Le Monde, France
3 janvier 2014 vendredi
Le citoyen et les lois mémorielles
LE MONDE DES LIVRES; Pg. 8
C'EST PRÉVU POUR 2015. Le président de la République a fait savoir
qu'il présenterait un projet de loi permettant de réprimer la négation
du génocide des Arméniens. La date est évidemment d'une grande portée
symbolique : le centenaire du génocide dans l'Empire turc, pendant la
Grande Guerre, en 1915. François Hollande s'inscrit ici dans un débat
déjà ancien. Depuis les années 2000, il y a eu plusieurs tentatives
parlementaires pour faire aboutir une telle mesure. La loi votée en ce
sens en 2011 a finalement été rejetée par le Conseil constitutionnel.
Ces enjeux s'apparentent à un feuilletage de questions qui dépassent
cette chronique, mais il y a fort à parier que le processus législatif
évoqué par la présidence relancera les discussions sur les lois dites
" mémorielles ".
C'est que, pour tout un ensemble d'historiens (René Rémond, Pierre
Nora ), la loi n'a pas à interférer avec leur discipline ; il faut
défendre la " liberté pour l'histoire ". L'expression " lois
mémorielles ", qui s'est ainsi largement répandue, comporte donc
souvent une connotation négative. Elle recouvre notamment la loi
Gayssot (1990, qui permet de sanctionner ceux qui nient l'existence de
la Shoah), la loi Taubira (2001, sur la traite et l'esclavage) et
celle, seulement déclarative, qui stipule : " La France reconnaît
publiquement le génocide arménien de 1915 " (2001). Elle vise aussi la
loi de 2005, d'une tout autre orientation : " portant reconnaissance
de la Nation et contribution nationale en faveur des Français
rapatriés " ; son article 4 disait : " Les programmes scolaires
reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord ( ) ". L'espace public s'était
enflammé sur ce passage, véritable injonction " colonialiste " aux
professeurs, tant et si bien qu'il avait été retiré. Pour se rappeler
comment, dans les débats d'alors, s'entremêlent mémoires, stratégies
politiques et lutte des historiens, on relira avec intérêt le livre
d'histoire " à chaud " qu'écrivit Romain Bertrand (Mémoires d'Empire,
Le Croquant, 2006). Il reste une analyse fine dont on tire profit pour
comprendre ce qui ne cesse de se rejouer. Une mission d'information de
l'Assemblée nationale avait, après cette affaire, préconisé la retenue
du Parlement en matière de " lois mémorielles ".
Valeur universelle
Les partisans de " la liberté pour l'histoire " avaient ainsi prouvé
une influence médiatique et politique certaine. Avaient-ils, pour
autant, bien posé le problème ? Un numéro récent de la Revue
arménienne des questions contemporaines (" Légiférer sur la
contestation des génocides : débats et enjeux ", décembre 2012) permet
de se faire un avis informé. L'historien Boris Adjemian y interroge à
juste titre la notion même de " lois mémorielles " qui unifie des
textes à visée et à portée différentes. Dans le même numéro, Gérard
Noiriel remarque aussi que, lors des discussions de 2005, " en mettant
sur le même plan des lois qui condamnent le racisme, l'esclavage, les
génocides et une loi qui fait l'apologie de la colonisation, cette
offensive a permis au gouvernement de désamorcer la polémique ". Bref,
on saisit bien que la notion de " lois mémorielles " est un concept de
combat, qui ne va pas de soi. Il est souvent brandi par ceux qui
considèrent que les mémoires " particulières " (juives, arméniennes,
etc.), soutenues par la loi, fragmentent l'unité nationale et le "
pacte républicain ". Derrière la noble cause de l'histoire-science,
les dénonciations systématiques des " lois mémorielles " minimisent
ainsi la valeur universelle de ces politiques de mémoire et
affaiblissent l'espace public démocratique dans sa capacité à parler
d'histoire.
