
») renvoient à une autre tragédie de la Première Guerre mondiale?:
l'explosion en Angleterre en 1918 d'une fabrique d'obus bourrés de
nitroglycérine qui fit 134 victimes, en majorité des ouvrières. En
s'inspirant de photographies d'époque, l'artiste a représenté trois
d'entre elles en train de manipuler les obus, figées dans un pltre
immaculé¦ Une image arrêtée juste avant la catastrophe??
Dans la salle suivante, la collision intergalactique de la Voie lactée
semble accomplir le drame, Ã l'échelle du cosmos. Un tract distribué
dans l'exposition renchérit avec ironie?: « All all things fall apart
» (toutes les choses, absolument toutes, s'effondrent). Ailleurs, les
lettres de mots sculptés en relief s'évanouissent dans le mur,
modifiant leur sens. Des récits gravés deviennent presque invisibles¦
Au-delà de ces réflexions sur le passage du temps et la mémoire,
l'exposition prend aussi parfois des accents politiques. Ainsi, dans
cette Å`uvre lumineuse, Transvariation, évoquant le réchauffement
climatique, non loin d'un fragile globe de verre posé sur un
socle-miroir. Autre exemple, Days, une vidéo réalisée en 2011 alors
que l'artiste avait été invité à exposer à la Biennale de Sharjah,
dans les Émirats.
Des ouvrières de Chilwell aux forçats de Dubaï
Souhaitant filmer la condition d'ouvriers construisant Dubaï et
relégués dans un camp en plein désert, l'artiste a imaginé de se
mettre comme eux au travail et de btir chaque jour 100 mètres de
rails de travelling grce auxquels sa caméra s'introduirait peu à peu
au milieu des baraquements. Une façon de tenter de réduire la distance
entre l'artiste et son sujet, de chercher à approcher au plus près le
réel, via l'expérience directe du corps, comme dans une autre Å`uvre,
Earth Partitions¦
Des ouvrières de Chilwell aux forçats de Dubaï, le destin de la classe
ouvrière et ses luttes réapparaît encore dans une sculpture ironique
en aluminium montrant un mégaphone littéralement soudé Ã un grand
socle cubique, comme définitivement réduit au silence. Dans les images
« rouges » du père de Melik Ohanian, prises au cÅ`ur des années 1960,
semble enfouie aussi une certaine nostalgie de révoltes passées¦
Melik Ohanian se refuse cependant à tout discours militant. La seule
invitation subversive de l'artiste tient dans son mystérieux Datcha
Project, présenté au cÅ`ur du parcours. Cette résidence en Arménie,
dont l'artiste ne nous livre qu'une maquette dans un paysage désolé et
une photographie de la vue sur une majestueuse colline, a été définie
par ses soins comme une forteresse qui résiste à notre époque?: une «
zone de non-production ». L'artiste prévoit d'y inviter des personnes
de cultures et d'horizons différents à partager un moment, sans
programme établi. Existe-t-elle vraiment, est-ce une pure utopie?? Ã
chacun d'habiter en rêve cet espace et ce temps ouverts¦
-----------------------------
Repères biographiques
1969. Naissance à Lyon. Son père, Rajak Ohanian, est photographe. Son
frère aîné, Vartan, réalise des films documentaires sur des groupes de
rock ou de punk. Melik l'assiste parfois à la caméra.
1988-1994. Il étudie à l'École des beaux-arts de Montpellier, puis de Lyon.
2001. Première exposition à la galerie Chantal Crousel à Paris.
2002. Son installation « Island of an Island » sur une île apparue
au large de l'Islande est exposée pour l'inauguration du Palais de
Tokyo, Ã Paris.
2004. Il représente la France à la Biennale de Sao Paulo, avec «
Seven minutes before », sept écrans montrant simultanément, avec
différents points de vue, les minutes précédant l'explosion d'un
camping-car dans le Vercors.
2007. Il expose à la 52e Biennale de Venise.
2008. « From the Voice to the Hand », exposition dans quinze lieux
d'ÃŽle-de-France.
2014. « Stuttering », expostion à Sète jusqu'au 21 septembre.
Sabine Gignoux (Ã Sète)
http://www.la-croix.com/Culture/Expositions/Les-petits-exercices-de-memoire-de-Melik-Ohanian-2014-08-25-1196119
From: Baghdasarian
25 aout 2014
Les petits exercices de mémoire de Melik Ohanian
Le Centre régional d'art contemporain de Sète propose « Stuttering »,
une exposition du sculpteur Melik Ohanian
Plus d'une trentaine d'Ã…`uvres tissent entre elles de subtiles
correspondances. Une divagation poétique sur la distance temporelle ou
spatiale qui change notre appréhension du réel.
Dans la dernière salle de l'exposition de Melik Ohanian au Centre
régional d'art contemporain (Crac) de Sète, un vaste écran au sol
présente en images pixellisées une spectaculaire collision de notre
Voie lactée avec la galaxie d'Andromède. D'après la Nasa, cette
explosion de milliards d'étoiles devrait se produire dans quatre
milliards d'années. L'artiste l'a modélisée par ordinateur pour livrer
ce saut de géant dans le temps et dans l'espace au regard duquel le
destin des hommes et de leur minuscule planète paraît dérisoire.
Depuis le premier étage du Crac, les visiteurs avaient déjà été
invités à contempler cette Å`uvre, de haut, manière d'insister sur les
différents points de vue qui modifient la perception d'un même
phénomène.
