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« En Turquie, les séquelles de cette guerre sont fortes »

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    REVUE DE PRESSE
    « En Turquie, les séquelles de cette guerre sont fortes »


    Mustafa Aksakal enseigne l'histoire moderne de l'Empire ottoman et
    l'histoire contemporaine de la Turquie à l'université de Georgetown, Ã
    Washington. Spécialiste des questions militaires, il a publié en 2008
    The Ottoman Road to War in 1914 : The Ottoman Empire and the First
    World War (Cambridge University Press) et travaille actuellement sur
    la société ottomane durant la Grande Guerre.

    Pourquoi la Turquie est-elle entrée en guerre aux côtés de l'Allemagne
    ? Quels étaient ses justifications officielles et ses objectifs réels
    ? Y a-t-il eu débat sur cet engagement ? Qui a poussé Ã cette entrée
    en guerre ? Qui s'y est opposé ?

    Les Ottomans sont entrés en guerre le 29 octobre 1914. Ils avaient
    signé une alliance secrète avec l'Allemagne dès le 2 août, en
    promettant à Berlin une intervention immédiate, contre les Russes dans
    le Caucase et contre les Britanniques en Egypte. Les dirigeants
    jeunes-turcs qui négocièrent cette alliance - le grand vizir, Saïd
    Halim Pacha, le ministre de la guerre, Ismail Enver Pacha, le ministre
    de l'intérieur, Talaat Pacha, et le président du Parlement, Halil Bey
    - la considéraient comme une initiative stratégique majeure qui
    mettrait un terme à l'isolement international et à la vulnérabilité de
    l'empire.

    Le comité ottoman Union et Progrès (CUP) et certaines unités
    militaires avaient lancé une attaque contre le Palais en 1908 et
    contraint le sultan Abdülhamid II Ã rétablir la Constitution de 1876
    et à annoncer la tenue d'élections dans tout l'empire. L'ouverture du
    Parlement échoua toutefois à instaurer la paix et la sécurité
    intérieures. A la suite des offensives italiennes de 1911-1912 en
    Afrique du Nord (Libye) et de 1912-1913 dans les Balkans, le
    gouvernement du CUP procéda à de profondes réformes militaires et
    adopta la conscription universelle. Il tenait par ailleurs la
    diplomatie comme un simple outil impérialiste aux mains des puissances
    occidentales. Influencés par les notions du darwinisme social, les
    dirigeants politiques et militaires s'attachèrent dès lors à édifier
    une société militarisée. Un journal proclama que l'empire serait sauvé
    « non pas par les principes vieillots du droit international, mais par
    la guerre ».

    Après la signature de l'alliance avec Berlin le 2 août 1914, le CUP
    réclama à l'Allemagne du personnel et de l'or. Il reçut également deux
    btiments de guerre, le SMS Goeben et le SMS Breslau. A partir du mois
    d'août, le gouvernement turc accéléra la mobilisation et les
    préparatifs militaires et retarda le plus possible son entrée en
    guerre. Comme d'autres pays neutres, la Turquie espérait tirer profit
    du conflit européen. Le gouvernement turc décréta unilatéralement que
    les capitulations - c'est-Ã-dire les privilèges juridiques et
    financiers des ressortissants étrangers dans l'Empire ottoman -
    seraient abolies à compter du 1er?octobre 1914. Cette mesure suscita
    une forte adhésion populaire dans tout l'Empire ottoman, car la presse
    la présenta comme un pas décisif vers l'émancipation du joug de
    l'impérialisme européen et vers la souveraineté. La décision de lancer
    en mer Noire l'attaque navale du 29 octobre 1914 contre des ports et
    des navires russes suscita les protestations et la démission de
    plusieurs ministres, parmi lesquels, notamment, le ministre des
    finances, Mehmed Javid Bey.

    Quelles étaient les options stratégiques des généraux et du
    gouvernement turcs pour contenir les Russes et les Britanniques ?

    En attaquant les Russes dans le Caucase en décembre 1914, et les
    Britanniques en Egypte en janvier 1915, les chefs militaires ottomans
    voulaient démontrer leur participation à l'effort de guerre des
    puissances de la Triple-Alliance. En obligeant la Russie et la
    Grande-Bretagne à maintenir des troupes dans le Caucase et en Egypte,
    les dirigeants ottomans revendiquaient leur droit de s'asseoir à la
    table des futures négociations de paix. Les stratèges ottomans
    voyaient aussi dans les vastes populations musulmanes du Caucase et
    d'Egypte des alliés potentiels, susceptibles de se ranger de leur côté
    le moment venu.

    Quelle a été l'évolution du rapport de forces entre les acteurs
    (Allemands, sultan, Jeunes-Turcs, partis, généraux) au fil du conflit
    ?

    Le CUP et le commandement militaire ont pris toutes les
    décisions-clés, jusqu'Ã la signature de l'armistice avec les
    Britanniques, le 30 octobre 1918. Ni le sultan ni aucun autre groupe
    politique en dehors du CUP n'a joué de rôle significatif. Les
    officiers allemands ont eu un rôle important sur plusieurs fronts, en
    particulier ceux du Sinaï et de Palestine, ainsi qu'Ã Gallipoli, dans
    les Dardanelles.