From: Baghdasarian
3 janvier 2014 vendredi
Le citoyen et les lois mémorielles
LE MONDE DES LIVRES; Pg. 8
C'EST PRÉVU POUR 2015. Le président de la République a fait savoir
qu'il présenterait un projet de loi permettant de réprimer la négation
du génocide des Arméniens. La date est évidemment d'une grande portée
symbolique : le centenaire du génocide dans l'Empire turc, pendant la
Grande Guerre, en 1915. François Hollande s'inscrit ici dans un débat
déjà ancien. Depuis les années 2000, il y a eu plusieurs tentatives
parlementaires pour faire aboutir une telle mesure. La loi votée en ce
sens en 2011 a finalement été rejetée par le Conseil constitutionnel.
Ces enjeux s'apparentent à un feuilletage de questions qui dépassent
cette chronique, mais il y a fort à parier que le processus législatif
évoqué par la présidence relancera les discussions sur les lois dites
" mémorielles ".
C'est que, pour tout un ensemble d'historiens (René Rémond, Pierre
Nora ), la loi n'a pas à interférer avec leur discipline ; il faut
défendre la " liberté pour l'histoire ". L'expression " lois
mémorielles ", qui s'est ainsi largement répandue, comporte donc
souvent une connotation négative. Elle recouvre notamment la loi
Gayssot (1990, qui permet de sanctionner ceux qui nient l'existence de
la Shoah), la loi Taubira (2001, sur la traite et l'esclavage) et
celle, seulement déclarative, qui stipule : " La France reconnaît
publiquement le génocide arménien de 1915 " (2001). Elle vise aussi la
loi de 2005, d'une tout autre orientation : " portant reconnaissance
de la Nation et contribution nationale en faveur des Français
rapatriés " ; son article 4 disait : " Les programmes scolaires
reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française
outre-mer, notamment en Afrique du Nord ( ) ". L'espace public s'était
enflammé sur ce passage, véritable injonction " colonialiste " aux
professeurs, tant et si bien qu'il avait été retiré. Pour se rappeler
comment, dans les débats d'alors, s'entremêlent mémoires, stratégies
politiques et lutte des historiens, on relira avec intérêt le livre
d'histoire " à chaud " qu'écrivit Romain Bertrand (Mémoires d'Empire,
Le Croquant, 2006). Il reste une analyse fine dont on tire profit pour
comprendre ce qui ne cesse de se rejouer. Une mission d'information de
l'Assemblée nationale avait, après cette affaire, préconisé la retenue
du Parlement en matière de " lois mémorielles ".
Valeur universelle
Les partisans de " la liberté pour l'histoire " avaient ainsi prouvé
une influence médiatique et politique certaine. Avaient-ils, pour
autant, bien posé le problème ? Un numéro récent de la Revue
arménienne des questions contemporaines (" Légiférer sur la
contestation des génocides : débats et enjeux ", décembre 2012) permet
de se faire un avis informé. L'historien Boris Adjemian y interroge à
juste titre la notion même de " lois mémorielles " qui unifie des
textes à visée et à portée différentes. Dans le même numéro, Gérard
Noiriel remarque aussi que, lors des discussions de 2005, " en mettant
sur le même plan des lois qui condamnent le racisme, l'esclavage, les
génocides et une loi qui fait l'apologie de la colonisation, cette
offensive a permis au gouvernement de désamorcer la polémique ". Bref,
on saisit bien que la notion de " lois mémorielles " est un concept de
combat, qui ne va pas de soi. Il est souvent brandi par ceux qui
considèrent que les mémoires " particulières " (juives, arméniennes,
etc.), soutenues par la loi, fragmentent l'unité nationale et le "
pacte républicain ". Derrière la noble cause de l'histoire-science,
les dénonciations systématiques des " lois mémorielles " minimisent
ainsi la valeur universelle de ces politiques de mémoire et
affaiblissent l'espace public démocratique dans sa capacité à parler
d'histoire.
From: Baghdasarian