Ce thème revient comme un leitmotiv tout le long du parcours imaginé
par l'artiste, en lien avec le commissaire indépendant Ami Barak. Par
exemple, dans ces photographies du jardin botanique de Palerme,
d'abord mises au point sur le premier plan, puis sur le lointain, qui
alternent dans des caissons lumineux à un rythme rapide. Leur
Stuttering (bégaiement) a donné son titre à l'exposition.
Petit-fils d'immigrés arméniens
Au fil des salles, plus d'une trentaine d'Ã…`uvres tissent entre elles
de subtiles correspondances. Des souvenirs personnels de l'artiste se
mêlent à la grande Histoire et à des faits divers énigmatiques. Et de
« fréquents clins d'Å`il à l'art cinématographique nous rappellent
qu'il est né Ã Lyon, la ville des frères Lumière », observe Noëlle
Tissier, la directrice du Crac. Petit-fils d'immigrés arméniens ayant
fui le génocide, Melik Ohanian évoque ce drame dans Concrete Tears,
3451, 3 451 larmes de béton suspendues dans l'air correspondant au
nombre de kilomètres séparant Erevan et la France.
Il a aussi glissé dans l'espace Red Memory des photographies de Rajak
Ohanian, son père, imprimées sur des films transparents rouges, comme
des filtres conditionnant encore son propre regard. Un hommage à la
lueur pourpre du laboratoire paternel qui l'impressionnait enfant.
Réflexions sur le passage du temps et la mémoire
Non loin de ces Å`uvres, les Girls of Chilwell (« Les Filles de Gilwell
») renvoient à une autre tragédie de la Première Guerre mondiale?:
l'explosion en Angleterre en 1918 d'une fabrique d'obus bourrés de
nitroglycérine qui fit 134 victimes, en majorité des ouvrières. En
s'inspirant de photographies d'époque, l'artiste a représenté trois
d'entre elles en train de manipuler les obus, figées dans un pltre
immaculé¦ Une image arrêtée juste avant la catastrophe??
Dans la salle suivante, la collision intergalactique de la Voie lactée
semble accomplir le drame, Ã l'échelle du cosmos. Un tract distribué
dans l'exposition renchérit avec ironie?: « All all things fall apart
» (toutes les choses, absolument toutes, s'effondrent). Ailleurs, les
lettres de mots sculptés en relief s'évanouissent dans le mur,
modifiant leur sens. Des récits gravés deviennent presque invisibles¦
Au-delà de ces réflexions sur le passage du temps et la mémoire,
l'exposition prend aussi parfois des accents politiques. Ainsi, dans
cette Å`uvre lumineuse, Transvariation, évoquant le réchauffement
climatique, non loin d'un fragile globe de verre posé sur un
socle-miroir. Autre exemple, Days, une vidéo réalisée en 2011 alors
que l'artiste avait été invité à exposer à la Biennale de Sharjah,
dans les Émirats.
Des ouvrières de Chilwell aux forçats de Dubaï
Souhaitant filmer la condition d'ouvriers construisant Dubaï et
relégués dans un camp en plein désert, l'artiste a imaginé de se
mettre comme eux au travail et de btir chaque jour 100 mètres de
rails de travelling grce auxquels sa caméra s'introduirait peu à peu
au milieu des baraquements. Une façon de tenter de réduire la distance
entre l'artiste et son sujet, de chercher à approcher au plus près le
réel, via l'expérience directe du corps, comme dans une autre Å`uvre,
Earth Partitions¦
Des ouvrières de Chilwell aux forçats de Dubaï, le destin de la classe
ouvrière et ses luttes réapparaît encore dans une sculpture ironique
en aluminium montrant un mégaphone littéralement soudé Ã un grand
socle cubique, comme définitivement réduit au silence. Dans les images
« rouges » du père de Melik Ohanian, prises au cÅ`ur des années 1960,
semble enfouie aussi une certaine nostalgie de révoltes passées¦
Melik Ohanian se refuse cependant à tout discours militant. La seule
invitation subversive de l'artiste tient dans son mystérieux Datcha
Project, présenté au cÅ`ur du parcours. Cette résidence en Arménie,
dont l'artiste ne nous livre qu'une maquette dans un paysage désolé et
une photographie de la vue sur une majestueuse colline, a été définie
par ses soins comme une forteresse qui résiste à notre époque?: une «
zone de non-production ». L'artiste prévoit d'y inviter des personnes
de cultures et d'horizons différents à partager un moment, sans
programme établi. Existe-t-elle vraiment, est-ce une pure utopie?? Ã
chacun d'habiter en rêve cet espace et ce temps ouverts¦
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Repères biographiques
1969. Naissance à Lyon. Son père, Rajak Ohanian, est photographe. Son
frère aîné, Vartan, réalise des films documentaires sur des groupes de
rock ou de punk. Melik l'assiste parfois à la caméra.
1988-1994. Il étudie à l'École des beaux-arts de Montpellier, puis de Lyon.
2001. Première exposition à la galerie Chantal Crousel à Paris.
2002. Son installation « Island of an Island » sur une île apparue
au large de l'Islande est exposée pour l'inauguration du Palais de
Tokyo, Ã Paris.
2004. Il représente la France à la Biennale de Sao Paulo, avec «
Seven minutes before », sept écrans montrant simultanément, avec
différents points de vue, les minutes précédant l'explosion d'un
camping-car dans le Vercors.
2007. Il expose à la 52e Biennale de Venise.
2008. « From the Voice to the Hand », exposition dans quinze lieux
d'ÃŽle-de-France.
2014. « Stuttering », expostion à Sète jusqu'au 21 septembre.
Sabine Gignoux (Ã Sète)
http://www.la-croix.com/Culture/Expositions/Les-petits-exercices-de-memoire-de-Melik-Ohanian-2014-08-25-1196119
From: Baghdasarian