    Comment expliquer la politique de répression, Ã l'égard des Arméniens
    surtout, mais aussi des Juifs et des Arabes ?

    Après les guerres des Balkans, le CUP a eu de plus en plus tendance Ã
    voir les populations non musulmanes comme autant de menaces contre
    l'empire. Les réformes sur l'Arménie, signées le 8 février 1914,
    furent notamment considérées par le CUP comme la preuve que les
    grandes puissances fomentaient la partition de l'empire. Cet accord
    russo-turc prévoyait la nomination de deux gouverneurs européens à la
    tête des six provinces de l'Anatolie orientale de l'Empire ottoman :
    le Néerlandais Westenenk et le Norvégien Hoff.

    Après le déclenchement de la guerre, cet accord fut annulé et les
    inquiétudes du CUP s'intensifièrent. Le CUP doutait aussi de la
    loyauté des Kurdes habitant la même région, mais aussi de celle des
    maronites chrétiens du mont Liban, des juifs de Palestine et du chérif
    de La Mecque, Hussein Ben Ali. Lorsque le conflit se transforma en
    guerre totale, les tensions s'intensifièrent et finirent par se
    traduire en politiques étatiques de répression, de déportation et de
    violences extrêmes. Des réfugiées trient les munitions pour l'armée
    britannique au dépôt de Bagdad.

    L'effondrement du front palestinien en 1917 est-il dû uniquement à des
    raisons militaires, ou est-il la conséquence de la « désagrégation »
    de l'intérieur de l'empire, épuisé par plusieurs années de guerre ?

    Après la tentative manquée de l'Entente de forcer le blocus des
    détroits ottomans et de prendre Constantinople (Istanbul), Londres
    renforça ses moyens militaires en Egypte, notamment grce à des
    troupes de ses possessions impériales : Inde, Australie et
    Nouvelle-Zélande. Ces forces commencèrent à progresser vers le nord en
    1917, au moment où les moyens dont disposait l'armée ottomane pour
    ravitailler, équiper et transporter ses propres troupes étaient tombés
    Ã un niveau dangereusement bas. La révolution russe soulagea quelque
    peu le front ottoman du Caucase, ce qui permit aux Ottomans de
    contenir les Britanniques jusqu'Ã la moitié de l'année 1917. Mais, en
    décembre, les Britanniques s'emparaient de Jérusalem.

    La guerre a-t-elle provoqué la chute de l'empire et l'avènement du
    kémalisme ? Ou bien l'Empire turc se serait-il désagrégé même sans la
    guerre ?

    Il est impossible de savoir ce qui se serait passé si l'Empire ottoman
    n'avait pas pris part à une guerre totale en 1914. Il est important
    cependant de ne pas considérer que c'est l'issue de la première guerre
    mondiale qui lui a été fatale. Car les guerres des Balkans et la
    première guerre mondiale ont porté au pouvoir le CUP et lui ont permis
    de mettre en Å`uvre sa vision de l'avenir. Or, l'établissement d'une
    population musulmane homogène en Anatolie faisait partie de cette
    vision.

    Quelles traces la guerre a-t-elle laissées dans la politique actuelle
    de la Turquie et dans l'opinion publique ? A-t-elle favorisé le
    nationalisme ? Nourrit-elle une nostalgie de l'empire, ressuscitée par
    les tentatives d'hégémonie économique de l'AKP [Adalet ve Kalkınma
    Partisi, actuellement au pouvoir] ? A-t-elle motivé une réaffirmation
    du kémalisme au travers du désir d'Ankara d'intégrer l'Union
    européenne ?

    Les séquelles de cette guerre restent très fortes aujourd'hui encore
    en Turquie, et elles continuent de peser sur la politique intérieure
    et extérieure turque. Les politiciens invoquent cette guerre pour
    exhorter à l'unité nationale et à la loyauté envers l'Etat. Dans le
    discours public, on fait référence à cette guerre comme à un moment
    déterminant de l'histoire « turque » plutôt qu'ottomane. Le récit
    qu'on en fait met en valeur la résistance « turque » contre les
    adversaires tant intérieurs qu'extérieurs. Les remises en cause de
    l'autorité de l'Etat ont été durant tout le XXe siècle et sont
    aujourd'hui encore comparées aux années de guerre. La guerre -
    Gallipoli et Mustafa Kemal en particulier - incarnent à la fois la
    naissance et le salut de la « nation turque » et la confrontation
    actuelle de la Turquie avec un système international hostile.
    Aujourd'hui, beaucoup des reliquats de la guerre, qui, a priori,
    pourraient sembler contradictoires, sont associés. Le kémalisme,
    l'identité musulmane, le désir de voir la Turquie jouer un rôle
    économique plus important au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et le
    processus d'intégration à l'Union européenne ne font plus qu'un, et le
    fil directeur de cette idéologie, c'est l'expansion du pouvoir
    économique et politique et la victoire aux élections.

    (Traduit de l'anglais par Gilles Berton)

    Gaïdz Minassian

    Journaliste au Monde

    LE MONDE | 08.09.2014

    dimanche 16 novembre 2014,
    Stéphane ©armenews.com
    http://www.armenews.com/article.php3?id_article=105123



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